LE SANG DES FEMMES
Des règles hors la règle


Drôle d'époque n°19, "Pour une histoire politique du sang", automne 2006

Les "gender studies" issues des Etats-Unis mettent à juste titre en évidence tout ce qu'il y a de socialement acquis dans la partition masculin-féminin, tous les artifices culturels d'une bipolarité qui construit les différences qu'elle prétend légitimer. Elles dénoncent ainsi avec raison une biologisation des positions de domination, qui a pour premier effet, à la façon du darwinisme social, de naturaliser abusivement un certain nombre d'effets de culture, et de produire, au nom de la différence sexuelle, la discrimination.
Que les usages de la différence aient été de tout temps le prétexte à la violence et à la domination, il faudrait être atteint d'une rare cécité sociale pour le nier. Cependant, le monopole accordé au genre comme différenciation construite et revendiquée nous semble témoigner d'un autre excès, qui est celui de la dénégation du biologique. Or c'est plutôt par son analyse que par sa déni, que nous semblent passer les formes les plus efficaces d'une critique à visée émancipatrice. Il faudra donc passer ici par un affrontement au fondement humoral du biologique qu'est le sang, pour voir en quoi il sexualise manifestement la différence biologique, et en quoi c'est l'interprétation de cette différence qui fait ségrégation, pour des raisons qui peuvent être aussi bien pulsionnelles qu'intellectuellement élaborées.

Or l'expérience radicale, commune à toutes les femmes et spécifique à elles, est celle de l'écoulement périodique de leur sang, indépendamment de toute pathologie et hors de toute blessure. Le corps féminin est ainsi constitué, qu'à l'invisibilité anatomique de ses organes sexuels, fait pendant la visibilité physiologique de leur fonctionnement. C'est d'abord en tant qu'expérience, c'est-à-dire rapportée à un contexte d'existence, qu'une telle réalité doit être pensée.
Dans une vie essentiellement culturalisée, structurée par le langage et rythmée par les nécessités de la vie sociale, ce rappel régulier du rythme biologique fait nécessairement rupture, dans la mesure où il n'autorise ni délai ni contrôle. Toute autre émission du corps, urinaire, fécale ou spermatique, est contrôlable. Le sang des règles ne l'est pas. Il peut être rendu momentanément invisible par l'occlusion précaire des tampons ou des linges, mais il peut tout aussi bien déborder, faire tache sur le siège ou sur le drap, apparaître sur les vêtements et devenir objet de honte. Précisément parce que, dans une vie vouée à la socialité humanisante, il constitue un rappel à la naturalité animale du mammifère. Un retour de la cyclicité imperturbable du temps biologique, à laquelle la linéarité du temps historique ne peut rien. C'est parce que l'humanité s'est constituée spécifiquement dans une contre-nature, que ce retour incessant du naturel doit être occulté comme objet de honte, ôté du regard, banni des conversations et quasiment des dictionnaires (à l'article "sang" du micro-Robert, perdre du sang ou saigner n'est rapporté qu'à la blessure).
Le sang féminin, contrairement au sang du guerrier, n'est pas un sang intentionnellement versé par la blessure, ce n'est pas un sang techniquement libéré comme source de puissance, ce n'est pas un sang qui jaillit. C'est un sang humoral, mêlé de glaires et de ce fait non coagulable, qui déborde d'un corps immaîtrisé, aliéné au biologique et réduit à la soumission à la nature. C'est de ce fait un sang impur, caché, qui suscite le dégoût, et va, dans toutes les cultures, faire d'une manière ou d'une autre l'objet d'un interdit. Comme l'écrit Bataille dans L'Erotisme,

"D'autres interdits associés à la sexualité ne nous paraissent pas moins que l'inceste réductibles à l'horreur informe de la violence, tels l'interdit du sang menstruel et celui du sang de l'accouchement." (1)

Rapporter le sang menstruel à la question de l'informe, c'est l'inscrire dans la "part maudite", celle du non culturel, du non élaboré : ce qui échappe au travail de la pensée autant qu'à celui de la technique, ce qui n'a pas de figure et ne peut se réduire à aucune normativité esthétique ou sociale. Quelque chose dans le sang menstruel évoque la violence, alors que son écoulement ne fait suite à aucune effraction, à aucune brutalité, et ne dénote aucune blessure. A quoi fait donc violence cette régularité impassible du cycle naturel, sinon à la violence même de l'interdit culturel ; à la volonté d'élaboration formelle qui est à l'origine de toute culture, comme intention d'abolir l'immaîtrisable de la nature ? Le sang des règles ne jaillit pas, mais il surgit dans le paysage social comme un retour du refoulé, comme un rappel au primitif, une sorte de barbarisme sociétal qui, au sens propre, fait tache.
Que le sang humain puisse couler de façon non pathologique, et sans l'intervention technique de l'arme ou de l'instrument chirurgical, nous dit quelque chose d'une limite du pouvoir humain sur la nature. Mais cet humain ne se limite précisément que par sa part féminine. Et cet universel féminin s'offre de ce fait, à tous égards, à ne pas être considéré comme un universel humain : non pas seulement parce qu'il n'inclut pas le masculin, mais parce qu'il contredit cela même qui spécifie l'humanité (la maîtrise technique de la nature), et renvoie l'homme à son animalité. C'est le féminin qui concède en l'homme la permanence animale.

