LES DÉFINITIONS DU CRIME


Pratiques N° 17, « Des remèdes pour la sécu », avril 2002

Assurer sa voiture, sa maison, ses biens, c'est anticiper sur une possibilité: celle qu'ils puissent être accidentés, incendiés ou volés. Assurer son corps, c'est anticiper sur une certitude : celle de la maladie, qui est le lot de tous les êtres humains sans exception. Dans le premier cas, le possible statue sur de l'avoir; dans le second, le certain statue sur de l'être. Dans les deux cas, le système d'anticipation s'appelle "assurance". Mais parle-t-on pour autant, sous le même nom, de la même chose ? C'est précisément à cette identification, qui est leur raison d'être, c'est-à-dire leur raison commerciale, que se livrent les compagnies d'assurance. Mais peut-être doit-on considérer d'un oeil au moins vigilant une identification qui ne profite, précisément, qu'à la raison commerciale.
Peut-être voudra-t-on bien considérer l'essor exponentiel des compagnies d'assurance dans les dernières décennies, la situation de trust et de monopole économique qui est la leur. Et la mettre en parallèle avec les restrictions qu'elles imposent à leur clientèle et les exclusions qu'elles mettent en œuvre, pour constater la dégradation de la santé publique qui est corrélative de leur montée en puissance. Pour comprendre le lobby qu'elles ont institué aux USA en vue de faire obstacle à l'étatisation de la couverture sociale. On partira alors de cette question redoutablement simple : Où se situe exactement le risque de la maladie, pour un individu et pour une société ?

Deux traditions antagonistes du droit

Cette question ne recouvre de fait que l'opposition entre deux logiques. Opposition irréductible et déjà ancienne entre deux conceptions du droit, entre deux conceptions plus précisément des droits de l'homme, entre deux versions de leur rapport à l'État. Opposition qui se fait jour en France autour de 1848, au moment où les nouveaux rapports de force économico-politiques produits par la révolution industrielle obligent à repréciser plus concrètement les droits établis par la déclaration de 89. Un siècle plus tard, en 1948, la déclaration universelle des droits de l'homme établie par l'ONU affirmera deux types de droits distincts mais nécessairement corrélés. D'une part les droits qui instituent le possible pour les personnes, qu'on désignera comme "droits-liberté" (de pensée, d'expression, de commerce ou de réunion); d'autre part les droits qui instituent l'obligatoire pour les États, qu'on désignera comme "droits -créance", droits économiques et sociaux incluant le droit à la sécurité sociale, à la juste rémunération du travail ou à un niveau de vie suffisant.
Corréler ces deux types de droits, c'est réunir enfin les deux traditions antagonistes de l'histoire des droits de l'homme : la tradition libérale, issue de la Constitution française de 1791, qui considère que la fonction du droit est d'abord de faire pièce aux abus de pouvoir de l'État. Et la tradition socialiste, issue de la Constitution de l'URSS de 1936, qui considère que la fonction du droit est d'abord de mettre l'État face à ses devoirs à l'égard de ses ressortissants. Ces traditions ont, chacune séparément, mené à des abus exactement contraires : la première, parfaitement juste dans son intention originelle de lutte contre les abus de l'étatisme, conduit aux excès du libéralisme sauvage et de l'exploitation liée à la loi du marché. La seconde, parfaitement juste dans son intention de lutte contre les inégalités, conduit aux excès du totalitarisme.
Or renoncer à l'une ou à l'autre au motif de leurs dérives serait renoncer à ce qui les rend non seulement essentielles et vitales, mais étroitement et réciproquement corrélatives. Les droits-créance sont en effet la condition même des droits-liberté : quelle liberté garantir à des citoyens privés des moyens économiques de leur survie? Mais, tout aussi bien, les droits-liberté sont les garants des droits-créance : quelle égalité garantir à des citoyens privés de liberté ?
La question de l'assurance-maladie, comme droit-créance reconnu par un État, est donc au cœur d'un jeu d'équilibre et d'un rapport de forces entre deux pouvoirs également susceptibles d'abus : le pouvoir politique de l'État et le pouvoir économique du marché. Or il est clair que, dans nos sociétés occidentales industrialisées de ce début du XXIème siècle, où la menace des totalitarismes a été largement évacuée, et où la mondialisation du marché accélère les processus de dépérissement des États, c'est le second pouvoir qui est devenu prédateur. Les déterminations de la santé sont donc au cœur du questionnement politique le plus urgent : où situer le corps dans cette configuration économique, et comment gérer son devenir ?

