MODULATIONS POLITIQUES ET MANIPULATIONS SECURITAIRES DE LA PEUR


Lignes n°15, "la peur", octobre 2004

“Selon Lamarck, la situation du vivant dans le milieu est une situation que l’on peut dire désolante, et désolée”.

C’est ainsi que Canguilhem, dans une conférence de 1947 intitulée “Le vivant et son milieu” (1), présente en des termes moins scientifiques que pathétiques les concepts généraux du premier théoricien de l’évolution, à partir de la Philosophie zoologique de 1809.
Si l’évolution dérive d’une théorie de l’adaptation, c’est bien que le milieu est conçu originellement comme inadapté au processus vital, et plus propice à la mort qu’à la vie. Ce que met en évidence l’interprétation, citée par Canguilhem, qu’en donne Sainte-Beuve dans Volupté :

“M. de Lamarck séparait la vie d’avec la nature. (...) La vie n’y intervenait que comme un accident (...), une lutte prolongée avec plus ou moins de succès et d’équilibre çà et là, mais toujours finalement vaincue” (2).

Cet effort désespéré du vivant pour “coller à un milieu indifférent”, cette situation à la fois initiale et permanente de “désolation”, c’est le ressort même de la peur : sensation constante d’une précarité; moins d’une hostilité intentionnelle que d’un danger diffus, d’un isolement dans la défense de soi. Epreuve directe, animale, de l’émotion la plus intense (et la plus justifiée) : celle de la peur de mourir.
L’animation même de l’animalité est d’abord épreuve de cet affrontement au danger de mort ; sensation d’une menace constante pour la survie, face à laquelle la force de résistance est précisément cette puissance de désolation. En ce sens, la peur est sans doute le plus petit commun dénominateur de tous les êtres vivants, l’expression fondatrice de la vie elle-même, associant le biologique à l’émotionnel.
Ce que l’on questionnera ici, c’est la façon dont ce ressort émotionnel, naturel et fondamental, est en permanence retravaillé par le culturel; pressé, détendu, manipulé, réactivé; intentionnellement déclenché par les processus éducatifs et les modes de gestion institutionnels de l’existence. A tel point que l’usage de la peur semble être au coeur même de l’activité politique.

1. Fondation de la modernité politique dans la peur

Car si le milieu naturel peut être qualifié d’indifférent, puisque privé d’intention ; et si ses dangers, même les plus féroces, ne constituent pas une hostilité concertée, on ne saurait en dire autant du milieu culturel, où la violence intentionnelle prend le relais d’une brutalité aveugle. Lorsque Max Weber, dans sa conférence de 1919 sur “le métier et la vocation d’homme politique” (3) définit l’Etat comme “monopole de la violence physique légitime”, c’est bien prioritairement au ressort de la peur qu’il soumet l’injonction d’obéissance :

“Il va de soi que dans la réalité, des motifs extrêmement puissants, commandés par la peur ou par l’espoir, conditionnent l’obéissance des sujets - soit la peur d’une vengeance des puissances magiques ou des détenteurs du pouvoir, soit l’espoir en une récompense ici-bas ou dans l’autre monde.” (4)

L’obéissance au pouvoir ne peut ainsi s’obtenir que sous la menace du châtiment, et la légitimité n’est ici envisagée que comme synonyme de la légalité. S’il est constant que le recours à la violence constitue le moyen normal du pouvoir, l’époque moderne ne se distingue des précédentes que dans la mesure où ce moyen normal est monopolisé par un Etat de droit. Or, poser ce monopole de la violence comme garantie de la cohérence d’un corps social, c’est bien définir paradoxalement toute la modernité politique comme fondée sur le réflexe archaïque de la peur. Peur du pouvoir de coercition d’un système de gouvernement qui ne requiert pas d’autre facteur de cohésion, puisqu’il n’est jamais question, comme le montrera Foucault, que de prise de corps, et d’une force dissuasive à effet rigoureusement physique.

2. Menace et signal d’alarme

Or, à cette fondation archaïque de la modernité politique dans la peur de la répression, Weber ne cherche aucun principe originel de légitimité. C’est bien auparavant, deux siècles et demi plus tôt, chez Hobbes, qu’un tel principe est donné, et il l’est par une forme de redoublement : ce qui autorise l’Etat à produire la peur n’est rien d’autre...que la peur elle-même.
A la charnière entre la peur originelle de la nature et la peur politique du pouvoir, il y a donc tout simplement la peur constante des hommes; et le droit d’un pouvoir à intimer la peur du châtiment ne repose que sur sa capacité à neutraliser la peur de l’autre. C’est ce que le Léviathan, écrit en pleine guerre civile anglaise, met en évidence de la façon la plus concrète :