Or cette permanence de l'animalité est en même temps ce qui garantit la pérennisation de l'espèce humaine. Le sang des règles est à la fois la condition de la fécondité, et le signe de la non-fécondation. Il dit quelque chose à la fois d'un potentiel d'enfantement et d'une virtualité abortive, et rend visible tous les mois l'échec d'une nidation, puisque, selon un vocabulaire à peine connoté, c'est la "dentelle utérine", générée au cours du cycle sur les parois de la matrice, qui se défait en sang quand la fécondation n'a pas eu lieu. C'est donc bien aussi de la violence sanglante d'une mort pré-conceptionnelle, qu'il est question chaque mois dans le corps féminin, rappelé incessamment à sa tâche reproductrice et destructrice comme à la permanence d'un destin.
Le potentiel de reproduction n'est pas vécu par la part masculine de l'humanité comme une expérience constante, mais plutôt comme une abstraction. L'homme n'éprouve immédiatement son appareil génital que comme une machine désirante, et il lui faut la médiation d'une information pour relier le processus de l'éjaculation à une capacité reproductrice. Pour la part féminine de l'humanité, le sang des règles est, dès son premier écoulement, immédiatement significatif d'un potentiel reproducteur, et fait de son corps "formé" le lieu de nidation possible d'un autre corps. Le corps féminin est soit un corps qui saigne, soit un corps qui enfante, soit un corps qui allaite. Dans tous les cas, c'est un corps hétéronome, qui se vit en permanence soumis aux lois de la reproduction.
Peut-être faut-il d'abord comprendre cette permanence effective du biologique, pour saisir à quel point toute vie féminine est une double vie, réglée contradictoirement par le social et par le biologique, pour laquelle la règle de l'ordre culturel et d'un temps humainement organisé est périodiquement contredite par "les règles" de l'ordre naturel et d'un temps cycliquement programmé. Que "les règles" puissent être réputées classiquement douloureuses peut être analysé aussi comme un révélateur du conflit corrélatif de cette dualité.
Mais cette vie biologique, clandestine, souterraine, est en même temps la raison sociale de "la femme", à laquelle ce rôle reproducteur est assigné comme fonction : on se trouve ainsi devant ce paradoxe que ce qui discrédite l'humanité comme processus culturel, est en même temps ce qui identifie la femme dans son rôle social, et par quoi elle se valorise à la place qui lui est assignée. A la période contemporaine, la femme-"star" de la presse people, parfait produit idéologique, n'est plus seulement l'objet sexuel qui exhibe son corps au désir, c'est aussi une matrice dont les grossesses et les enfantements sont guettés, traqués, médiatisés, offrant en modèle sa physiologie reproductrice au même titre que son anatomie.

Cette rebiologisation à outrance des représentations du corps féminin coïncide évidemment avec un retour des politiques natalistes. Mais elle dit aussi la permanence d'une sorte d'assignation à résidence, pour laquelle la réalité biologique peut en effet être interprétée, matériellement et symboliquement, comme une destinée sociale. Le tabou des règles serait ainsi double : d'une part il renverrait le féminin au non-humain comme non culturel par son caractère rigoureusement incontrôlable et fondamentalement biologique ; d'autre part il connoterait une puissance de destruction par la visibilité qu'il offre d'un phénomène de non-reproduction. D'où les effets subversifs qui lui sont associés dans bien des cultures, aux yeux desquelles il est susceptible de retourner des puissances en leur contraire. La seule présence d'une femme en période de règles est susceptible aussi bien d'opacifier les miroirs, que d'empêcher la fertilité des champs ou la virilité des hommes. L'impureté des menstrues est ainsi une impureté contaminante. Aristote écrivait déjà dans les Parties des animaux que "le seul regard d'une femme qui a ses règles ternit l'éclat des miroirs, émousse le tranchant du fer, efface le brillant de l'ivoire".
Mais il semble qu'il faille ici définir l'impur comme le mixte de deux virtualités contraires, puisque le sang des règles signifie à la fois une puissance de vie et une puissance de mort, la conjugaison à la fois naturelle et contre-nature d'un Eros et d'un Thanatos. Que cet incompréhensible ait pu être renvoyé à l'occulte et signifier une puissance ésotérique de la femelle mortifère, inquiétante parce que détentrice d'une puissance immaîtisable, renvoie évidemment aux procès en sorcellerie. Mais un tel vécu peut en effet rendre la part féminine de l'humanité plus attentive aux puissances de l'immaîtrisé. Le trouble dans lequel l'apparition des règles peut jeter les adolescentes est de cet ordre : la conscience que l'éveil de la sexualité génitale est relié corrélativement à une puissance et à une aliénation. Et, dans cette ambivalence, la génitalité féminine apparaît vouée à faire couler le sang, celui de l'hymen, celui des règles, celui de l'accouchement ou celui de l'avortement.

