L’espace des écarts


Pour la revue Lignes n° 59, Gilets jaunes
Mai 2019
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L’écart entre la finalité avouée du pouvoir politique et sa finalité réelle crée l’abus de pouvoir, et par là même l’abus de représentativité, si le pouvoir ne fonde sa légitimité que sur le fait qu’il prétende être représentatif. L’espace de cet écart est la rue, comme figure de l’espace public : espace du dehors, c'est-à-dire espace de circulation, sur lequel les ronds-points créent un phénomène corrélatif d’embolisation et d’échange. Sur lequel les avenues canalisent l’événement réitéré de la manifestation. Que signifie alors le jaune fluo ? Sinon la possibilité de se reconnaître dans ces espaces désappropriés du domaine public, d’y produire le repérage des rassemblements, de faire vibrer la multitude à la lumière à partir d’un signal de danger ?
Les politiques néolibérales ont joué sur le « ni gauche ni droite » pour imposer l’absence d’alternative. Les ronds-points, dans les vertiges du sens giratoire, les prennent au mot, en faisant valdinguer ces appellations issues d’un autre âge : celui de la partition des places à l’Assemblée nationale et de sa théâtralisation en amphithéâtre du débat public.
Car, si les réseaux sociaux en sont devenus l’arène symbolique dans un espace virtuel, le conflit réel se déroule, lui, non pas dans la synchronie de ce « temps réel », mais dans la réalité concrète de la confrontation physique et de ses risques. Dix morts sur les ronds-points, plus de deux mille blessés, dont des centaines de mutilés aux yeux crevés ou aux membres arrachés. Et l’on ne comptabilise pas ici les autres effets post-traumatiques de la confrontation à la violence policière, ni les effets physiques de long terme de cette violence, même lorsqu’elle n’est pas immédiatement meurtrière ou mutilante. Pour ne pas parler de ses effets dissuasifs.
L’abus de pouvoir se dénonce ainsi lui-même par la brutalité de la répression. De quelle histoire des écarts cette violence fait-elle donc symptôme ?

1. La Plèbe de Machiavel et Shakespeare

En 1531, quatre ans après sa mort, étaient publiées les notes organisées par Machiavel onze ans plus tôt à partir de sa lecture de l’Histoire romaine de Tite-Live, écrite au 1er siècle av. JC. Les Discours sur la Première Décade de Tite-live constituent ainsi une véritable mise en abîme. Écrits sous l’Empire d’Auguste, les premiers tomes de l’Histoire de Tite-Live traitent en particulier, au deuxième livre, des fondements de la République romaine à partir d’une première révolte de la Plèbe en 495 av.JC.
La figure qui surgit dans le texte de Tite-Live est celle d’un plébéien, paysan enrôlé dans la guerre contre les Sabins, puis dépouillé à son retour de ses biens, sanctionné pour dettes et physiquement torturé par son propre créancier. L’apparition physique, sur la place publique, de cette figure doublement violentée échappée des mains de son geôlier, est le facteur déclenchant d’une révolte précédant l’Insurrection de la Plèbe en 494. Cette dernière prend la forme d’une sorte de grève non seulement de la production, mais de la guerre : pourquoi risquerions-nous notre vie à défendre contre les étrangers un territoire qui ne nous reconnaît pas comme citoyens ? La conséquence en est la création des tribuns de la Plèbe, qui sont ses représentants et la défendent contre les consuls, représentants des patriciens. Deux ans plus tard, c’est la confiscation des réserves de blé par les Patriciens, et la spéculation sur leur prix contre les Plébéiens, qui entraînent de nouvelles révoltes. La défense des intérêts collectifs contre l’ennemi étranger y passe par la reconnaissance des antagonismes de classe au sein du territoire. Tite-Live en rapporte l’événement cinq cents ans plus tard. Alors même que le pouvoir impérial vient d’être établi, il fonde la gloire romaine dans la légitimation de la république par la reconnaissance des classes populaires, ou de ce que Rancière appellera « la part des sans-part ». Une première mise en abîme, dans laquelle l’histoire des fondements de la République fait écho à celle des débuts de l’Empire.
C’est cet épisode que, six-cents ans après Tite-Live, Machiavel choisit de réactiver dans son Discours sur la Première Décade de Tite-Live. Discours entièrement fondé sur le choix de ce que Walter Benjamin appellera « l’anachronie ». Sur le même territoire romain, Machiavel est acteur d’une nouvelle ère, celle des débuts de la modernité, qui se trouve comme vrillée dans l’ancienne. Et c’est sur ce jeu de miroirs que se forge un concept de l’actualité politique comme réactivation des luttes :

