L’illogisme meurtrier des assignations


Pour la revue Lignes n° 58, Migrance contre frontières, décembre 2018
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Abdelmalek Sayad établit une analogie heuristique, lorsqu’il écrit dans La Double Absence, paru un an après sa mort, en 1999 :

Les mouvements migratoires actuels, tels qu’ils s’effectuent à partir du monde sous-développé, (pays à populations majoritairement rurales et paysannes) vers les pays du monde développé (pays où domine la civilisation urbaine et industrielle) sont d’une certaine manière l’homologue des anciennes migrations internes, l’exode rural que chacun de ces derniers pays a connu en son temps .

Ce qu’elle éclaire n’est pas tant la réalité des migrations actuelles, vingt ans plus tard, souvent issues des zones urbanisées, et parfois appelées à se fondre mieux dans le monde rural des pays « d’accueil » que dans les violences repérables du monde urbain. Mais c’est plutôt le signifiant frontières dans l’inanité de sa vocation protectrice. Ce qu’on a appelé « exode rural » n’a rien signifié d’autre que le moment où la terre a cessé de désigner un territoire d’appropriation, de production et de reconnaissance, pour devenir un espace d’exploitation indépendant de la vie même des populations qui l’habitent. L’établissement des frontières n’est pas un mode d’enracinement, mais au contraire de déracinement : il produit de l’inhabitable , à l’encontre même de ce qu’il prétend établir. Ce sont ces modes de l’inhabitable, contre-productifs au regard même de leurs propres finalités avouées, qu’on voudrait aborder ici.

1. La défense des frontières comme politique de la terre brûlée

L’analogie établie par Sayad s’éclaire du travail publié trente-cinq ans plus tôt, juste après la guerre d’Algérie, en collaboration avec Bourdieu : Le Déracinement. Il porte en effet sur les regroupements de population liés à la guerre coloniale :

Au début, l’armée semble avoir appliqué systématiquement, au moins dans la région de Collo, la tactique de la terre brûlée : incendies de forêts, anéantissement des réserves et du bétail, tous les moyens furent employés pour contraindre les paysans à abandonner leur terre et leur maison .

Et ils ajoutent :

Les paysans arrachés à leur résidence coutumière furent parqués dans des centres démesurés, dont la situation avait souvent été choisie pour des raisons purement militaires. (…) C’est en vain que l’on essaierait de trouver un ordre dans le tourbillon de déplacements anarchiques déterminés par l’action répressive .

Tactique de la terre brûlée, centres démesurés, absence d’ordre, déplacements anarchiques, tout désigne, dans la gestion des populations, une prise de décision qui se caractérise par sa parfaite irrationalité : la toute-puissance de l’illogisme au nom même de la volonté de contrôle. Cette forme-là de la guerre n’est pas destinée à tuer directement les populations, mais elle a le double effet de détruire leurs possibilités de survie, et de les rendre intégralement dépendantes.
Et l’on peut dire que c’est exactement de la même logique, non pas seulement destructrice, mais suicidaire pour l’occupant lui-même, que relève ce que l’Europe technocratique contemporaine appelle la « gestion des flux migratoires ».
Arendt en montrait l’anticipation, sur le territoire européen lui-même, en analysant les suites de la guerre de 14, liée précisément à une volonté de recomposition des frontières. Elle le décrit en des termes littéralement apocalyptiques, dans le chapitre de L’Impérialisme intitulé « Le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l'homme » :

Aujourd’hui encore, il est presque impossible de décrire ce qui s’est réellement produit en Europe le 4 août 1914. Les jours qui ont précédé la Première Guerre Mondiale et ceux qui l’ont suivie sont séparés non pas comme la fin d’une vieille époque et le début d’une nouvelle, mais comme le seraient la veille et le lendemain d’une explosion .