La puissance de procréation, comme puissance ultime de reproduction de l'espèce, est ainsi dans la femme, mais en tant qu'elle est perçue comme réceptacle passif d'une activité qui lui échappe : elle est de ce point de vue représentante de l' "ubris", cette démesure qui produit à la fois les débordemements sanglants et humoraux de son corps, et le déficit rationnel de son esprit, puisque l' "ubris" est précisément ce qui ne peut pas être assigné à la mesure du "logos", et traduit de ce fait à la fois l'excès et le non-contrôle.
De quelque façon qu'on l'envisage, la capacité procréatrice de la femme la désigne comme lieu de production, jamais comme instrument de productivité. Elle est un espace virtuel et permanent de reproduction, mais il faut l'intervention de l'homme pour qu'elle entre effectivement dans un processus reproductif.
Le corps féminin apparaît comme un espace semi-fermé, dont les écoulements trahissent une activité sourde, clandestine, échappant à l'emprise de la technique. Et c'est précisément quand la puissance technique en général augmentera son emprise, que commencera le processus de médicalisation du corps féminin qui en fera un objet privilégié du contrôle médical. La technologisation du corps féminin trouve ainsi son origine au XVIIème siècle, quand la corporation des chirurgiens commence à relayer celle des sage-femmes dans la pratique de l'accouchement, et se poursuit au XIXème, avec l'apparition de la gynécologie comme discipline médicale. Mais le terme même de "gynécologie", dans son étymologie grecque, renvoie au gynécée, ce lieu par excellence de la relégation domestique des femmes, ou, ce qui revient au même, de leur domestication. Ainsi le sang des règles apparaît-il aussi comme le motif de la sédentarité féminine, à la fois parce qu'il se cache dans le lieu le plus privatif de l'espace privé, et parce qu'il désigne le ventre de la femme comme ce centre de l' "oikos", du domaine domestique où se produit la nidation, au sens aussi bien organique que social. En inventant la médecine qui technologise le corps féminin, on renvoie celui-ci à sa représentation sociale la plus archaïque.

Or le premier effet chimique de la technologisation médicale du corps féminin porte précisément sur les règles. L'interprétation scientifique du cycle menstruel en termes de régulation hormonale aura pour conséquence technique l'invention des contraceptifs oraux non pas comme abolition, mais comme reconstruction technologique du cycle menstruel. La "pillule" produit un cycle artificiel, entièrement assignable à la prédiction scientifique, qui permet que les règles cessent d'être le fait aléatoire d'un déterminisme biologique pour devenir le fait concerté d'un déterminisme technologique. La médicalisation du corps féminin passe ainsi par ce qui lui permet de ne pas procréer, tout en lui conservant les contraintes du rythme procréatif. Et le corps en activité sexuelle n'est libéré de la menace de grossesse que dans la mesure où il est soumis à l'aliénation médicamenteuse, et obligé d'être rappelé non plus mensuellement, mais quotidiennement (sous peine des risques liés à l' "oubli de pillule"), à la naturalité biologique dont il prétend s'émanciper.

Le corps féminin ne peut ainsi s'émanciper du déterminisme biologique qu'en se soumettant à un déterminisme technologique, et ce qui donne sa place sociale à l'idée même d'un désir féminin est aussi ce qui le soumet au contrôle. La dissociation du désir et de la reproduction ne peut devenir objet d'un choix subjectif que parce qu'elle est d'abord le moyen d'une politique démographique qui vise à régler les flux de population par le contrôle des naissances. Et le corps féminin ne s'émancipe que dans la mesure où il devient la cible privilégiée d'une bio-politique. Comme l'écrit Foucault :

"C'est à ce moment (XVIIIème siècle) qu'est apparu le problème de savoir comment nous pouvons amener les gens à faire plus d'enfants, ou en tout cas comment nous pouvons régler le flux de la population, comment nous pouvons régler également le taux de croissance d'une population, les migrations." (2)