“Qu’il se demande quelle opinion il a de ses compatriotes, quand il voyage armé; de ses concitoyens, quand il verrouille ses portes; de ses enfants et de ses domestiques, quand il ferme ses coffres à clef. N’incrimine-t-il pas l’humanité par ses actes, autant que je le fais par mes paroles ?” (5)

On n’échappe ainsi à la désolation naturelle que par la prédation sociale, et à la prédation sociale que par la répression politique, dans une sorte de séquençage des terreurs successivement éprouvées, comme si tout corps n’était fondamentalement rien d’autre qu’une surface d’exposition à l’agression, et ne pouvait se représenter à lui-même que comme tel. C’est bien en effet de cette sensation primitive d’être exposé que relève la peur; et d’une exposition qui, donnant prise à l’autre sur soi, menace essentiellement non pas seulement l’intégrité physique, mais, au sens le plus profond, l’identité.
La menace est toujours celle d’une altération au sens plein du terme : peur d’une mutilation comme facteur d’aliénation, de dépossession de soi, de mort à soi-même. Ainsi Freud, dans l’Introduction à la psychanalyse, décrit-il “l’angoisse réelle” (à l’encontre de l’hystérie d’angoisse ou de la névrose phobique) comme la manifestation même de “l’instinct de conservation” (6), dans la droite ligne de la pensée de Lamarck. Or, dans le même temps, il décrit l’ “angoisse sociale” comme manifestation de ce qu’on pourrait appeler un instinct d’appartenance que, dans son texte de 1915 “Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort”, il place à l’origine de la conscience morale :

“Notre conscience morale n’est pas le juge inflexible pour lequel la font passer les moralistes, elle est à son origine angoisse sociale et rien d’autre. Là où la communauté abolit le blâme, cesse également la répression des appétits mauvais, et les hommes commettent des actes de cruauté, de perfidie, de trahison et de barbarie, dont on aurait tenu la possibilité comme inconciliable avec leur niveau de civilisation” (7).

Ainsi l’angoisse réelle est-elle à la conservation de la vie ce que l’angoisse sociale est au besoin d’appartenance : son signal d’alarme. Là où il se déclenche, c’est l’intégration du sujet dans la communauté qui est en cause, et la menace est alors moins celle de la rétorsion judiciaire que celle, plus originelle, du retour à la désolation. Ainsi, là où le corps social s’est érigé en garant de la sécurité, toute désaffiliation est perçue comme risque de mort, et produit, au-delà de la peur d’être physiquement tué, celle d’être mentalement désavoué. C’est cette peur ancestrale du retour à la désolation, qui est à l’origine de toutes les soumissions et de toutes les complicités. Peur infantile de l’abandon lié à la désobéissance, terreur nocturne des cauchemars enfantins; mais terreur réactivée à tous les niveaux d’une existence sociale.

3. Décomposer et désolidariser

Dans Souffrance en France, Christophe Dejours en montre les effets dans le monde du travail, où la précarisation croissante de l’emploi génère des situations authentiquement terrorisantes pour les travailleurs eux-mêmes :

“Pour l’heure, nous retiendrons que les travailleurs soumis à cette forme nouvelle de domination par le maniement managérial de la menace à la précarisation vivent constamment dans la peur. Cette peur est permanente et génère des conduites d’obéissance , voire de soumission. Elle casse la réciprocité entre les travailleurs, elle coupe le sujet de la souffrance de l’autre, qui souffre aussi, pourtant, de la même situation.” (8)

Une telle analyse montre avec évidence ce paradoxe, que la peur de la désaffiliation est productrice de désolidarisation : rassembler sur la peur, c’est nécessairement diviser, et si l’expression “diviser pour régner” prend tout son sens, c’est précisément dans un régime de la peur. Etre terrifié, c’est ne voir dans l’autre qu’un protecteur ou un rival, jamais un égal, et c’est pourquoi le régime social de la peur casse nécessairement les solidarités, et fait disparaître les processus d’identification à l’autre. La peur est ainsi dans son essence légitimatrice de l’exclusion et génératrice de discrimination. C’est en ce sens qu’on peut comprendre comment l’angoisse de perdre un emploi, loin de pousser à la revendication collective dans un front syndical, pousse au contraire, par un effet-gribouille d’angoisse de la désolation, à des conduites d’isolement. Si Maupassant qualifie la peur de “décomposition de l’âme”, on peut appliquer cet effet de décomposition au corps social tout entier.
En ce sens, la peur de l’exclusion a pour effet pervers de conduire à désigner les exclus, requalifiant ainsi les victimes d’un système discriminant en danger pour ce système.
Une telle position est au fondement même de l’idéologie sécuritaire, qui ne consiste en rien de moins qu’une perversion du principe politique de sécurité, ne cessant d’embrouiller et d’intervertir les différents registres de la peur. Dans la position de Hobbes en effet, on ne mettait fin à la peur de l’autre qu’en renonçant par contrat à sa propre liberté, c’est-à-dire en se soumettant, volontairement et de façon égalitaire, à la peur du monarque. Dès lors se constituait une solidarité au sens propre, puisque le corps social ne se constituait que de l’agrégat des corps des citoyens. Si la sécurité justifiait la soumission, elle ne pouvait ainsi se présenter que comme collective et solidaire. Si la forme contractuelle du pouvoir absolu exposait nécessairement aux abus de pouvoir, elle n’était du moins pas susceptible de générer la discrimination.