Et elle ajoute :

La Première Guerre Mondiale a fait exploser le concert des nations européennes sans espoir de retour, ce qu’aucune autre guerre n’avait jamais fait. L’inflation a détruit toute la classe des petits possédants (…). Le chômage (…) a cessé de se limiter à la classe ouvrière pour s’emparer, à de rares exceptions près, de nations entières. Les guerres civiles qui ont inauguré et marqué les vingt années d’une paix incertaine (…) ont entraîné l’émigration de groupes qui, moins heureux que leurs prédécesseurs des guerres de religion, n’ont été accueillis nulle part, n’ont pu s’assimiler nulle part .

Qu’est-ce qui donc surgit de démesure et de destruction, dans l’incontrôlable des politiques de contrôle ? Qu’est-ce qui se dit là d’un fantasme gestionnaire implacablement irrationnel ? Dans l’Europe de 1914, l’enrôlement et la mobilisation militaire, auto-légitimés par l’objectif avoué d’une défense des frontières, vont produire en réalité l’extermination physique de leurs propres populations de soldats et de civils ; et au-delà, l’extermination sociale de millions de sujets déplacés, dans un chaos qu’Arendt assimile à une explosion.
L’effet premier de la « défense des frontières » est la guerre. Et l’effet premier de la guerre est le déplacement des populations : non pas seulement leur déracinement, mais leur devenir-déplacé : l’impossibilité, à laquelle elles sont précisément assignées, de trouver place dans le monde, d’appartenir à l’espace public d’une communauté.
Si Sayad et Bourdieu situent les regroupements de populations « dans la logique du colonialisme », selon le titre qu’ils donnent au premier chapitre du Déracinement, Arendt situe leur dispersion dans la logique de l’impérialisme. Et de fait, les deux intentions convergent dans ce qu’on pourrait appeler, par un véritable oxymore, une logique du chaos.

2. Des modes du déracinement

Dans l’Amérique des années trente, le livre de Dorothea Lange et Paul Taylor, An American Exodus, atteste, par le caractère biblique de son titre même, de cette dimension violente des déplacements de population dans l’exode rural massif que provoque la crise financière. Des fermiers déracinés de leurs terres, privés de ressource, sont réduits à un nomadisme forcé : familles entassées dans des caravanes de fortune, au cœur même d’un pays moteur du capitalisme international. C’est la logique capitaliste elle-même qui réduit ses propres autochtones à la misère et à l’exil intérieur.

En France, à la même époque, Simone Weil publie L’Enracinement, dont le deuxième chapitre s’intitule précisément « Le déracinement ». Elle y montre à l’œuvre une centrifugeuse politique qui aboutit à la mort sociale :

Le déracinement paysan a été, au cours des dernières années, un danger aussi mortel pour le pays que le déracinement ouvrier. Un des symptômes les plus graves a été, il y a sept ou huit ans, le dépeuplement des campagnes se poursuivant en pleine crise de chômage. Il est évident que le dépeuplement des campagnes, à la limite, aboutit à la mort sociale .

Et c’est à partir de cette centrifugeuse qu’elle analyse la violence coloniale elle-même :

(Ce phénomène), les Blancs le transportent partout où ils vont. La maladie a gagné même l’Afrique noire, qui pourtant était sans doute depuis des milliers d’années un continent fait de villages. Ces gens-là au moins, quand on ne venait pas les massacrer, les torturer ou les réduire en esclavage, savaient vivre heureux sur leur terre. Notre contact est en train de leur faire perdre cette capacité .