Il y a dans chaque État deux humeurs différentes, celle du peuple et celles des grands, et toutes les lois que l’on fait en faveur de la liberté naissent de leur désunion. (…) Celui qui examinera bien le résultat de ces tumultes, ne trouvera pas qu’ils aient engendré des exils ou des violences au détriment du bien commun, mais plutôt des lois et des institutions à l’avantage de la liberté publique .

Dans l’Italie du XVIème siècle, Machiavel est acteur, à Florence, du conflit entre République et Principat. Le Prince, écrit juste avant les Discours, mais publié la même année, en atteste. L’émergence du conflit de représentativité dans la Rome des origines de la République sert de matrice à la légitimation de la République florentine qui, au moment où il écrit, vient d’être balayée par le principat des Médicis. La « désunion », comme conflit ouvert entre « le peuple » et « les grands », n’est pas un épisode destructeur, elle est au contraire ici le véritable fondement de la construction de Rome comme constitution du peuple romain. La reconnaissance de la « plebs » fait muter la conception du « populus » en le réénergisant. Le « Nous » romain est ainsi reconnu comme in « Nous » clivé, dont l’aristocratie n’a plus le monopole. Et le « tumulte » est la condition de possibilité de l’instauration d’un « bien commun » et d’une « liberté publique ». La révolte de la plèbe n’a pas pour finalité de défendre l’intérêt plébéien, mais de constituer l’exigence d’un intérêt collectif. Ce que Rousseau appellera « volonté générale » ne s’enracine pas ici dans le contrat, mais dans l’émeute, et ne peut s’imposer que par la force. Ou, comme le notait un récent graffitti, « On n’ entre pas dans un monde meilleur sans effraction ».
Shakespeare moins d’un siècle après Machiavel, écrit Coriolan, qui est joué en 1607. L’épisode est exactement le même : celui des révoltes de la Plèbe au début du Vème siècle av. JC. Sa référence est non plus Tite-Live, mais Plutarque, qui publie les Vies parallèles un siècle après Tite-Live, présentant la figure ultra-violente de Coriolan, tout à la fois héros militaire de la guerre contre les Volsques, et patricien qui décide d’affamer la plèbe en faisant monter le prix du blé. Shakespeare met en évidence cette double face sanglante d’une noblesse d’épée aussi impitoyable aux combats extérieurs et que dans les luttes intérieures. Mais c’est précisément ce héros-là qui finit par trahir sa patrie, préférant l’aristocratie ennemie à sa propre plèbe. 1607, l’année où est écrit Coriolan, est la période des débuts du capitalisme en Angleterre, où la spéculation financière sur le prix du blé va provoquer des émeutes de la faim dans les villes. L’année aussi des révoltes rurales contre le système spoliateur des Enclosures. Un monde de la confiscation nobiliaire qui donne une nouvelle profondeur de champ au récit historique de la constitution de la plèbe, et à la puissance qu’elle peut déployer à son encontre. C’est cette puissance qui s’incarne, chez Shakespeare, dans l’apparition du Premier citoyen :

On nous appelle pauvres citoyens : il n’y a de dignité que pour les patriciens. Le superflu de nos gouvernants suffirait à nous soulager. Si seulement ils nous cédaient des restes sains encore, nous pourrions nous figurer qu’ils nous secourent par humanité ; mais ils nous trouvent déjà trop coûteux. La maigreur qui nous afflige, effet de notre misère, est comme un inventaire détaillé de leur opulence ; notre détresse est profit pour eux. Vengeons-nous à coups de pique, avant de devenir des squelettes. Car, les dieux le savent, ce qui me fait parler, c’est la faim du pain et non la soif de la vengeance.