4. Idéologie sécuritaire et insécurité sociale

L’idéologie sécuritaire apparaît au contraire là où le clivage est au coeur du corps social, c’est-à-dire là où ce dernier ne constitue précisément pas un corps contractuellement identifiable. C’est là que le clivage érige la victime du système en danger, et le prédateur en protecteur, par une véritable interversion du rapport de domination, qui pervertit le régime de la peur. C’est ainsi que les idéologies ultra-nationalistes, en particulier dans les Balkans, se sont fait une spécialité de présenter en bourreaux les victimes de leurs discriminations, pour inscrire leurs propres exactions dans une logique victimaire d’auto-défense. Dès lors, les productions sécuritaires de la peur dans son propre camp fondent un droit à terroriser l’autre.

Présenter le politiquement faible comme dangereux pour le politiquement fort, ou le pauvre comme dangereux pour le riche, c’est ainsi présenter le dominant non comme profiteur, mais comme garant de l’ordre et de la sécurité; mais c’est aussi par là créer, par la discrimination, les conditions de l’insécurité sociale pour s’affirmer en recours sécuritaire. Un pouvoir républicain qui détruit le système de protection sociale sait qu’il livre mathématiquement une part de sa population à ce qui définit la terreur : la peur pour son corps. Mais en outre, là où l’Etat ne garantit plus cette sécurité minimale de l’accès au soin et du droit commun à la santé, celle-ci devient nécessairement l’objet non plus d’une protection, mais d’une transaction commerciale dans un régime assurantiel, tranformant un devoir public en service privé.
C’est dans la même logique qu’aux Etats-Unis, la privatisation des prisons dans certains Etats fait déjà, d’une peine qui ne peut tirer sa légitimité que de son caractère public, une source intarissable de profits privés . Mais elle met aussi dès lors en évidence les logiques commerciales de l’argumentation sécuritaire : désigner les économiquement faibles comme danger public, c’est déjà en faire une nouvelle source de profit pour les économiquement forts. Le slogan sécuritaire de “tolérance zéro”, prétendument établi pour terroriser les délinquants, apparaît alors dans tout son cynisme. Comme l’écrit Loïc Wacquant :

“Pour les membres des classes populaires refoulés aux marges du marché du travail et abandonnés par l’Etat charitable, qui sont la principale cible de la tolérance zéro, le déséquilibre grossier entre l’activisme policier et la débauche de moyens qui lui sont consacrés, d’une part, et l’encombrement des tribunaux et la pénurie de ressources qui les paralyse de l’autre, a toutes les allures d’un déni de justice organisé” (9).

Dès lors, là où la Terreur ne définit plus le pouvoir politique absolu d’un Etat totalitaire, s’affirme la fonction authentiquement terrorisante d’un pouvoir économique diffus, visant à susciter un régime de la peur en vue de nouvelles formes de contrôle social et économique. C’est ce qui sous-tend l’appellation “terroriste”, par laquelle un système politiquement dominant qualifie l’usage de la force par un système politiquement dominé, pour justifier à la fois la rétorsion (usage accru de la violence politique “légitime”, au nom de la sécurité) et un accroissement de la surveillance par un régime d’exception. Le “terrorisme” se définit ainsi d’abord comme transgression du “monopole de la violence physique légitime”qui fonde, comme le montre Max Weber, tout Etat.
Mais, dans une logique permanente de recyclage, cette transgression elle-même s’avère instrumentalisable, susceptible d’être réinscrite dans une perspective assurantielle et marchande, présentant la peur comme un inépuisable argument de vente (de services juridiques en particulier).
Il reste alors, au-delà des peurs provoquées, manipulées et instrumentalisées, à reconnaître que si de tels procédés nous donnent bien toutes les raisons d’avoir peur, c’est une lucidité mobilisatrice, et non un infantile désir de protection, qu’ils devraient susciter en nous.

Notes:
1. in La Connaissance de la vie, Vrin, 1985, p.136
2. Ibid.
3. in Le Savant et le politique, 10/18, 1959, p.101
4. Ibid, p.102
5. Léviathan, Sirey, 1983, p.125
6. Introduction à la psychanalyse, Payot, 1972, p.388
7. in Essais de psychanalyse, Payot, 1985, p.15
8. Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998, p.68
9. Loïc Wacquant, Les Prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999, p.34

© Christiane Vollaire