Les ambivalences du social


Pratiques n°40, « Travailleurs sociaux : Les brancardiers de la République », 1er trimestre 2008

En ne cessant d'affirmer, à l'encontre de l'idéologie du tout-biologique qui sous-tend l'institution médicale, que le médecin ne soigne pas un corps mais un sujet, une médecine authentique n'établit pas seulement une relation psycho-somatique, mais aussi une relation individuel-collectif. Un sujet n'est pas seulement une personne individualisée, c'est aussi un nœud de relations inscrit dans une société, rendant le corps physique indissociable du corps social. C'est cela que le spécialiste, tout autant que le généraliste, reçoit dans son cabinet. C'est cela aussi que l'interne, tout autant que le chef de service ou l'infirmier traite à l'hôpital.
Mais dès qu'apparaît, précisément, la question sociale, surgit une redoutable contradiction interne : si le terme social, dans son origine, désigne tout ce qui fait lien, dans ses acceptions contemporaines au contraire, il tend paradoxalement à signifier, de façon très insidieuse, ce qui fait rupture. C'est à ce double sens, et aux violences qu'il engendre, que la pratique médicale est quotidiennement affrontée.

1. Un glissement de sens

Ce glissement de sens insidieux, le dictionnaire Robert le met en évidence par les trois définitions successives qu'il donne au terme : d'abord ce qui forme une société, ensuite ce qui est propre à une société constituée, enfin ce qui est relatif aux rapports entre les classes de la société. D'une définition unifiante (celle qui suppose le "contrat social"), on est passé à une définition clivante. Celle qui, à partir d'un partage de classes, donne lieu à l'activité du travailleur social, et aboutit au substantif "faire du social". Il s'agira alors de "venir en aide à ceux qui en ont besoin", de "mesures en faveur des plus défavorisés", de "corriger les disparités". Quels que soient les euphémismes en usage dans les dictionnaires, ils ne peuvent que prendre acte de ce passage d'un modèle unifiant à une réalité discriminante, qui sous-tend le sens correctif accordé au substantif.
On ne peut "faire du social" que là où il y a désocialisation, et le terrain du "travailleur social" est, dans bien des cas, le lieu même de cette désocialisation. Celui du besoin, celui de la disparité. Le travailleur social tente en quelque sorte une réparation, une attelle sur cette "fracture sociale" produite et sans cesse reproduite par la réalité politique du terrain sur lequel il travaille.
Or il se trouve que cette disparité sociale produit aussi de la disparité organique, et que bien évidemment les conditions d'une existence quotidienne précaire sont aussi les conditions d'un vécu corporel pathologique : dégradation de l'hygiène liée aux conditions d'habitat, propagation des conduites addictives, manque d'attention à soi, risques liés à la promiscuité ; obstacles, institués et intériorisés, à l'accès aux soins, sont autant de marqueurs qui associent étroitement les problématiques du travailleur social et les problématiques du travailleur médical, affrontés aux mêmes réalités de terrain.

2. Une injonction contradictoire

Cette réalité est aussi celle du "double bind", de l'injonction contradictoire analysée par Pierre Bourdieu dans La Misère du monde, paru en 1993. Dans tous les métiers liés au social, il va mettre en évidence ce qu'il appelle la "mauvaise foi de l'institution", qui se traduit d'abord par une dévalorisation des métiers du social, en termes symboliques et en termes de rémunération, dans le temps même où ils sont jugés indispensables. Ainsi donne-t-il l'exemple de ce juge d'application des peines discrédité par sa propre institution judiciaire :

"Il est en outre regardé de très haut par les magistrats, pour qui il représente le social".

