LE PIED DE LA LETTRE


Chimères n°68, "Figures de Don Quichotte", été-automne 2008

C'est comme "chevalier errant" que se définit la figure de Don Quichotte ; et pourtant, c'est bien l'être le plus sédentaire, solidement planté dans le lieu même de son enracinement, là d'où il ne parvient jamais le moins du monde à s'éloigner, rivé qu'il y est comme le bétail nietzschéen à son piquet : au pied de la lettre. C'est là qu'il se revitalise, et de là qu'il tire toute son énergie, tel Antée reprenant force en touchant le sol. Toute la réalité du monde est incessamment ramenée dans ses filets à ce pied de la lettre, d'où il la saisit, prend et reprend sans cesse. C'est donc du langage qu'il se nourrit, et c'est sans doute la raison pour laquelle il est si maigre.
C'est à ce pied de la lettre, où il a campé son domaine, qu'on voudrait ici le saisir.

1. La lettre de l'épopée contre le fait du carnage

Ce que le Quichotte prend ainsi au pied de la lettre, c'est la lettre elle-même, la littérature, et si l'on en a fait le premier personnage romanesque, c'est qu'il est le premier, dans tous les sens du terme, à croire à la parole. A la parole donnée comme aux mots du langage, à la promesse comme à la lettre de la loi, et donc au droit plus qu'au fait. Ce n'est en ce sens pas un doux rêveur en chambre, c'est un redoutable acteur. Mais comme il intervient toujours dans le réel à l'encontre même du principe de réalité, c'est un acteur toujours défait. Don Quichotte n'est pas un être démesuré, mais un être dont l'unique mesure des choses est celle du récit, non celle de l'expérience. Un homme qui a intégré comme unité de mesure de tout acte quotidien le rythme surdimensionné de l'épopée.
Et par lui, c'est un incommensurable entre la violence du réel et celle du récit épique, que Cervantès nous pousse d'abord à interroger.
Don Quichotte ne mesure pas les écarts. Avant d'être faite pour rendre compte du réel, la parole est d'abord destinée à s'en écarter pour le masquer. C'est ce masque que Cervantès met en évidence dans son roman, et le jeu de miroirs qu'il suscite. L'épopée masque la trivialité de la guerre : le premier chant de l'Iliade transforme une sordide querelle de soudards pour le partage du butin en un somptueux chant de colère. Le massacre informe, l'odeur des charniers, y sont magnifiés comme des scènes de bas-relief, et la puissance des héros y occulte la laideur misérable du carnage. Don Quichotte croit à la beauté homérique, à une esthétisation du monde qui se substituerait à sa rudesse élémentaire. Il adhère à l'absolu d'un déni. Et c'est cette adhésion que Cervantès vise sans cesse à briser, détissant, de chapitre en chapitre, la toile homérique.

Mais si nous sommes des êtres de parole, construits sur et par le verbe, qu'y a-t-il de si fou dans l'adhésion à ce qui nous construit ? Le roman de chevalerie, héritier d'Homère, met aussi en paroles cet indicible de la brutalité guerrière, et la nécessité d'en faire geste. La geste homérique, comme la geste chevaleresque, sont tout entières inscrites dans cet écart entre la bestialité inavouable du réel, et la nécessité d'en faire discours. Elles s'élèvent tout entières à l'encontre de l'injonction de Wittgenstein : "Ce que l'on ne peut pas dire, il faut le taire". Ici au contraire, c'est ce que l'on ne peut pas dire qu'il faut clamer ; et cette clameur prendra la forme du récit épique. L'épopée guerrière ne cesse de valoriser ce que la loi interdit : le meurtre, la violence, la souffrance délibérément infligée. Et pour cela, il les esthétise dans une poétique, qui légitime la violence au nom de l'histoire. Le même mouvement qui construit le politique sur la brutalité, le fonde dans le raffinement d'une parole poétique qui métamorphose instantanément la brutalité en noblesse et double le pouvoir réel d'une grandeur symbolique. Et tout processus de civilisation s'origine dans cette tête de Janus sanguinaire et humanisante. Dans cet écart d'une parole qui esthétise la violence.

