L'USAGE DES CONCEPTS
L'enrôlement des "machines de guerre" dans la guerre


Chimères n°66-67, "Morts ou vifs ?", printemps 2008

Un petit ouvrage récemment paru fournit un exemple sidérant de l'usage qui peut être fait des concepts deleuzo-guattariens. Il vient d'être publié en traduction française, en mars 2008, aux éditions de La fabrique, et s'intitule A travers les murs, L'architecture de la nouvelle guerre urbaine. Ecrit par un architecte, Eyal Weizman, il est centré sur des entretiens avec des responsables de l'état major israélien. Lecteurs passionnés de Mille Plateaux, ceux-ci en ont fait un outil conceptuel et stratégique pour mettre au point leur tactique militaire dans les territoires occupés.
Est-ce une trahison de Deleuze et Guattari, érigés en soutiers du colonialisme sioniste à la manière dont Nietzsche fut utilisé par sa sœur en théoricien du nazisme ? Non, Deleuze, lié à Elias Sanbar, a participé à la création de la Revue d'études palestiniennes en 1981, et aucune ambiguité idéologique n'est soulevée par quiconque à ce propos. Deleuze et Guattari considéraient leur ouvrage comme une boîte à outils conceptuelle, c'est ainsi qu'il est utilisé par l'état-major de Tsahal. "Ne suscitez pas un Général en vous !", écrivaient-ils dans l'introduction de Mille Plateaux. Des généraux réels ont étrangement inversé l'injonction pour susciter en eux-mêmes des tacticiens.
C'est donc d'un possible usage de la philosophie dans les crimes de guerre, qu'il est question ici.

1. Lisser l'espace comme mot d'ordre militaire

Une ambiguité est à lever : l'ouvrage de Weizman n'est absolument pas une charge ni contre Mille Plateaux, ni contre ses auteurs. Il est bien plutôt, sous la plume d'un architecte israélien, un recul aussi effaré qu'éclairé devant une violence d'Etat qui phagocyte avec la même voracité les théories urbanistiques et la pensée politique. La "guerre urbaine" dont il est question ici travaille et pervertit aussi bien une pensée de l'architecture qu'une pensée de la résistance. Et ce parce que ce sont les lieux mêmes de l'intimité et de la vie privée qui sont métamorphosés en espaces ouverts.
Si les responsables politiques contemporains utilisent à qui mieux mieux la rhétorique, mise en œuvre depuis Thomas d'Aquin, des "guerres justes" pour légitimer leurs interventions postcoloniales, il ne semble pas qu'aucun chef militaire ait jamais eu besoin de justifier son action de terrain par de la philosophie. De quoi s'agit-il donc ici ? Ni plus ni moins que de considérer Mille Plateaux à peu près comme Lénine considérait De la Guerre de Clausewitz, qu'il annotait scrupuleusement en 1915 : un ouvrage de stratégie militaire, dont les concepts sont à intégrer dans la formation des officiers.
Dans le siècle et demi qui sépare De la Guerre (1831) de Mille Plateaux (1980), s'est produit le glissement, ou le renversement, de la modernité à la postmodernité, et c'est ce qui ferait de l'ouvrage de Deleuze et Guattari le référent stratégique de la guerre postmoderne. Passage d'une guerre d'affrontement à une guerre d'évitement, et donc passage d'un concept des forces en présence à un concept des forces en puissance. Passage d'une pensée du bloc à une pensée de la dissémination.
La subversion des concepts deleuziens par Tsahal apparaît ainsi en miroir de la subversion des concepts clausewitziens par Lénine (et plus tard par Mao) : de même que Lénine utilisait l'ouvrage-phare des nationalismes capitalistes du XIXème siècle pour asseoir une stratégie à visée révolutionnaire, de même à l'inverse, une armée colonisatrice du XXIème siècle utilise l'ouvrage-phare d'une pensée de la résistance pour asseoir une stratégie à visée dominatrice. Selon le Général Shimon Naveh, Mille Plateaux se présente en effet lui-même comme un ouvrage de guerre :