Corps social et corps individuel

Ici se pose évidemment la question de la relation d'un corps individuel à un corps social, comme entité reconnue et extérieurement définissable. Or le corps social ne peut se constituer qu'en reconnaissant les corps des individus comme ses propres membres. Tel est le sens authentique du terme de "solidarité", qui ne définit pas du tout un sentiment de bienveillance ou de charité (comme le laisse entendre l'esprit "resto du cœur"), mais une situation d'appartenance commune et d'intérêt commun. La solidarité n'est pas d'ordre affectif, elle est de fait parce qu'elle désigne l'essence d'une société autant que son fondement économique. Parce qu'elle l'identifie comme unifiée à partir de sa pluralité, et définie par des relations de réciprocité juridique, politique et économique entre ses membres. Or la métaphore du corps social est une métaphore organique. Si donc l'unification du corps social n'est pas une unité originelle, mais un devenir commun à construire (ce que symbolisent les théories du contrat social), cette métaphore organique ne peut trouver sa justification dans aucun référent génétique lié à l'appartenance raciale ou ethnique. Elle la trouve en revanche dans les formes de solidarité biologique qu'induit le concept de santé publique. La solidarité du corps social, y compris dans sa périphérie, est d'abord une solidarité sanitaire, une conscience que la maladie fonctionne sur le régime de la transmission, et que de ce fait la responsabilité individuelle est indissociable d'une responsabilité collective. L'idée, utilitariste mais irrécusable, que même la protection des mieux nantis économiquement est radicalement conditionnée par celle des plus démunis.

La question devient alors celle du statut même de la maladie, inscrivant le corps individuel dans sa relation au corps social. précisément parce que la maladie ne concerne pas l'avoir mais L'être, elle ne constitue jamais un événement mais un identifiant, une sorte de marquage du sujet, dont on trouve du reste les traces dans ses marqueurs immunitaires. L'accident qui advient au corps modifie l'être-au-monde du sujet, transforme son regard sur lui-même aussi bien que le regard des autres. Et peut évidemment métamorphoser son devenir professionnel et social. La maladie n'est pas une entité déterminable et séparée, elle est un processus de dérégulation biologique qui déstabilise à son tour les équilibres sociaux dont l'individu est le lieu. Une large partie de la population se trouve ainsi au bord de la décompensation qui peut transformer le basculement biologique en naufrage social.