Et plus loin :

Eux, veiller sur nous ! … Oui, vraiment ! … Ils n’ont jamais veillé sur nous. Ils nous laissent mourir de faim, quand leurs magasins regorgent de grain, font des édits en faveur de l’usure pour soutenir les usuriers, rappellent chaque jour quelque acte salutaire établi contre les riches, et promulguent des statuts chaque jour plus vexatoires pour enchaîner et opprimer le pauvre. Si les guerres ne nous dévorent, ce seront eux.

Usurpation, confiscation, spoliation, sont les termes utilisés pour désigner l’activité des nobles, ou de cette « élite » économique dont la domination est par là même délégitimée. « Privatisation » en est la formulation contemporaine. Machiavel l’éclaire d’une formule du chapitre 5 :

Si l’on considère le but des nobles et des non-nobles, on verra chez les premiers un grand désir de dominer, et chez les seconds le désir seulement de ne pas être dominés, et par conséquent une plus grande volonté de vivre libres, parce qu’ils peuvent moins espérer usurper la liberté que ne le peuvent les grands .

2. L’inversion des vertus

Dans la pensée machiavélienne, la liberté ne saurait être que revendicatrice : elle est une dynamique de choc qui vient sans cesse cogner contre le mur de l’appropriation. Mais elle est par là même aussi un effet de reviviscence. Car si la domination est constitutive des classes qui la pratiquent, elle instaure bel et bien une sclérose au sein du corps social. La Plèbe qui se rebelle ne vise nullement ici à inverser le rapport de domination, mais à l’abolir. Et de ce fait, c’est elle qui construit la véritable puissance de la cité sur l’énergie qu’elle lui insuffle, à la fois par son travail (celui des classes laborieuses, tel qu’il se revalorise dans la pensée de la modernité) et par la dynamique de conflit qu’elle y engage. La cité du Prince est une cité morte, promise aux effets de décadence. Et la domination de classe est une forme de dévitalisation :

On appelle gentilshommes ceux qui vivent oisifs, jouissant abondamment des rentes de leurs possessions, sans se soucier aucunement ni de cultiver les terres, ni de tout autre labeur nécessaire pour vivre. Ces gens sont pernicieux dans tout État et dans toute province .

Ainsi, ce qui se joue dans le conflit patriciens-plébéiens n’est rien d’autre qu’une sorte de conatus du corps social, un effet, au sens propre, de « renaissance », coïncidant avec la période qui s’est donné ce nom, dans l’Italie de Machiavel aussi bien que dans l’Angleterre de Shakespeare. Et l’un comme l’autre inverse de ce fait le dualisme classiquement établi depuis Platon entre une tête aristocratique et un ventre populaire. Entre l’aptitude à penser et la soif de jouir ; entre le spirituel de la noblesse et le pulsionnel des classes inférieures, qui semble faire de l’émeute un simple appel du ventre, à l’encontre du désir d’ordre et de la rationalité politique :

Quant à la prudence et à la stabilité, je dis qu’un peuple est plus prudent, plus sage et plus avisé qu’un prince. (…) Un prince est bien souvent lui aussi égaré par ses propres passions, qui sont beaucoup plus nombreuses que celles des peuples. (…) On voit un peuple commencer à prendre en horreur quelque chose et ne pas changer d’avis pendant des siècles, ce que l’on ne trouve pas chez un prince .

