L’EXCEPTION ET LA REGLE
Les migrations, règle toujours traitée sous le régime social de l’exception


Pratiques n° 26, « L'exil et l'accueil en médecine », juillet 2004

Constantes dès les origines de l’humanité, nécessaires dans la constitution des langues et des cultures, indispensables à la dynamique des échanges économiques, constitutives de l’histoire, les migrations constituent aussi bien une réalité permanente qu’un modèle historique de l’existence humaine, de l’Odyssée d’Homère à l’arrivée héroïque des pèlerins du “Mayflower” en Amérique, en passant par l’hégire de Mahomet. Et les grandes figures d’exilés et d’expatriés scandent toute la culture littéraire occidentale telle que l’exploitera le romantisme, de Dante à Hugo ou Lord Byron.
En même temps, cette figure de l’héroïsme aventureux, du périple et de l’affrontement au danger, est, dans la réalité de son incarnation contemporaine, renvoyée vers le honteux, le clandestin, l’infra-humain : étouffée dans des containers de transit, parquée dans des zones d’attente sans droit, renvoyée en charters, enfermée dans des camps, exploitée sans visibilité sociale. Un régime inhumain d’inavouable, réduit au vide juridique de l’exception. Plus grandit, à la période contemporaine de conflits ouverts ou larvés et de sabordage économique, le nombre exponentiel des émigrés, réfugiés et apatrides, plus leur statut, de fait ou de droit, les réduit, contre l’évidence même de leur accroissement numérique, aux confins de la marginalité. L’exil, règle de fait de l’humanité contemporaine, en demeure plus que jamais une exception de droit. Et chacun sait que les systèmes d’exception sont toujours juridiquement non viables, autant qu’humainement invivables.
Or, à cette frontière du regard sur la personne et du contrôle sur le corps migrant, il y aura, pour les meilleures ou les pires raisons, un soignant, dont la fonction politique mérite d’être interrogée ici.

1. L’humanité sous le régime de l’appartenance

Cette fonction politique trouve déjà son origine dans la sédentarité que suppose toute institution, la médicale autant que les autres. Or le paradoxe de l’exil est que, s’il a bien souvent fait l’objet d’un choix, ce choix est nécessairement contraint, et dès lors douloureux ou violent. S’exiler, c’est poser un discrédit sur son origine, sans pour autant pouvoir définir un projet. C’est être entre deux temps: celui d’un passé impossible et celui d’un futur improbable. Mais c’est être aussi entre deux lieux : un territoire d’origine qui repousse et un territoire de destination qui n’accueille pas. Et cet entre-deux est précisément un non-lieu. En ce sens, que l’exil soit qualifié de “politique” ou d’ “économique”, sa véritable cause est toujours politique : c’est bien par suite de ses choix politiques qu’un système de pouvoir cesse d’assurer la survie économique de ses ressortissants. Et du reste, on n’a guère d’exemple que des immigrés aient été protégés par leur pays d’origine des exactions ou mauvais traitements de leur pays d’accueil. C’est que les droits de l’homme, dont la convocation est destinée à protéger tout sujet, sont, dans leur conception originelle au XVIIIème, des droits du citoyen. Et la perte de citoyenneté est de ce fait perçue comme une perte d’humanité. Raison pour laquelle la marchandisation économique du corps (prostitution, trafic d’organes) est corrélative de sa destitution politique.
Une telle indissociabilité s’inscrit dans une tradition bien antérieure encore. Lorsque, au IVème av.JC, Aristote écrit dans La Politique que “l’homme est par nature un animal politique”, il veut dire par là que l’appartenance à une communauté est constitutive de la nature humaine. Et il ajoute que “celui qui est hors cité est soit un être dégradé, soit un être surhumain”. L’arrachement à la nature animale, qui caractérise l’homme, suppose ainsi l’intégration dans un système culturel donné, de langage, de savoir et de comportement. S’arracher à nouveau à cette appartenance, c’est être dénaturé. Lorsqu’on qualifie l’intégration dans une nation de “naturalisation”, c’est bien cette idée qui est sous-entendue : rendre à l’appartenance communautaire, c’est réintégrer dans la nature humaine. La loi n’est pas seulement protectrice, elle est identifiante.
Or cette appartenance est d’abord physiquement ancrée dans le géographique, dans le territorial, dans la présence affirmée d’un corps dans un lieu. Si les centres de transit, comme les camps de réfugiés ou les zones d’attente (auxquelles la revue “Drôle d’époque” a récemment consacré un numéro) peuvent être des lieux de non-droit, ce n’est pas par une perversion de ce système, mais par une manifestation de son essence. L’homme arraché à son sol est conçu comme absenté de l’espèce humaine, et en quelque sorte désintégré au double sens du terme : ayant perdu son intégrité, son unité identifiante, parce qu’il n’est pas intégré dans un espace communautaire, et demeure ainsi, de manière organique, un corps étranger.