Déraciner, déstructurer, désorganiser, rendre inhabitable, produire des déplacés, semblent également le moteur des économies de travail dans leurs effets de délocalisation et de précarisation, et le sentiment constant d’insécurité qu’ils génèrent.
Dans le contexte des migrations contemporaines, si les technocraties européennes, comme celles de tous les continents (américain en particulier) dressent de tels obstacles à l’admission sur leurs territoires des exilés que leurs propres politiques étrangères ont poussés à quitter leur pays, c’est bel et bien cette logique-là qui doit être interrogée.
Que la diplomatie occulte et les interventions militaires de la Françafrique aient contribué à la mise en place – et contribuent à la pérennisation – de régimes politiques prédateurs sur les territoires des anciennes colonies françaises, dit assez que la fuite de leurs habitants est l’œuvre même des dirigeants dont ils sollicitent l’accueil. Et qu’elle ne peut être évaluée à l’aune d’une dissociation entre « migration économique » et « migration politique ». Mais la constante avec laquelle les fuites sont provoquées et les accueils refusés rend explicite l’intention même de produire du déplacé, de rendre l’espace inhabitable et tout simplement invivable, impropre à la « zoé » comme simple survie organique, autant qu’au « bios » comme paradigme de la vie sociale et politique. Puisque n’existe nulle part cette « vie nue » à laquelle les décisions politiques semblent vouloir réduire les déplacés auxquels on refuse le statut de réfugiés. Ainsi la position semble-t-elle devoir être, de façon permanente, celle du « demandeur » : demandeur d’asile ou demandeur d’emploi, en quête constante de ce qui lui est refusé, et assigné par là au temps de l’attente et à l’humiliation du quémandeur, par ceux-là mêmes qui l’ont spolié.

3. Les No Borders à Calais

Ce qui va prédominer sera donc nécessairement une logique de la chasse à l’homme, qui produit le déplacement comme finalité. Elle se traduira par l’exercice systématique de la violence policière, non comme moyen mais comme fin. À Calais, en 2016, des membres du groupe des No Borders, réseau disséminé créé, comme son nom l’indique, dans une claire intention de refus des frontières, en attestent :

Il y a deux types de comportement : la violence générale de la police en elle-même, ou les ratonnades. Ce sont deux types d’abus :
- des abus structurels : utiliser des gaz ou des matraques, tabasser les mecs à la sortie des camions, faire passer les gens dans l’eau. Les policiers ont creusé des douves dans le tunnel : on bloque les migrants qui tentent de passer, et on les oblige à revenir dans l’eau.
- des abus individuels avec passage à tabac pendant des heures, comportements individuels violents de la part de policiers particuliers.
Il y a des personnes à l’hôpital depuis trois mois, parce qu’ils se sont fait coincer par les voitures de flics contre une rambarde de sécurité. Il n’y a jamais eu autant de morts à Calais, ou blessés graves (amputation). C’est depuis qu’ils ont augmenté les « moyens de sécurité » du tunnel. Les gens prennent plus de risques … mais il n’y a plus de problème de « fluidité du trafic » .

Le rétablissement de la « fluidité du trafic » des marchandises au détriment de la vie des personnes dit clairement qui a sa place et qui doit demeurer hors place, hors monde. Pour les No Borders, la stratégie des squats sur Calais, à l’opposé de la logique du camp qui prévaudra ensuite, est un moyen de produire de la solidarité face à l’arbitraire policier :

Il n’y avait aucun endroit safe dans tout Calais. La nuit, les flics venaient sur les lieux de vie harceler les exilés, par exemple en faisant des appels de phare. En 2012, il y a eu les premiers squats légaux, avec des procédures. Il y a eu le squat de la rue Caillette. Les squats ont été considérés comme un outil contre les violences policières : une sanctuarisation du domicile. Les No Border passaient la nuit dans les squats, pour donner des coups de sifflet quand les voitures de police arrivaient. Le boulot face à la police, c’était de surveiller les lieux : « morning watch », « Cop watching ». Les squats se sont arrêtés avec la « jungle », ou bidonville, le 1er mars 2015 .