Les deux vertus que sont prudence et stabilité, vertus mêmes de la rationalité politique, ne sont ainsi pas celles gouvernants, mais celles des gouvernés. Non celles des dominants, mais celles de ceux qui cherchent à n’être pas dominés. Le Prince étant au contraire celui qui est égaré par ses propres passions, et dont la versatilité est égale à l’habitude de satisfaire ses caprices. Ainsi sont battues en brèche deux métaphores organiques du corps social : celle qui, par Platon, représente le ventre soumis à la tête, et celle qui, selon Tite-Live, est employée par le sénateur-médiateur Menenius pour s’adresser à la plèbe. L’estomac, placé au centre du corps, y représente les patriciens, auxquels la Plèbe, représentée par les mains et la bouche en périphérie, refuse de transmettre les aliments. L’estomac, considéré comme un organe parasite, cesse ainsi d’être alimenté. Mais les mains et la bouche s’aperçoivent alors qu’elles dépérissent elles-mêmes, faute d’être nourries par le travail de l’estomac. L’aristocratie se donne ainsi à elle-même le pouvoir de la répartition des biens, que la grève de la Plèbe empêche d’être produits. Et la métaphore patricienne présente la dénonciation de l’usurpation comme une erreur de jugement. Mais, chez Tite-Live, la suite des événements donne précisément raison au peuple, puisque c’est de l’aristocratie que provient la spéculation sur le blé qui va conduire à l’affamer.
L’analyse de Brecht, en 1953, préparant la mise en scène du Coriolan de Shakespeare, fera se rencontrer, dans les analogies entre l’histoire romaine, la période shakespearienne du début du XVIIème siècle anglais, et la période contemporaine de la seconde moitié du XXème siècle, les problématiques similaires des luttes d’un peuple pour la reconnaissance, assignant au théâtre la fonction de faire « vivre l’expérience de la dialectique ». Ainsi montre-t-il, y compris dans le moment des erreurs populaires et des tromperies dont la plèbe est victime, un indice tragique de l’actualité :

Les plébéiens se laisseraient-ils rouler, que pour moi ils ne deviendraient pas comiques, mais tragiques. Ce serait une scène possible, car cela arrive, mais une scène sinistre. Je crois que vous méconnaissez les difficultés pour les opprimés de s’entendre.
(…) Pour les masses, le soulèvement est plutôt une solution contre-nature qu’une solution naturelle, et si grave que soit la situation à laquelle seul le soulèvement peut les arracher, cette idée exige d’eux autant d’efforts qu’en demande à l’homme de sciences une conception nouvelle de l’univers. (…) Il ne faut pas que nous nous dissimulions (pas plus à nous qu’au public) les contradictions qui ont été aplanies, refoulées, mises hors circuit, maintenant que, contraint par la faim, on engage la lutte contre les patriciens. (…) Plus tard dans la pièce, cette unité sera de nouveau rompue, il sera donc bon de ne pas la montrer au début comme simplement donnée, mais comme ayant été réalisée.

Transférant le cœur de la pièce des agitations du héros au mouvement historique de la plèbe, aux contradictions dont elle est le lieu et aux injonctions paradoxales auxquelles elle est en butte (celles de la représentation en particulier), il tente d’insuffler au texte ce souffle épique sans cesse contredit par la violence de la domination. Et montre comment une telle problématique collective de l’épopée est radicalement étrangère à la tragédie classique. Là où l’action se focalise sur un héros, la possibilité du souffle épique disparaît, pare que celui-ci ne saurait être que collectif. C’est précisément ce qui opposera les tragédies en chambre de Corneille ou Racine, aux tragédies historiques de Shakespeare, et en particulier au Coriolan, qui, comme l’écrira Brecht, est la « tragédie d’un peuple qui a un héros contre lui ». Coriolan est par excellence la pièce de la non-représentativité : le héros, patricien, ne représente ni sa caste ni son territoire, et finit par tourner son propre héroïsme contre son lieu d’origine, puisqu’il trahit Rome. L’action n’est pas la sienne, mais celle d’un peuple aux prises avec la problématique du soulèvement telle que la décrit Brecht :

Pour les masses, le soulèvement est plutôt une solution contre-nature qu’une solution naturelle, et si grave que soit la situation à laquelle seul le soulèvement peut les arracher, cette idée exige d’eux autant d’efforts qu’en demande à l’homme de sciences une conception nouvelle de l’univers.