"Plusieurs concepts laborés dans Mille Plateaux nous sont devenus essentiels (…) en ceci qu'ils nous ont permis de rendre compte de situations contemporaines que nous n'aurions jamais pu expliquer autrement. Cela nous a permis de problématiser nos propres modèles. (…) Le plus important est la distinction que Deleuze et Guattari ont établie entre les concepts d'espaces "lisses" et "striés" (…) qui renvoyaient également aux concepts organisationnels de "machine de guerre" et d' "appareils d'Etat". L'armée israélienne utilise maintenant souvent l'expression "lisser l'espace" pour parler d'une façon d'aborder une opération dans un espace comme s'il n'avait aucune frontière." (1)

Ce que l'œuvre philosophique fournit à l'armée, ce sont donc bien des modalités discursives de désignation de ses actes : "lisser l'espace", ce n'est rien d'autre que détruire les bâtiments (et les habitants) qui font obstacle à la progression des chars. Et c'est par là même, bien sûr, une euphémisation linguistique de la violence. Une violence qui n'est pas issue du livre, mais à laquelle le livre permet de donner une forme repérable. Mais la désignation ne permet pas seulement de nommer les actes, elle participe aussi à leur production. Le discours philosophique s'intègre à un système de construction de la pensée militaire. Et ce faisant, il ne fait pas que la légitimer, il lui permet de se réaliser. "Problématiser nos propres modèles", cela signifie conférer à la théorie une plus grande efficacité pratique, en rendant plus précises les modalités de programmation des interventions.

2. La perturbation comme forme de la domination

Ainsi une œuvre élaborée de façon polémique, comme une "machine de guerre" mentale destinée à affronter les "appareils d'Etat", à contourner l'ordre établi et ses logiques de domination, se pervertit-elle en une machine de guerre militaire, pour établir et imposer ces mêmes logiques de domination. Par un singulier effet de miroir, la postmodernité réfléchit dans ses guerres le procès même de ses modes de pensée, critiques de l'origine de ces guerres.
L'armée prend en quelque sorte au pied de la lettre le concept deleuzien de "machine de guerre", pour en conserver la lettre à l'encontre même de l'esprit, légitimant le procédé par l'argument suivant :

"Les théories sont fondées sur des principes méthodologiques cherchant à perturber et subvertir l'ordre politique, social, culturel ou militaire existant. Cette capacité perturbatrice est l'aspect de la théorie que nous apprécions et que nous utilisons. (…) Cette théorie n'est pas mariée à ses idéaux socialistes." (2)

Comprendre ici l'usage de la notion de perturbation, c'est être renvoyé aux condition spécifiques de la guerre menée par Israël dans les territoires occupés : territoires qui ne lui ont jamais été juridiquement attribués en 1948, mais qu'elle a conquis de force par la Guerre des Six jours en 1967, et sur lesquels l'Autorité palestinienne affirme sa présence sans pour autant parvenir à imposer sa puissance. C'est face à cet "ordre politique", internationalement reconnu mais non effectivement soutenu (et même désavoué depuis que le Hamas a remporté les élections, suscitant un blocus occidental), que l'Etat d'Israël, non reconnu sur ce territoire et cependant militairement soutenu, peut se prévaloir d'une "capacité perturbatrice", comme si son pouvoir objectivement oppresseur voulait apparaître en résistance au pouvoir dominant.
On le voit, c'est à tous les niveaux que s'élabore un jeu sur les mots (celui de guerre, celui d'ordre, celui de perturbation), par lequel d'une part des stratégies mentales deviennent des stratégies militaires, et d'autre part des puissances de domination prennent les apparences de puissances de subversion. Et de ce fait, c'est le concept même de subversion qui est renvoyé à ses propres apories, et nous oblige à en réfléchir les enjeux.

3. L'espace urbain comme espace d'expérimentation militaire

Si les guerres postmodernes ont substitué les modalités de la guérilla urbaine aux classiques affrontements entre nations, alors les stratégies clandestines de résistance à l'occupant sont susceptibles de devenir les stratégies de l'occupant lui-même. C'est ainsi qu'en 1991, Fredric Jameson présentait la réalité de la guerre du Viet-Nam comme échappant au discours narratif classique :

"Je vais conclure en rapprochant cet espace de loisir (…) de l'espace de la guerre postmoderne, tel que l'évoque en particulier Michaël Herr dans Dispatches, son remarquable livre sur le Viet-Nam. (…) La décomposition des anciens paradigmes narratifs constitue, avec l'effondrement de toute langue partagée susceptible de permettre au vétéran de communiquer une telle expérience, parmi les principaux thèmes du livre." (3)