Précarité économique et droit à la santé

Or, au sein du corps social, les situations de précarité sont évidemment les plus sujettes à la décompensation. Ainsi la précarité économique est-elle, d'emblée, une situation d'exposition du corps à tous les niveaux : précarité de l'habitat et des conditions d'hygiène, qui expose au risque infectieux et épidémique, au déséquilibre alimentaire, aux violences liées à la promiscuité. Mais aussi précarité liée au déficit éducatif, aux difficultés de lecture et d'expression, qui empêchent aussi bien de s'informer sur ses droits que de communiquer sur son état . Ainsi, plus le corps est exposé par l'origine sociale du sujet, plus celle-ci désamorce les mécanismes de protection : ce sont les motifs mêmes du besoin de soin qui inhibent la réponse au besoin. Cet engrenage, du strict point de vue socio-économique, est une fatalité : il relève d'un déterminisme qui ne connaît pas d'exception.
Mais cette fatalité économique n'est pas une fatalité politique, précisément parce que ce n'est pas une fatalité biologique. La fatalité biologique est celle d'un dépérissement naturel du corps, indépendamment de toute intervention technique. mais elle vaut pour tous les corps indistinctement, et ne saurait exister que dans un état de nature. Dans un état social au contraire, état Où la survie biologique est conditionnée et surdéterminée par un système de production et d'échanges, le déterminisme devient économique : c'est la loi du marché, et non plus la loi de la nature, qui décide des conditions de la survie. C'est ici qu'on doit définir exactement en quoi consiste le droit à la santé. Il ne s'agit Évidemment pas d'un droit à rester éternellement en parfaite santé, puisque aucun droit ne peut statuer sur l'impossible. Le rapport de la maladie à la santé n'est en effet pas du tout le rapport de l'exception à la règle, ou de l'anormal au normal. La maladie, le dysfonctionnement, ne sont pas l'exception du corps, mais sa règle. S'ils sont pathologiques du point de vue de la norme physiologique idéale, ils sont en revanche normaux du point de vue statistique de la réalité des corps. Le droit à la santé n'est donc rien d'autre qu'un droit du corps à se maintenir en vie dans des conditions qui respectent la dignité du sujet, et ce droit ne peut qu'être inconditionnel : reconnu pour tout homme ou pour aucun.
Or ce droit, parce qu'il est un droit-créance, est indissociable de son coût économique. Ou la santé est reconnue comme un droit, et l'État a pour obligation de garantir le paiement de son coût. Ou ce paiement n'est pas garanti par l'État .Le coût ne peut alors peser que sur les sujets ou les assureurs qu'ils financent, et la santé cesse de facto D'être un droit. Conditionner ce droit à un statut socio-économique revient donc tout simplement à le nier en opérant une forme de sélection biologique. C'est l'objet même du darwinisme social, qui légitime le pouvoir économique comme pouvoir de vie et de mort.

Discrimination sociale et déni d'humanité

Si le coût de la santé est hors de proportion avec un revenu moyen, il est de toute évidence hors de portée d'un revenu faible. Privatiser l'assurance, c'est donc rendre la protection sanitaire inversement proportionnelle à l'exposition du sujet, puisque le déficit Économique qui détermine la surexposition à la morbidité est le même qui interdit l'achat d'une assurance.Mais ce creusement des écarts sociaux, qui ajoute à l'inégalité devant la maladie l'inégalité devant le soin, ne produit pas seulement des différences quantitatives. Par le déni de droit qu'il affirme, il produit aussi une vraie différence qualitative. Si en effet la finalité de tout pouvoir technique, et le médical plus que tout autre, est, comme le revendiquait déjà Descartes dans le Discours de la Méthode, l'amélioration de la condition humaine, la question devient alors : qui inclut-on dans cette condition, et qui en exclut-on ?
Dans Utopies Sanitaires, ouvrage publié en 2000 par Médecins sans Frontières, Karim Laouabdia écrit clairement que le système de protection sociale des USA s'apparente à un système d'apartheid, dans la mesure où le clivage entre assurés et sous-assurés se fait sur une base socio-économique dont la ligne de partage recouvre l'appartenance ethnique. Loin de relever, selon la langue de bois libérale, du "choix individuel", le système repose au contraire sur la contrainte d'un principe discriminatoire, déshumanisant ceux qu'il renvoie corrélativement à leur "infériorité" ethnique et à leur indignité humaine.
Ainsi le droit à la santé apparaît-il indissociable, dans son sens le plus radical, d'une reconnaissance d'humanité. Car le corps exposé est un corps déshumanisé, précisément parce que réduit au biologique. L'homme est déshumanisé dès lors que son corps (sa survie physique immédiate) devient le problème unique et constant de son existence. Dès lors qu'il ne peut y faire face qu'avec ses seuls moyens biologiques. C'est à cela qu'est réduit un homme à qui la protection sanitaire n'est pas assurée. Ainsi, derrière la question de la protection sociale se profile la question plus fondatrice de Primo-Levi : "Si c'est un homme...". Si l'exposition du corps est une forme de déshumanisation, le refus de soin apparaît alors pour ce qu'il est : un véritable acte de terreur, qui renvoie l'autre, à partir d'un principe discriminatoire, à la déchéance et au risque de mort. Ce qui est, juridiquement, la définition même du crime contre l'humanité.