2. Représentation botanique de l’appartenance et réduction à la vie nue

Il y a ainsi, dans la représentation que les hommes se donnent d’eux-mêmes, quelque chose qui relève du botanique plutôt que du zoologique : c’est le besoin de racines, qui relativise la faculté de motricité, et fait ainsi de la mobilité même une figure de l’immobile. D’où dérive le désir de “faire souche”, et de se représenter dans sa filiation sous la métaphore végétale de l’arbre : c’est sous sa forme généalogique que l’homme se raconte à lui-même sa propre histoire, et cette généalogie est toujours enracinée dans un lieu géographique. Le territoire, la terre où se poser, se nourrir et faire souche, l’arbre où enraciner sa filiation, sont les points de repère de son existence, moins animale que végétale, et tout ordre politique se fonde sur un rapport organique, et en quelque sorte tellurique, au territoire, qui donne au “natif”, à celui qui est né sur son lieu de vie, l’assurance fondamentale de la survie.
C’est ce régime botanique de la survie par les racines, que la position d’exil va détruire. Ce que dit le mythe biblique de l’Exode : la terre perdue ne peut être qu’une terre promise, la finalité d’un parcours. Lorsque Deleuze et Guattari, dans Mille Plateaux, parlent de “déterritorialisation”, c’est précisément en remplaçant la racine par le rhizome : ce qui n’attache à aucune terre, et rompt ainsi la dimension assujettissante de l’appartenance communautaire. Mais cette déterritorialisation nomade s’affirme aussi comme schizoïde : c’est une volonté positive de désidentification.
De cette représentation botanique et naturalisante de la communauté, est tributaire précisément toute notre représentation de l’exil, comme exception à la règle d’or de la sédentarité. La déterritorialisation, dans la représentation ordinaire, n’est pas l’objet d’une volonté, elle s’inscrit comme un accident pathologique, sur le fond physiologique de l’inscription dans un territoire, définissant l’appartenance juridique à un système de protection. La fixation des frontières nationales au XIXème est à cet égard corrélative de la mise en place des droits, et, de ce fait nécessairement aussi, des exclusions. Mais dès lors, le corps en transit est un corps non protégé, un corps exposé parce que dénaturalisé sans être pour autant rendu à l’état de nature, une “vie nue”, au sens où la définit Giogio Agamben à la suite d’Hannah Arendt pour qualifier la vie des camps, c’est-à-dire une vie dénaturée. Hors de la norme intégratrice, toute vie ne peut être qu’anormale, c’est-à-dire aussi anomale, privée d’une loi considérée non plus comme contraignante, mais essentiellement comme protectrice. La vie nue, c’est le régime de la peur, celui de la bête traquée qui défend sa survie. Mais précisément, un corps d’homme n’est pas un corps de bête, et le besoin biologique de survie est, chez tout homme, radicalement indissociable du besoin de droit.

3. Le différend entre malade et médecin

Le droit est ainsi ce qui réinscrit le corps physique dans l’espace géographique de la survie, ce qui donne lieu d’être à un sujet et le fait sortir du non-lieu de l’exil. C’est cet impact à la fois organique et politique du droit, que met en évidence le sociologue Abdelmalek Sayad, dans une conférence intitulée “Santé et équilibre social chez les immigrés”. Encore témoigne-elle, publiée en 1980, d’une situation d’immigration “optimale” comparée aux conditions actuelles de clandestinité. Il y prend acte du phénomène répétitif que constitue, de la part de patients qui ont été effectivement soignés après un accident du travail ou une maladie professionnelle, le refus de se reconnaître guéris, engageant dès lors avec la médecine une relation qu’il qualifie de “procédurière”. Et il l’analyse à deux niveaux.
D’une part la guérison organique ne met pas fin à un vécu global de mal-être, que la pathologie a contribué à aggraver . Là où en effet la médecine ne reconnaît dans le corps qu’une dimension fonctionnelle que le traitement peut restituer, le patient y engage un vécu existentiel. La maladie ou l’accident, professionnellement induit, constitue un véritable déni d’existence, pour celui qui ne peut se reconnaître, s’identifier et s’intégrer, sur un territoire étranger qui tend en permanence à le rejeter, que par son activité professionnelle. Et ce déni, même temporaire, fait en quelque sorte traumatisme et agit bien au-delà de la guérison organique, mettant au jour le processus fondamental d’exclusion que la fonctionnalité du corps tend à masquer.
Mais d’autre part, le différend entre le patient et le médecin qui, de bonne foi, le déclare guéri, renvoie à un antagonisme beaucoup plus essentiel, qui s’analyse en termes de conflit de rationalité et renvoie tout simplement à un véritable conflit d’intérêts. Là où le médecin oppose sa scientificité au caractère “pré-logique”de son patient, dans la plus pure tradition paternaliste issue de la colonisation (dont le phénomène migratoire est un des effets), il fait preuve en réalité d’une double méconnaissance.