Cette présence policière massive, constante et plurifocale n’est nullement destinée à maintenir l’ordre, mais tout au contraire à produire une véritable désorganisation des vies : disperser les affaires, saccager les tentes, déranger des squats qui avaient réussi à produire une vie commune, et terroriser des sujets qui, de toute manière, n’ont d’autre ressource que de rester, de se faufiler, de tenter à nouveau un passage sous un camion, d’être à nouveau arrêtés, repris, tabassés, relâchés ou envoyés en rétention, évacués, blessés, mutilés, repris, échappés, à nouveau disséminés. À aucun il n’est permis de se projeter sur un avenir possible. Et la logique de la persécution est bel et bien, de ce point de vue, une logique d’extermination sociale avant de se traduire par différentes formes de mort réelle. L’intervention policière y tient lieu de politique. Et l’on peut dire qu’elle est une éradication du politique, si l’on accorde à ce dernier la définition qu’en donne Rancière comme « revendication d’une part des sans-part ».
Dans cette configuration intentionnellement chaotique, dont les « forces de l’ordre » sont perversement mandataires, il reste seulement à jouer du double langage du droit, c'est-à-dire du recours à une forme de légalité (celle qui renvoie à une axiologie du droit naturel comme respect de la nature humaine) contre une autre (celle qui renvoie à la prétendue stabilité du rapport de forces établi par le pouvoir en place). Toute la perversion consistant précisément en ce que cette « stabilité » n’est productrice que de l’insécurité qu’elle vise à générer. C’est de ce double langage du droit que les No Borders tentent de se saisir en défense des migrants :

Ça a commencé dès 2009, avec un soutien : quand il y avait des témoins, ça faisait diminuer la violence et ça la documentait. Le boulot sur les violences policières a donc commencé dès le début. Ça a donné en 2011 une saisine du Défenseur des droits. Mais du coup, on retrouve un recensement quotidien de tout ce qui se passait : on documentait toutes les violences. Les gens, il fallait les accompagner aux lieux de distribution, sinon ils se faisaient arrêter dans la rue : c’était une chasse aux migrants. On marchait devant eux pour vérifier qu’il n’y avait pas de voiture de police .

Et clairement, ce jeu sur le droit va porter des fruits, et mérite, dans sa fragilité même et dans les difficultés auxquelles il se heurte, d’être noté. On peut dire qu’une forme légitime de harcèlement juridique tente de faire front à la violence du harcèlement policier, et y parvient au moins en partie :

Après la première saisine en 2011, les violences policières ont changé. En 2012, il y a eu la réponse du ministère. Le Défenseur des droits a mis un an à faire son rapport. C’était la première fois qu’il y avait autre chose que des anarchistes qui parlaient des violences policières : arrestations répétées, passages à tabac. Ça a un peu changé les choses, et ça a permis de mettre un focus sur Calais et sur la question des droits. Il y a eu des ouvertures de squats qui n’ont pas été expulsés immédiatement, et sur lesquels il a pu y avoir des procédures : la mairie a été contrainte de respecter la loi sur cela .

4. Des usages des « forces de l’ordre »

Mais la puissance d’intimidation demeure massive, et capable aussi de se reconfigurer pour terroriser. De cette intention terrorisante et déstabilisante, témoigne ce que le sociologue Didier Fassin appelle une « paramilitarisation de la police ». Elle n’est pas originellement destinée aux migrants, mais aux immigrés des quartiers populaires. Publié en 2011, La Force de l’ordre, une anthropologie de la police des quartiers s’ouvre sur cet avertissement éloquent :

Le durcissement des politiques sécuritaires françaises, avec pour corollaire la censure des travaux scientifiques reposant sur une observation des forces de l’ordre, m’a empêché de poursuivre plus avant mon étude et convaincu de l’urgence d’en faire paraître les résultats .

L’ouvrage entier repose sur une enquête de terrain dans la Brigade Anti-Criminalité d’une ville de la banlieue parisienne. Il en présente les exactions quotidiennes, les comportements ostensiblement racistes, les violences, les affichages d’extrême-droite et les options clairement fascistes. Il en résume ainsi, sans ambages, l’état d’esprit :

Les forces de l’ordre intervenant dans les banlieues sont donc constituées pour l’essentiel d’hommes blancs auxquels on a confié la mission de pacifier des quartiers décrits comme une « jungle » où vivent principalement des individus d’origine africaine qu’on leur a présentés comme des « sauvages » .