Le désengagement comme crime

Si donc toute politique de santé impose un contrôle des coûts, c'est-à-dire leur limitation, on considérera que les dépenses de santé, dans leur part essentielle, ne relèvent pas de la consommation (qui ne concerne que l'avoir), mais du maintien en vie (qui concerne L'être). Et que mettre, par la structure même d'un système de soin, un médecin en position de ne pas répondre à une demande vitale sur laquelle il est compétent, c'est le placer en position de criminel. La question politique est alors de savoir sur quels secteurs portera cette limitation, et quels sont les seuils en-deça desquels elle rendrait la protection sociale inopérante. Ces deux questions se ramenant à une seule : quels sont les pré-requis minimaux et inconditionnels pour qu'une politique de santé ne devienne pas un droit de vie et de mort ? Or la seule finalité avouable d'une politique de santé est la mise en œuvre du droit au soin dans sa dimension inaliénable et indiscriminée. En ce sens, l'intention de réduction des coûts n'a de valeur que si elle est subordonnée à l'exigence d'accès au même système de soins pour tous, et à la garantie de leur qualité. C'est précisément ce que seul un État est à même de garantir, puisque seul il peut non seulement imposer du droit, mais créer les conditions de son application.
Là où le contrôle des dépenses touche au seuil minimal, là où il s'applique à des catégories de populations déjà sous-médicalisées, sous-saturées ou sous-informées, il s'apparente tout simplement à un refus de soin. Là où il produit des restrictions budgétaires sur les ressources humaines du secteur hospitalier ou sur la couverture sanitaire d'une région, il atteint nécessairement la qualité des soins, et provoque des répercussions en termes de morbidité. Là où il conduit à abandonner le secteur de la prévention, il produit une aggravation des risques. Les acquis de la protection sociale sont des acquis récents et spécifiquement européens: de la fin du XIXème au Royaume-Uni ou en Allemagne, de l'immédiat après-guerre en France (liés au passage au pouvoir du parti communiste). Au Royaume-Uni, le thatchérisme de la fin des années 80 a brutalement introduit la loi du marché dans un système jusque là géré par l'État, entraînant refus de soin, listes d'attente et aggravation des inégalités, à partir d'une discrimination sanitaire entre secteur public et secteur privé. C'est dire que si les effets nuisibles d'un désengagement de l'État sont toujours prévisibles, ses dégâts effectifs là où il s'est appliqué sont devenus aisément constatables.

Éviter la casse humaine qui est toujours la conséquence d'un tel désengagement, c'est admettre que les devoirs d'un État à l'égard de ses administrés ne relèvent nullement du concept religieux de la "Providence", mais du concept politique de la solidarité, c'est-à-dire de la réciprocité, s'il est vrai, comme le montrait déjà l'analyse de Hobbes au XVIIème, que là où la survie de la personne n'est pas garantie, ses obligations à l'égard de la communauté disparaissent.
La sécurité sociale apparaît ainsi comme un dispositif central du système de régulation juridique des inégalités économiques. Et les finalités qu'impose sa gestion ne sont que des finalités politiques : tenter que les inégalités culturelles de condition n'affectent pas le droit naturel à la vie. Dès lors que les droits socio-économiques touchent au fondement du biologique, il est clair qu'une responsabilité sociale de la restauration des corps devient le moyen radical de les soustraire à la puissance économique comme prise de corps.

© Christiane Vollaire