3. Déterritorialiser

La haine contre le peuple est donc clairement le suicide politique des notables. Mais, pour le peuple lui-même, la solution du soulèvement est « contre-nature ». Elle contredit un désir de paix qui habite le peuple autant que le désir de guerre habite ses dirigeants. Si elle se fait au nom de la nécessité, elle va à l’encontre de la prudence et de la stabilité qui sont, aux yeux de Machiavel, les vertus populaires. Elle suppose un travail sur soi, c'est-à-dire sur le « nous » collectif, que Brecht désigne comme « les contradictions qui ont été aplanies, refoulées, mises hors circuit, maintenant que, contraint par la faim, on engage la lutte contre les patriciens ». C’est de ce travail sur soi, et non d’une pulsion originelle, que procède la rébellion. L’écart entre le désir de paix et la puissance du soulèvement est une mesure de sa nécessité, de la force de l’exigence à laquelle il répond. Et cet écart fait multitude.
Le 14 mars 2019, l’Assemblée des Gilets jaunes de Commercy lançait son quatrième appel à la mobilisation :

Depuis bientôt 4 mois dans tout le pays, et même ailleurs, les gilets jaunes se mobilisent tous les jours et manifestent chaque samedi pour une véritable justice sociale et fiscale. Notre mouvement populaire, spontané et apartisan, porté par la protestation contre l'augmentation inacceptable du prix des carburants et la baisse des retraites s'est depuis enrichi d'une multitude de nouvelles revendications. Nous les avons placées au centre des débats, c'est notre principale réussite.

Malgré le temps, malgré la violence, et malgré la multiplication des revendications portées par le mouvement, nous ne nous sommes pas égarés en chemin, bien au contraire. En contact permanent avec la population, dans nos cabanes, sur nos ronds points, ou en allant à sa rencontre, dans les portes à portes ou dans la rue, nous sommes plus que jamais conscients de la réalité sociale de ce pays et de la responsabilité que nous portons désormais.

Qu’une multitude anonyme, aux revendications multiples et contradictoires, puisse produire la convergence d’un discours cohérent en mettant en évidence sa propre pluralité, relève d’un exploit similaire à celui qui a porté la Plèbe romaine à s’unir, dans la diversité de ses propres conditions. S’assembler, se disperser, faire rhizome en refusant de s’enraciner, occuper l’espace des ronds-points, se retrouver pour débattre, chercher des lieux, affronter des municipalités hostiles, trouver des hébergements pour se déplacer. Toute une logistique du long terme accompagne un mouvement qui semblait né de rien, et dont chacun s’étonne de la longévité. Un mouvement issu des territoires, du monde rural au monde urbain, et qui parvient pourtant à se déterritorialiser. Un mouvement qui fait converger des éléments de l’espace social qui n’étaient pas prêts à se rencontrer. L’un des moments emblématiques en est, le 11 février, la déclaration du Comité Adama adressée aux Gilets jaunes de Rungis. Le comité Adama s’est créé à la suite du décès d’Adama Traoré, jeune homme de vingt-quatre ans, tué par la police à la gendarmerie de Persan, après son interpellation pour contrôle d’identité en banlieue parisienne. La déclaration dit :

Comment imaginer qu'un tel mouvement puisse se faire sans les habitants des quartiers?? Nous sommes investis depuis plusieurs semaines dans le mouvement des Gilets Jaunes, nous habitons les quartiers d'Ile-de-France. Les Gilets Jaunes de Rungis et le Comité Adama manifestent chaque samedi ensemble. Nous avons jugé qu'il était important de se réapproprier la parole sur nos vies et sur les luttes que nous menons. D'exprimer, dans le cadre d'un meeting, notre engament et nos motivations dans le mouvement des Gilets Jaunes. Nous souhaitons réfléchir à la façon dont nous pouvons amplifier l'implication des habitants des quartiers populaires, qui vivent l'enclavement, la précarité, Le mal-logement, les violences policières et le racisme au quotidien. Ce qui est fait pour nous, sans nous, est fait contre nous !