Ce que les généraux israéliens trouvent chez Deleuze et Guattari, ce sont précisément ces nouveaux "paradigmes narratifs", à l'opposé de ceux de la guerre classique, qui permettent "de rendre compte de situations contemporaines que nous n'aurions jamais pu expliquer autrement".
Et l'ouvrage de Weizman montre comment, en particulier, les concepts d'essaimage, de nomadisme, de rhizomes et de dissémination deviennent, entre les mains d'un état-major instruit, une authentique "machine de guerre" contre la population palestinienne. Dans un espace rendu "lisse" par le dynamitage des murs, des essaims de soldats vont circuler librement, en violation permanente des espaces privés désormais ouverts au passage. Une sorte de contre-urbanisation se fait jour dans ce mode radicalement nouveau de l'occupation militaire, contre-urbanisation dans laquelle les voies de passage ordinaires (portes ou fenêtres) deviennent des lieux d'évitement, tandis que les obstacles et clôtures deviennent des lieux de passage systématiques. Tous les principes subversifs de déterritorialisation sont ainsi pervertis en stratégies de domination militaire, soumettant le tissu urbain à un processus radicalement violent de déconstruction.
La guerre postmoderne produit un paradigme absurdement meurtrier de la ville postmoderne, qui renvoie à l'esthétique architecturale de la déconstruction un insupportable effet de miroir, à la manière dont les esthétiques modernistes du début du XXème siècle avaient subi l'effet de sidération de la modernité guerrière pendant la guerre de 14 :

"Les essais exemplaires de John Berger sur le cubisme présentent une analyse de la façon dont cette nouvelle peinture, en apparence très formaliste, est pénétrée par un esprit utopiste qui sera broyé par les effroyables utilisations de l'industrialisation sur les champs de bataille de la première guerre mondiale." (4)

Tout à coup, l'espace urbain cesse d'être un espace d'expérimentation des sujets sur l'environnement pour devenir un espace d'expérimentation sur les sujets, expérimentation dans laquelle des concepts philosophiques sont instrumentalisés comme opérateurs, et dont le résultat est une nouvelle forme, plus subtile, de l'extermination. Une armée devenue nomade se dissémine sur un territoire disloqué, dont toutes les fonctions urbaines ont été inversées. Et cette vitesse que célébrait le "traité de nomadologie", cette célérité ininterrompue de la circulation et de la propagation d'une dynamique vitale, devient vitesse de propagation de la mort.

4. L'dentification entre machine de guerre et appareil d'Etat

Platon mettait en évidence dans La République la nécessité de réduire le guerrier au militaire, de soumettre le "thumos", puissance de colère, au "logos", puissance de mesure incarnée dans la fonction politique, pour maintenir la brutalité de la force, mais en l'instrumentalisant au service de la rationalité de la loi. Passant par une analyse de cette soumission du guerrier dans l'anthropologie historique de Dumézil, Deleuze et Guattari montraient qu'elle laisse intacte ce qu'ils désignent comme "machine de guerre", sourde énergie dont la puissance demeure comme production de devenir :

"Quant à la machine de guerre en elle-même, elle semble bien irréductible à l'appareil d'Etat, extérieure à sa souveraineté, préalable à son droit : elle vient d'ailleurs." (5)

Et ils décrivent ainsi le dieu guerrier Indra comme échappant nécessairement au pouvoir réducteur de l'institution d'une armée, maintenant hors des gonds étatiques la puissance souterraine du "thumos" grec ou du "furor" latin :

"Il serait plutôt comme la multiplicité pure et sans mesure, la meute, irruption de l'éphémère et puissance de la métamorphose. Il dénoue le lien autant qu'il trahit le pacte. Il fait valoir une furor contre la mesure, une célérité contre la gravité, un secret contre le public, une puissance contre la souveraineté, une machine contre l'appareil." (6)