Et il le cite :
"C'est pas intéressant, le social : c'est l'emmerdeur et (…) c'est de la seconde zone (…) c'est pas du judiciaire noble(…). Le judiciaire, c'est la rédaction des actes judiciaires (…) c'est des problèmes juridiques (…) Mais quant à accompagner les gens dans leur vie pour savoir ce qu'ils deviennent et essayer de les aider, ça c'est …" (1)

On peut remplacer "judiciaire" par "médical", et on trouvera exactement la position dans laquelle le médecin conscient de sa responsabilité sociale se trouve face à son institution et à ses collègues notabilisés : "accompagner les gens dans leur vie pour savoir ce qu'ils deviennent", c'est cela même qui apparaît comme le comble du discrédit. Par le fantasme d'un effet de contamination, l'accompagnement social devient une figure de la déchéance professionnelle, et la relation d'aide une forme de la trahison de classe.
Autrement dit, de même que le juriste qui vise à réaliser le droit, le médecin qui cherche véritablement à soigner va se trouver, par l'effet même de son exigence d'efficacité, destitué de la reconnaissance professionnelle de son milieu. Là où la finalité d'une fonction sociale est réalisée, c'est cette fonction même qui est dévalorisée.
Le "judiciaire noble", c'est celui qui ne se frotte pas à la réalité du justiciable, de même que le médical noble est celui qui ne se frotte pas à la réalité du patient. Et ce mépris pour le réel n'est rien d'autre que la condition même d'une pérennisation des rapports de classe : la mise en œuvre du concept de "noblesse" reproduit ce que Bourdieu appelle ailleurs la "distinction", légitimation aristocratique des rapports de classe, qui n'établit du "social" que pour naturaliser les disparités. C'est cette reconduction des rapports de classe au sein même d'une institution prétendument démocratique, que Bourdieu qualifie de "mauvaise foi institutionnelle" :

"Si l'on appelle mauvaise foi, avec Sartre, le mensonge de soi-même à soi-même, on peut parler de mauvaise foi institutionnelle pour nommer la propension constante des institutions d'Etat à refuser ou à récuser, par une sorte de double jeu et de double conscience collectivement assumés, les mesures ou les actions réellement conformes à la vocation officielle de l'Etat."(2)

Lire cela, c'est comprendre qu'il y a bien des raisons politiques, et parfaitement concertées, au travail de Sisyphe que représente la tentative de prise en considération sociale d'un patient désocialisé. C'est comprendre aussi que les résistances auxquelles s'affronte le médecin comme le travailleur social ne sont pas extérieures, mais au contraire constitutives de la commande sociale elle-même. Et que pour les contourner, il faudra beaucoup plus que de la bonne volonté : une intelligence aiguë de la duplicité institutionnelle.

3. Les ambiguités du concept d'exclusion

C'est du reste de cette duplicité que relève le concept même de l'exclusion comme opérateur d'analyse des relations sociales, tel que l'analyse Luc Boltanski dans Le Nouvel esprit du capitalisme. Et il en montre l'irruption historique :

"L'exclusion se présente comme un destin (contre lequel il faut lutter), non comme le résultat d'une asymétrie sociale dont certains hommes tireraient profit au détriment d'autres hommes. L'exclusion ignore l'exploitation. Cet argument est explicitement développé par Jean-Baptiste de Foucauld, commissaire au Plan au début des années quatre-vingt-dix, et sans doute l'un des hauts fonctionnaires qui a pris le plus fortement à cœur la lutte contre l'exclusion." (3)

Cette opposition de l'exclusion à l'exploitation recouvre un déni : celui de la responsabilité politique. Le concept d'exclusion sociale est destiné, Boltanski le montre ici, à nier la réalité des rapports de classe, à occulter la responsabilité politique du clivage social, pour en faire ce qu'il appelle ici un "destin". Il s'agit en quelque sorte de naturaliser la différence sociale, de la dépolitiser, pour admettre qu'elle puisse faire l'objet d'une "aide" au sens humanitaire du terme, non d'une revendication. Il s'agit de dissoudre toute dénonciation possible d'une logique de profit (celle de la spoliation de dépossédés au profit de possédants), pour l'euphémiser dans une logique de fatalité où les liens de cause à effet sont effacés, où les rapports de classe ne relèvent pas de la violence économico-politique, mais de la destinée.
On admettra qu'il y a des exclus que l'on peut aider, dans la mesure même où cela évite de reconnaître qu'il s'agit d'exploités que l'on a spoliés. Et cette dépolitisation pousse bien à toutes les formes de l'apitoiement, mais à aucune possibilité d'exiger ni le droit, ni la réparation, ni l'égalité sociale.
Le concept d'exclusion semble ainsi avoir été créé pour justifier l'intervention non polémique du travailleur social, pour limiter le travail social à la petite réparation, pour promouvoir des choix de type "SAMU social", qui naturalisent la désocialisation pour l'assimiler à une forme de destination biologique :