Ajoutant :

La disproportion des moyens utilisés au regard des interpellations à mener et leur exhibition spectaculaire dans les médias avaient à l’évidence moins pour objet de protéger la police que de produire un double effet : d’une part terroriser les habitants de ces quartiers (…) ; d’autre part impressionner la population du pays .

De nombreux exemples de cette « disproportion des moyens » sont donnés tout au long du livre, parmi lesquels celui-ci :

La porte de l’appartement où vivait l’un des suspects fut fracassée, les meubles renversés et plusieurs personnes frappées, dont la sœur du jeune recherché. Elle était en train de faire ses devoirs et, pour être sortie de da chambre au mauvais moment, fut elle aussi malmenée, terminant sa soirée à l’hôpital avec un bras fracturé et un traumatisme cervical. (…) Le syndicat de police Alliance parla de « violences perpétrées avec une sauvagerie inqualifiable » à l’encontre des forces de l’ordre .

L’enseignement qu’il tire de cette enquête est sans équivoque :

Comment comprendre une telle rupture avec le « pacte républicain » au sein même de l’institution chargée de le faire respecter ? On a récemment souligné la militarisation de la police dans de nombreux pays, au regard de l’évolution des stratégies et des technologies, notamment dans les contextes de désordres urbains. S’agissant des BAC, cependant, un autre phénomène est à l’œuvre : on peut le qualifier de paramilitarisation .

En 2017, lors d’un entretien mené à Thessalonique, un chercheur grec en sciences politiques donne, sur le comportement policier dans la période qui fait suite à la chute de la dictature des Colonels (de 1967 à 1974), une analyse similaire à celle que Didier Fassin donne des forces de l’ordre dans les banlieues françaises :

La question est : après la dictature, qui jouera le rôle politique qu’avait l’armée ? La réponse à cette question est donnée quelques années après, pendant la décennie soixante-dix, avec la fondation du MAT (forces spéciales de la police), qui sont un pilier de l’établissement du pouvoir post-dictature, et qui opèrent partout, parce qu’il y a un climat de mobilisation très important. Cela a deux conséquences :
- 1. Une utilisation plus fréquente des forces spéciales
- 2. La fondation d’autres unités spéciales pendant les années deux mille, encore plus violentes et plus autonomes. C’est ce qu’écrit Carl Schmitt : le pouvoir construit son complément paramilitaire, pour faire ce que les unités normales ou le pouvoir normal n’ont pas l’autorisation de faire légalement. C’est ce qui ouvre à une gestion de la question sociale de façon policière et militaire .

Et il ajoute :

En mai-juin 2011, il y a eu une véritable guerre avec les gaz chimiques : une violence directe, avec une utilisation des gaz chimiques augmentant en qualité et en quantité, un usage des armes chimiques en masse. Pas seulement pour contrôler la mobilisation, mais pour créer la peur parmi les militants et une société mobilisée dans sa majorité. La police a pris les caractéristiques d’une armée, avec la fondation de l’Unité Delta, conçue comme une unité spéciale anti-révolte. Ce sont des fascistes. Ça a commencé en 2009, après l’expérience de 2008, pour voir comment on chasse les anarchistes et l’extrême gauche .

D’un fascisme raciste à un fascisme anti-militant, la ligne est si ténue que les violences faites aux migrants ne peuvent apparaître, réinscrites dans leur contexte historique et dans leur actualité, que comme la préfiguration, ou tout simplement une autre face des violences faites aux sujets réputés sédentaires. Et ceux-ci ne peuvent se sentir que comme déplacés, ou exilés, de leurs propres référents politiques. Si le mot « solidarité » a un sens, il ne peut être que dans cette solidité de l’analogie politique : la nécessité, pleinement conscientisée, de devoir défendre activement l’espace politique qui nous est commun.