4. Présupposés politiques de la rationalité médicale

Il méconnaît d’abord, et n’analyse pas, la position réelle dans laquelle il se trouve par rapport à son patient : non pas un “colloque singulier” entre deux sujets, mais une position institutionnelle de pouvoir. L’expertise médicale n’a pas valeur de savoir scientifique, mais de référent permettant la décision judiciaire, en termes d’indemnisation ou de reconnaissance d’un sujet par un Etat. Comme l’écrit Sayad, “l’avis consultatif est source de droit”.
Il méconnaît ensuite un second élément, plus essentiel : la rationalité médicale a, dans son essence même, fonction de légitimation d’un pouvoir social. Le comportement procédurier du patient migrant face au médecin, loin d’être une attitude prélogique, témoigne donc au contraire d’une conscience aiguë de ces relations positionnelles, et en l’occurrence d’une lucidité parfaitement rationnelle sur leurs enjeux.
Sayad montre en définitive que la position objectiviste est une véritable position de classe, qui pose un déni sur son propre parti-pris : il ne peut pas s’agir d’objectivité, là où il n’y a pas de neutralité possible. Là donc où le déséquilibre est manifeste, le premier geste authentiquement thérapeutique du médecin consistera d’abord à se déplacer du camp institutionnel où sa formation et sa condition ne cessent de le renvoyer, pour tenter quelque part de rétablir, à partir de la prise en compte d’une globalité psycho-physique, un minimum d’équilibre juridique. Et l’enjeu n’y est rien de moins, pour le médecin, que de se rendre à lui-même un droit à soigner.

5. Accès à la responsabilité et transnationalité

La revendication d’un droit à soigner doit ainsi bien souvent être conçue par le médecin en termes d’affrontement à l’institution. Mais cet affrontement ne peut se faire qu’à partir d’une réinterprétation de la question du droit. Dans une allocution de 1997, intitulée “Ce que nous devons aux sans-papiers”(publiée aux PUF en 2002 dans l’ouvrage Droit de cité), le philosophe Etienne Balibar affirmait que les sans-papiers avaient “redonné vie à la politique démocratique” en passant du statut de victimes au statut d’acteurs, c’est-à-dire précisément en revendiquant des droits. C’est dire que la revendication du droit va beaucoup plus loin que la simple volonté d’intégration dans un système : elle pose une exigence de responsabilité. En mettant un Etat face à sa responsabilité, les migrants s’affirment eux-mêmes comme responsables et non comme assistés, et quittent par là même le système de l’exception pour intégrer un système de la règle dans lequel ils n’ont plus seulement fonction de soumission mais de régulation. Le passage des sans-papiers de la clandestinité à l’action politique avait ainsi fonction d’un véritable dynamiseur du lien social pour les citoyens eux-mêmes.
Cela signifie clairement que c’est désormais au-delà des frontières que doit être pensée la question du droit, si l’on veut pouvoir y adosser une pratique politique non discriminante. C’est pourquoi Balibar appelle dans son ouvrage à une “citoyenneté transnationale”, c’est-à-dire précisément à une authentique transnationalité politique, qui puisse s’affronter à la diffusion ultralibérale (et de ce fait aussi mafieuse) des transnationalités économiques. Là où les délocalisations massives et arbitraires tiennent lieu de déterritorialisation, il est clair que les migrations, à l’encontre du statut d’exception auquel on les confine, sont devenues un enjeu central des politiques économiques internationales, en même temps qu’un argument électoral : comme l’écrit Balibar, l’impuissance inavouée des Etats à réguler les flux financiers est corrélative de leur volonté affichée de réguler les flux de population. En ce sens l’idée du “seuil de tolérance”, comme celle de la “tolérance zéro”, ont fait muter le concept positif de tolérance, revendication essentielle de la philosophie des Lumières, en exception concessive d’une règle qui serait celle de l’exclusion. C’est cette règle implicite qu’il s’agit d’expliciter et de réfuter.

Dans Clandestine, paru chez Stock en 1993, Anne Tristan présentait l’enquête qu’elle avait faite l’année précédente dans les milieux de l’immigration, en se faisant passer pour Sonia, demandeuse d’asile , depuis la République dominicaine jusqu’aux lieux clandestins du territoire français, en passant par ses zones d’attente. Penser la nécessité de la règle, ce peut être aussi tenter d’éprouver, physiquement, ce qu’est le vécu quotidien d’un régime d’exception. C’est de ce vécu quotidien, dans son pays d’origine, que témoignait Svetlana Slapsak, anthropologue et historienne, dans un entretien paru en 1999 dans la revue Transeuropéennes, à propos de la Serbie nationaliste dont elle s’était exilée :
“Nous avons vu notre pays émigrer et s’éloigner de nous. Ce n’est pas nous qui émigrons, mais le pays.”
L’accueil des migrants manifeste ainsi cette première nécessité : de n’avoir pas à considérer notre territoire, fût-il d’origine, comme devenu, par ses pratiques d’exception, étranger à nous-mêmes.

© Christiane Vollaire