"Dès lors, le risque d'une régression vers des explications qui fassent uniquement appel aux capacités naturelles des personnes, voire à leur patrimoine génétique, aussi peu légitimes soient-elles, n'est pas à négliger : les uns, bien dotés de capacités multiples, ont su saisir les opportunités que les autres, moins intelligents ou affligés de handicaps (quand ce n'est pas de vices) ont laissé passer." (4)

4. La séparation du social et de l'économique

Cet effet de naturalisation est ressaisi, dès le prologue de l'ouvrage, dans un contexte économico-politique dont l'auteur met en évidence la contradiction explosive :

"Ce livre - dont le projet a ét conçu au début de 1995 - est né du trouble, commun à de nombreux observateurs, suscité par la coexistence d'une dégradation de la situation économique et sociale d'un nombre croissant de personnes, et d'un capitalisme en pleine expansion et profondément réaménagé." (5)

Dénonçant cette contradiction, il dénie toute valeur à ce qu'il appelle une "topique de la crise". Il n'y a pas de crise économique, mais au contraire une radicale "séparation du social et de l'économique", c'est-à-dire de l'accumulation des richesses et de son bénéfice en termes humains. Autrement dit, l'expansion économique va de pair avec la dégradation sociale. Et cela va à l'encontre de ce que prétendait le libéralisme originel d'Adam Smith au XVIIIème siècle, mais aussi à l'encontre de l'esprit même des Lumières, pour qui le progrès technologico-économique devait accompagner le progrès social.
Il montre comment cette "restructuration du capitalisme" dans les trente dernières années a eu pour premier effet une déstructuration du système social, passant par la flexibilité du travail et produisant inévitablement des formes massives d'insécurité sociale. Là où l'accroissement des revenus de la rente est devenu exponentiel dans le même temps où se sont amenuisés de façon tout aussi exponentielle les revenus du travail, on ne peut plus mettre en relation, comme le faisait Max Weber, l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Mais on doit au contraire affirmer une radicale dissociation de l'éthique et du politique, qui recouvre exactement la séparation du social et de l'économique.

C'est précisément dans ce contexte non pas de crise, mais de destruction du lien social intentionnellement accomplie en vue d'une très simple logique de profit, que travaillent les médecins comme les intervenants sociaux. Et c'est aux terminologies biaisées de la "crise" et de l' "exclusion" qu'ils doivent à la fois s'affronter et s'opposer pour tenter de comprendre leur propre contexte d'intervention.
C'est donc seulement à partir d'une dénonciation radicale des injonctions paradoxales auxquelles ils sont affrontés, en inversant la spirale de dévalorisation dans laquelle ils sont aspirés, qu'ils pourront revaloriser et promouvoir les revendications de ceux qu'ils sont appelés à défendre. Mais cela suppose en effet d'assumer une authentique responsabilité conjointe du médecin et du travailleur social, par leur pratique et leur connaissance du terrain, dans la repolitisation des enjeux sociaux.

Notes :
1. (Dir.) Pierre Bourdieu, La Misère du monde, Seuil, 1993, p.377
2. Ibid, p.381
3. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, NRF Essais, 1999, p.436
4. Ibid.
5. Ibid, p.17

© Christiane Vollaire