La mise à l’écart des « populations issues de l’immigration », la discrimination qui les expose à la violence, est ici annulée par l’effet solidaire. Cet écart-là, du « blanc de souche » au « non-blanc », est ainsi aboli dans la revendication commune par un nouvel effet de déterritorialisation : celui qui déplace du monde rural au monde urbain le sens même du mot « périphérie ». Abolir l’écart entre les périphéries, c’est en faire le centre d’une nouvelle forme de vie politique. Et cette vie scintille, à la manière des lucioles de Pasolini, dans le miroitement des gilets.
Un texte de Foucault, intitulé « Le sujet et le pouvoir », paraît en 1982 aux Presses de l’Université de Chicago. Il y donne le principe méthodologique qui oriente son travail :

Je voudrais suggérer ici une autre manière d’avancer vers une nouvelle économie des relations de pouvoir, qui soit à la fois plus empirique, plus directement reliée à notre situation présente, et qui implique davantage de rapports entre la théorie et la pratique. Ce nouveau mode d’investigation consiste à prendre les formes de résistance aux différents types de pouvoir comme point de départ .

Ce n’est plus l’analyse du pouvoir qui fait sens, mais l’analyse de la réalité des fores qui s’y opposent, pour le définir par la négative de ce qu’il devrait être, ou par les formes d’affrontements susceptibles de le mettre en échec. Et, de même que les systèmes de gouvernementalité produisent une multiplicité des types de pouvoir et des dispositifs qui les représentent, de même à cette labilité des formes d’assujettissement répond une labilité des formes de résistance, ou ce que Foucault appelle « les efforts déployés pour essayer de dissocier ces relations (de pouvoir) ». Et, pour définir ces efforts, au sens le plus spinoziste du terme (celui du conatus, comme puissance vitale, ou « effort de tout être pour persévérer dans l’être »), il ajoute :

Ce sont des luttes qui mettent en question la statut de l’individu : d’un côté, elles affirment le droit à la différence et soulignent tout ce qui peut rendre les individus véritablement individuels. De l’autre, elles s’attaquent à tout ce qui peut isoler l’individu, le couper des autres, scinder la vie communautaire, contraindre l’individu à se replier sur lui-même et l’attacher à son identité propre. Ces luttes ne sont pas exactement pour ou contre l’ « individu », mais elles s’opposent à ce qu’on pourrait appeler le « gouvernement par l’individualisation » .

Tout le texte de Foucault résonne de stupéfiante manière avec l’objet même du mouvement des Gilets jaunes, à la fois revendication des singularités et refus de l’individualisme, ou du « gouvernement par l’individualisation ». Nécessité de se reconnaître et possibilité de se différencier ; refus de l’assignation à la norme et volonté de faire lien. Et Foucault renvoie cette question à la question kantienne « Qu’est-ce que les Lumières ? », dont il redéfinit les enjeux à travers la question de l’actualité :

Mais la question que pose Kant est différente : qui sommes-nous, à ce moment précis de l’histoire ? Cette question c’est à la fois nous et notre situation présente qu’elle analyse. (…) Sans doute l’objectif principal aujourd’hui n’est-il pas de découvrir, mais de refuser ce que nous sommes. Il nous faut imaginer et construire ce que nous pourrions être pour nous débarrasser de cette sort de « double contrainte » politique que sont l’individualisation et totalisation simultanées des structures du pouvoir moderne .

« Refuser ce que nous sommes », c'est-à-dire récuser ce que les systèmes de gouvernementalité nous ont assignés à être, sous la forme de l’identité. Construire ce que nous « pourrions être », à l’encontre de l’individualisation autant que de la totalisation, c’est engager le mouvement d’une dynamique politique dans l’espace d’un commun.
C’est ce refus de l’assignation policière qui suscite la violence du pouvoir. Si le mouvement, canalisé aux ronds-points en vue de protester contre l’augmentation du prix du carburant, n’avait étonnamment fait l’objet d’aucune répression spécifique, en revanche, dès qu’il a diversifié ses objectifs et produit ce qu’on appelle traditionnellement une « convergence des luttes, alors la violence policière s’est déchaînée avec une brutalité de type colonial, inédite depuis le XIXe siècle envers ceux que l’État reconnaissait comme citoyens, et autrement plus armée. Cette violence, réactivant une mémoire coloniale et postcoloniale des abus, et suscitant de ce fait des ralliements au sein des quartiers populaires qui y sont en permanence soumis, fait symptôme de la puissance, inédite elle aussi, et pour cette raison mise en danger, de ce mouvement des écarts.