5. Immigration et extériorité

En 1985, plus de vingt ans après avoir co-écrit Le Déracinement, Abdelmalek Sayad remet sa contribution au rapport Jacques Berque, commandé par le ministère de l’Éducation nationale, sur L’Immigration à l’école de la République. On peut y lire :

L’école devrait-elle reprendre à son compte, mécaniquement, le schéma de l’extériorité tel qu’il caractérise l’immigration ? Tout un vocabulaire trahit la conception ordinaire qu’on a de la population immigrée, notamment avec l’usage des possessifs : « notre pays », « nous livrent », « nous vivons », et, symétriquement, « la population scolaire étrangère », « leur langue », « leur culture », leur pays », etc. Il y a ce « nous » et les étrangers à « nous », et cela quelles que soient les modalités de leur présence en France et de leurs relations avec la France.

Cette contribution ne sera jamais intégrée au rapport, et Sayad, l’un des deux seuls chercheurs « issus de l’immigration » au sein de cette commission, en démissionnera. Poser les effets pervers de ce « schéma de l’extériorité » qui sous-tend même les intentions intégratrices de l’école et ce qu’elle suppose de transmission intergénérationnelle et de long terme, c’est déjà toucher à un tabou dans une société qui, vingt-trois ans après la fin de la guerre de décolonisation algérienne, relevait bel et bien d’une problématique post-coloniale.
Sayad y insiste : Il y a ce « nous » et les étrangers à « nous », et cela quelles que soient les modalités de leur présence en France et de leurs relations avec la France. Les migrations contemporaines témoignent de cette constance d’une double erreur de jugement sur le « nous » : celle qui consiste à considérer comme « étrangers » des sujets et des groupes dont la culture, par l’effet des échanges même au sens le plus commercial du terme, est en interaction constante avec celle des territoires occidentaux ; et celle qui consiste, sur ces territoires mêmes, à nier les transmissions qui s’y jouent, les rencontres qui produisent aussi bien la mixité des couples que la pérennisation de la présence des familles dans des régions dont elles n’étaient pas originaires. Mais cette double erreur produit un étrange paradoxe : celui qui consiste à refuser le « nous » à ceux pour qui la présence sur le territoire est l’objet d’un choix, pour l’accorder, étrangement, à ceux qui ne l’ont pas choisie.
Pour nous tous, qui savons, d’où que nous venions, ce que le lien familial peut produire de différends, de rivalités, d’antagonismes ; ce que le lien social peut produire de conflits et de guerres civiles ; ce que les liens d’amitié peuvent produire de trahisons et de reconfigurations, le « nous » supposé originel ne devrait pas plus aller de soi que l’autochtonie censée nous rattacher à des territoires que nous n’avons pas nécessairement de raisons d’aimer. Cette expérience de l’« inquiétante étrangeté » est celle que, indépendamment de nos territoires de naissance, nous avons du « nous ».
Et elle devient incommensurable quand ce « nous » est supposé être celui de la représentativité politique : quel commun peut unir une caste de dirigeants formés à l’entre-soi technocratique, et ceux dont ils sont supposés être les « élus » ? Appartiennent-ils encore au même monde ? De quelle ambition collective peuvent-ils se réclamer ? Et que signifie, précisément ici, sur les lieux de reconnaissance de l’école publique, le sabordage des politiques éducatives soumises à des impératifs gestionnaires ?
Face à cette évidence constante de la rupture de contrat, Balibar affirmait déjà, en 1997, il y a vingt ans, à l’occasion de l’occupation politique d’un lieu par ceux à qui on refusait l’asile, cette évidence non moins criante de « ce que nous devons aux sans–papiers » pour une revitalisation des exigences du collectif. Transmettre est le moyen de reconnaître et de rendre performant ce nous solidaire, de le pérenniser autrement que comme le bricolage d’urgence humanitaire d’une école de seconde zone ; de faire qu’il puisse acquérir la force collective d’une nouvelle modalité de construction de soi. Penser le futur est la première tâche dont le sens échappe totalement aux programmateurs de la « gestion des flux migratoires » pour lesquels l’exil ne peut en aucun cas devenir un motif de réénergisation du politique. C’est ce double obscurantisme, de la crispation identitaire et de l’aveuglement technocratique, que l’analyse de Sayad engage ici à discréditer.

