Sur le livre d’Alain Brossat, LES SERVITEURS SONT FATIGUÉS (les maîtres aussi)


L’Harmattan, coll. « Quelle drôle d’époque ! », Paris, 2013
Pour la revue Pratiques, note de lecture, juin 2013

Cet ouvrage est le premier de la collection « Quelle drôle d’époque ! », qui utilise la forme brève pour des textes vifs, saisissant alertement leur sujet pour lui donner une réelle portée philosophique et politique. Et l’ouvrage est parfaitement représentatif du programme de la collection. A travers la littérature et l’histoire, Alain Brossat, philosophe qui a déjà donné plusieurs textes à la revue Pratiques, interroge la figure ancestrale du serviteur comme paradigme de la discrimination sociale, dans ses diverses occurrences. Esclave, serviteur, domestique, valet, autant d’images d’un certain concept du déclassé : celui que son statut social situe dans cette distance paradoxalement infranchissable, que constitue la promiscuité avec les maîtres. Celui que son inscription dans l’intimité physique des maîtres rend tout simplement invisible. Du déshabillage à la gestion des ordures et des excréments, du nettoyage de la lingerie au service sexuel, les différents registres de la promiscuité entre maître et serviteur sont explorés comme autant de modalités de la barrière de classe, par lesquelles l’intimité rend impossible la proximité.
Le moment des Lumières, annonciateur des révolutions, est celui qui fait tout à coup surgir la parole du serviteur comme dominant celle du maître : le premier moment authentiquement politique de cette relation, qui aboutira non pas à l’abolition du rapport de classe, mais à sa reconfiguration, de la domination aristocratique à la domination bourgeoise. Figaro de Beaumarchais, Jacques le Fataliste de Diderot, incarnent ce moment politique unique de la domination intellectuelle du valet sur le maître, où la position subalterne cesse d’être une position de soumission, pour incarner, dans un jeu d’indétermination, une phase de l’histoire. Ces serviteurs éloquents et espiègles échappent à la servitude par la puissance de l’intelligence et du langage, mettant au jour les contradictions de leur position subordonnée.
Mais, à la période de la globalisation contemporaine, le déni sur le rapport de classe, sous la forme de ce que le sociologue Zygmunt Bauman appelle « la vie liquide », produit au contraire une véritable confusion. Et dans cette confusion, la cohorte des servants, littéralement interloquée jusque dans son statut migrant issu de la colonisation, semble interdite de discours. Brossat en saisit le modèle dans l’ « affaire DSK» : le moment où il n’y a plus de « dialectique » du maître et de l’esclave, c'est-à-dire plus de parole portée ni par l’un ni par l’autre. C’est par la médiation de mercenaires de la parole (avocats, procureurs, médias journalistiques) que passe le rapport de domination sociale qui accomplit le rapport de prédation sexuelle entre maître et servante.
Tout au long de ce bref ouvrage, Brossat interroge ce rapport de domination qui évacue toute forme d’affrontement direct. Du chapardeur rebelle au serviteur floué, de la « racaille de banlieue » au valet, émergent d’indiscernables figures du mépris social, réduits à la brièveté de l’émeute, échappant à ce qu’Axel Honeth désigne comme le pouvoir de la reconnaissance.
A ces figures du déclassé plébéien, Marx oppose, par un regard clairement défini par Brossat comme discriminant, la figure du prolétaire, identifiée par les déterminants de la lutte des classes, et la dignité qui en est corrélative. Le livre aboutit à dénoncer la manière dont, progressivement, par la précarisation du travail et la dissolution des solidarités, la classe des travailleurs a basculé du côté des déclassés, passant du statut de prolétaire à celui de serviteur, dans tous les renoncements contemporains à l’abolition des privilèges. Mais il montre aussi comment la position marxienne a contribué à un déni jeté sur la plèbe comme véritable force sociale. La « fatigue » des serviteurs, c’est l’épuisement des travailleurs réduits à la servitude, que ce texte appelle à combattre.

© Christiane Vollaire