Faire plus d'enfants ou en faire moins se traduit ainsi, dans la langue même de Foucault, en termes de régulation des flux, selon une métaphore qui évoque parfaitement l'emprise d'un pouvoir décisionnaire, sur la naturalité biologique du rythme procréatif comme sur l'anarchie du rythme migratoire. Ainsi, ce qui se traduit au niveau individuel en termes de désir ou de non désir, en termes d'émancipation ou de revendication, se traduit nécessairement au niveau collectif en termes de taux de natalité ou de fécondité, de courbe démographique, de prévision statistique ou de décision politique, nataliste ou malthusienne. Dans tous les cas, le sang des règles contrôlé par la contraception quitte les modalités de l'épanchement naturel pour entrer dans celles de la médicalisation : il s'écoule sur prescription. Et la loi qui autorise l'avortement autorise aussi un écoulement de sang délibérément provoqué par l'intervention technique, à l'encontre du sang de l'accouchement.
Désormais, la continuité biologique tend à ne plus s'assurer qu'en opposition aux lois naturelles de la génération, et c'est cette opposition qui, soumettant le corps féminin au pouvoir technologique, le libère de l'emprise de la nature et l'autorise à se penser autrement que comme récipient. Mais de fait, cette extension du champ des possibles est à l'origine d'un véritable conflit de représentations. Car ce que le sang des règles rend visible, en dépit de tous les tabous qui lui sont attachés, c'est une fécondité qui se traduit, dans l'inconscient social, en termes de faculté de séduction. Le sang des règles ne se voit pas, mais dans la confusion des représentations sociales du corps féminin, il identifie la vie génitale à la vie sexuelle et s'institue comme marqueur du corps fécondable comme corps désirable. Ainsi le modèle médical contemporain de la régulation endocrinienne fait du sang à la fois le véhicule de la circulation hormonale et le symptôme du cycle biologique. Et dès lors, l'arrêt des règles signifie la cessation de l'ovulation comme une forme de catastrophe sociale. La ménopause, perçue aux époques d'un corps non technologisé et réduit à sa puissance de fécondation comme une sorte de fin de vie féminine, demeure marquée de cette conotation ; et des règles, qui ont toujours été vécues comme douloureuses ou dérangeantes, deviennent, au moment où elles cessent, l'objet d'une nostalgie et d'une surmédicalisation du corps féminin. Voire d'un traitement hormonal de substitution qui, même en l'absence de toute pathologie effective, pathologise la fin normale du cycle reproductif.
Quelque chose dans le sang des règles est donc vécu, dans son expression biologique, comme représentation d'un pouvoir naturel, en dépit du fait que tous les efforts culturels ne cessent de tendre à sa dénaturation. Quelque chose dans la cyclicité du rythme naturel fonctionne encore comme un régulateur de la circulation sociale des affects, pour laquelle le sang qui ne s'épanche plus fait en quelque sorte vitrine d'une vie qui ne circule plus. Et la même technologie qui ne cesse d'inventer des possibilités procréatives libérées des formes apparentes de la naturalité, en vient ici à renvoyer le corps féminin affranchi du cycle reproductif à une fiction biologique de fécondité.

Il apparaît alors avec évidence que les premières formes de libération des femmes se sont faites non pas à l'encontre du pouvoir masculin, mais à l'encontre de leur propre puissance de procréation, et que l'émancipation, pour la part féminine de l'humanité, doit se faire d'abord à l'égard de son propre corps. C'est parce que devient possible pour les femmes ce qui fut toujours de fait pour les hommes, une dissociation radicale entre le corps du désir et celui de la reproduction, que devient envisageable une forme d'égalisation des conditions. Mais dans le même temps, cette dissociation, effaçant la finalité reproductrice du corps féminin, met à bas le modèle hétérosexuel de la relation amoureuse. S'il est vrai que le cycle de la fécondité ne règle pas dans l'espèce humaine celui du désir, alors aucune norme sociale ne peut être légitimement imposée à ce dernier, et aucune norme familiale ne peut davantage lui faire barrage.
Mais le pouvoir technique lui-même s'exprime dans toute son ambivalence en permettant la pérennisation sociale des représentations que pourtant il invalide. Cette ambivalence est l'aporie même du bio-politique : c'est sa prétention au contrôle qui génère des effets de libération dont il ne peut maîtriser les usages. C'est ainsi en prétendant contrôler la fonction reproductrice qu'il favorise une émergence des femmes hors de leur relégation sociale. Le sang des femmes, épanché hors de toute circularité biologique ou sociale, en demeure encore le symptôme.

Notes :
1. Georges Bataille, L'Erotisme, Minuit, 1957, p.187
2. Michel Foucault, "Les mailles du pouvoir" (1981), Dits et écrits, t.II, Gallimard,

© Christiane Vollaire