6. Émeute et politique du déni

À la suite des révoltes de novembre 2005 dans les banlieues françaises, le sociologue Saïd Bouamama rencontre un groupe de femmes du Blanc-Mesnil, dans le 93, avec lequel va se nouer un dialogue qui aboutira, en 2013, à un livre : Femmes des quartiers populaires, en résistance contre les discriminations. Il revient sur ces événements :

Souvenons-nous des explications qui étaient proposées, pour rendre compte d’une révolte concernant près de quatre cents quartiers et sur une durée de vingt-et-un jours .

Et il en rappelle l’origine : la mort de deux adolescents, Zied Benna et Bouna Traoré, qui, alors qu’ils prenaient un raccourci pour rentrer paisiblement chez eux, se retrouvent poursuivis par la BAC et électrocutés en tentant d’escalader un transformateur électrique pour lui échapper. Cette mort, liée à la terreur suscitée par une poursuite policière totalement immotivée, en dit long sur ce que vit au quotidien dans ces quartiers une population soumise à l’arbitraire et à la violence raciste, dont attestera Didier Fassin en publiant en 2011 La Force de l’ordre. De fait, elle va déclencher une réaction collective d’écoeurement et de révolte dans les quartiers populaires issus de l’immigration : une série d’émeutes dont l’origine légitime ne sera jamais clairement interrogée, mais qui sera réduite à une sorte d’éruption brutale et irraisonnée. Ce qui interpelle Saïd Bouamama est le déni posé sur l’origine de ces émeutes :

Zied et Bouna avaient tout simplement disparu des explications. Le fait que chacun, dans ces quartiers en révolte, puisse s’identifier à ces jeunes, également. Le fait que la mort puisse être perçue comme le résultat ultime d’une inexistence sociale aux yeux des décideurs, aussi .

Ce sont donc ces conditions d’ « inexistence sociale » qu’il vient interroger auprès des femmes du Blanc-Mesnil. Celles-ci, pendant les émeutes de leur ville, se sont retrouvées seules, sans soutien de la plupart des responsables municipaux, pour tenter de pacifier leur propre quartier. Mais cette mort comme effet du déni social résonne avec la déconsidération des émeutes comme effet de déni politique. Et le livre, publié des années plus tard, vise pourtant bien à exorciser ce déni. À tenter d’extraire des sujets d’une mort sociale inscrite sur le même programme que la mort des adolescents. Les « cités », à l’encontre du sens puissamment actif de leur origine grecque, apparaissent alors comme des lieux fantomatiques, où la décision politique est aliénée et les sujets soumis à l’arbitraire policier. De la mise en suspens des migrants, de leur invisibilisation, participe aussi la violence faite aux groupes sociaux « issus de l’immigration », c'est-à-dire réellement présents sur le territoire et souvent détenteurs d’une nationalité qui finit par faire honte à ses propres ressortissants.

À ce titre, ce qu’Étienne Tassin appelait « la condition migrante », comme condition commune de la vitalité politique, pourrait faire paradigme d’une revendication politique qui renvoie à sa propre inanité l’illogisme des assignations. Car si cet illogisme est aveuglant, c’est au double sens où il est à la fois manifeste et occultant. De ce double sens, inhibant et performatif, de l’aveuglement, participe une gestion à la fois technocratique et policière de la défense des frontières, qui ne peut se soutenir que de sa violence et du négationnisme qu’à la manière d’une nouvelle Inquisition, elle tente d’opposer à la réalité du mouvement.