Cette puissance d'échappement est au fondement même de ce qui fait subversion, s'incarnant dans un devenir-animal et rendant impossible l'exercice des forces de contrôle. Elle est ce que Mille Plateaux vise à susciter, comme conscience nietzschéenne d'une puissance permanente dont la réalisation est vouée aux multiplicités de l'éphémère.
Or c'est précisément cette dissociation radicale entre machine de guerre et appareil d'Etat, entre puissance guerrière et réalité militaire, que le travail de l'état-major de Tsahal vise à abolir, en prétendant faire d'une armée d'Etat l'incarnation d'une puissance de subversion au service même de cet Etat. L'ouvrage de Weizman montre du reste qu'au sein même de l'armée israélienne, la mise en œuvre d'un tel concept n' a cessé de se heurter à des réticences, à des accusation d'intellectualisme, jusqu'à ce que la défaite de cette stratégie au Liban dans l'été 2006 y mette fin. Mais cet échec ne peut pas faire oublier ce qui demeure de fondamentalement bouleversant dans l'usage effectivement meurtrier d'un concept de guerre élaboré comme résistance aux puissances de mort. Non plus que dans l'usage radicalement étatique d'un concept de la subversion, qui interroge et oblige à déplacer toutes les formes de la représentation.

5. Usages de la déconstruction

Car à la perversion des concepts politiques est inextricablement liée celle des concepts esthétiques. Ainsi l'œuvre de Gordon Matta Clark, artiste américain de la déconstruction, est-elle elle aussi utilisée par l'Otri, organe de formation des officiers de Tsahal :

"On peut voir dans cette démarche une tentative de subvertir l'ordre répressif de l'espace domestique, et, du même coup, la puissance et la hiérarchie qu'il représente. A l'Otri, on montrait souvent dans les exposés les bâtiments coupés de Matta-Clark, en regard de photographies des brèches que les FDI avaient ouvertes dans les murs palestiniens." (7)

Là où le travail de Gordon Matta-Clark se présentait comme la plus vigoureuse dénonciation d'un espace domestique devenu le lieu clos de la domestication et de l'assujettissement, là où son œuvre tranchait dans les murs par le geste violemment libérateur d'une désincarcération, l'armée israélienne, transformant le geste symbolique en geste réel, en retourne la violence contre une population non pas désincarcérée, mais impitoyablement exposée, en l'absence de toute protection construite, à la brutalité militaire. Car, passée d'une logique d'affrontement à une logique de dissémination, l'armée a non pas perdu, mais gagné en puissance de destruction. L'effort pour tuer se double d'un effort pour rendre fou, dans une entreprise radicale de perturbation des repères spatiotemporels.

Utilisant l'injonction qui est au cœur de l'introduction de Mille Plateaux : "Ecrire par slogans", Maria Soudaïeva, écrivain russe suicidée en 2003, l'a mise en pratique dans un petit ouvrage paru en 2004, intitulé Slogans. L'ouvrage est dédié "à la mémoire de celles qui ont été tuées" : les femmes réduites à l'esclavage de la prostitution par la mafia russe post-soviétique, et torturées à mort pour avoir tenté de s'échapper. Le livre s'ouvre ainsi :

"Pitié pour Natacha Amayoq ! Pitié pour ce qui reste de Natacha Amayok ! Abrégez les souffrances de Natacha Amayok ! Pour elle, pitié ! Une dernière mort et plus rien d'autre ! Assez d'acharnement sur les restes de Natacha Amayok ! Offre du groupe Number DVA : désincarnez Natacha Amayok, nous quitterons les maisons étranges !" (8)

Quelque chose du vocabulaire des armées de l'ombre, des mots d'ordre d'une guérilla, apparaît ici dans la tentative de résistance à un ordre établi qui n'est précisément pas l'ordre officiel et institué de l'Etat. Quelque chose du double sens de la désincarnation comme puissance d'échappement et du slogan comme puissance d'affirmation donne ici une autre charge de réalité aux puissances projectives de Mille Plateaux.
Ce sont ces puissances, et la multiplicité de leurs charges d'intensité, que nous sommes désormais contraints, dans un regard rétrospectif sur leurs usages, à réinterroger.

Notes :
1. cité in Eyal Weizman, A travers les murs, ed. La fabrique, 2008, p.45
2. Ibid, p.81
3. Fredric Jameson, Le Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif, trad. Beaux-arts de Paris, 2007, p.91-92
4. Ibid, p.436
5. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p.435
6. Ibid
7. Eyal Weizman, op.cit., p.66
8. Maria Soudaïeva, Slogans (traduit du reusse par Antoine Volodine), ed. de l'Olivier, 2004, p.21

© Christiane Vollaire