2. Le "nous" des falsifications

Cet écart intentionnel entre le réel et la parole, il porte un nom : c'est le mensonge. Et c'est ce mensonge, constitutif du lien civilisationnel, sur la réalité barbare des actes et des comportements, que Don Quichotte n'a pas intégré.
C'est de ce mensonge, au contraire, que Cervantés fait le cœur de cible de son ouvrage. A chaque fois qu'il ridiculise Don Quichotte, Cervantés ne fait ainsi que mettre en évidence le manque de hauteur de notre position de lecteurs : nous sommes ceux-là même pour qui l'épopée ne peut pas faire sens, nous vivons en-deçà de cette ligne de flottaison qui permet une respiration plus ample ; et c'est précisément la raison pour laquelle nous pouvons rire des mésaventures de Don Quichotte. Nous avons en commun ce regard narquois du renoncement à la grandeur, et c'est par ce regard que Cervantès nous tient. Le "nous" auquel Cervantès s'adresse, ce "nous" qui rit de bon cœur aux défaites de Don Quichotte, est celui qui a si bien intégré les effets de masque du langage, que la brutalité du réel ne lui paraît même plus problématique. Ce "nous", pétri de bon sens populaire, peut en effet se dire, sans état d'âme, que la brutalité du monde va de soi, et qu'il faut vraiment être fou pour chercher dans les actes une quelconque relation à l'esthétique de la parole. Pour tenter de réduire l'écart entre être et devoir-être. Pour mesurer le fait à l'aune du droit. Pour prendre le monde au pied de la lettre. Nous sommes supposés avoir intégré le mensonge assumé comme une condition définitive de la parole, et c'est cette intégration même qui fait communauté entre nous : nous sommes liés non par la parole, mais par la conscience des falsifications qu'elle induit, et de leur nécessité.
Don Quichotte refuse de toute son énergie cette conscience "adulte" des falsifications. Il refuse cette acceptation débonnaire et un peu veule de la vie comme elle va. Il refuse ce qui fera le succès même du roman de Cervantès : une communauté du rire à l'encontre d'une volonté désespérée d'adéquation entre la parole et les actes. Et c'est cette volonté désespérée d'adéquation, ce refus d'admettre l'écart, qui le rend inopérant.

3. Mesurer les écarts

Car le pied de la lettre n'est pas un lieu où se tenir. Mais ce n'est pas non plus un non-lieu. C'est au contraire le lieu à partir duquel mesurer les écarts. Le seul lieu qui puisse permettre de juger le réel … et, par là même, d'agir sur lui. C'est dans cet écart même entre le droit et le fait, et dans sa mesure, que se situe toute possibilité d'exister autrement que dans l'immédiateté de la survie. C'est dans cette conscience d'une distance à réduire, que peut s'incarner toute conscience d'un progrès possible, et d'une communauté non pas d'acceptation, mais de revendication.
L'épopée, paradoxalement, ne légitime la violence qu'en montrant son caractère inavouable, puisqu'elle la déguise. C'est aussi ce que dit Hannah Arendt, dans l' Essai sur la Révolution, d'une origine de l'histoire qui ne fonde la fraternité que sur le fratricide. Le meurtre d'Abel par Caïn incarne la genèse de l'humanité, comme celui de Rémus par Romulus incarne la fondation de Rome. Mais les deux meurtres sont présentés comme inavouables, dans la mesure où ils font toujours de nous non pas seulement des descendants, mais des héritiers de criminels. L'épopée déguise le crime, soit en l'occultant, soit en l'héroïsant. Et par là, elle met en évidence un feuilletage de l'histoire humaine, un parallélisme entre ses différents niveaux d'interprétation, entre les différentes strates de son archéologie, qui ne permettent jamais de la réduire à l'univocité. Si, selon la formule de La Rochefoucault, l'hypocrisie est bien "l'hommage que le vice rend à la vertu", alors, le mensonge poétique à la fois voile et dévoile la réalité de la violence, mais aussi met corrélativement en évidence sa nécessité originelle et son illégitimité.
C'est cette dualité que Don Quichotte, comme roman cette fois, nous pousse à interroger. Et l'on peut en voir une figure archétypale dans le personnage historique de John Brown, présenté dans le roman de Russell Banks Le Pourfendeur de nuages, dont le titre même est évidemment une référence contemporaine au Don Quichotte de Cervantès.

4. La loi comme folie

John Brown, citoyen blanc américain, fermier et commerçant, puritain et père de famille, meurt en 1859, exécuté par le gouvernement fédéral pour avoir attaqué un dépôt de munitions de l'armée américaine, afin de lutter pour l'abolition de l'esclavage. On lui a proposeé de plaider la folie pour éviter la pendaison, et il a refusé.
C'est ce "plaider la folie" qui nous intéresse ici. L'attaque d'un dépôt de munitions de l'armée est évidemment un geste qu'on qualifierait aujourd'hui de "terroriste", en lui donnant le sens qui lui est toujours et systématiquement donné : un geste violent non-étatique destiné à affronter une violence d'Etat. Sont qualifiés de "terroristes" ceux dont la violence ne peut pas se doter des moyens dont peut se doter un Etat pour faire régner, à un niveau ou à un autre, parmi ses propres ressortissants ou dans des contrées étrangères, la terreur. Et c'est toujours sur les motifs, présumés et opportuns, d'une "lutte contre le terrorisme", que se légitiment les moyens implicitement ou explicitement donnés à une terreur d'Etat.
John Brown est donc en ce sens un terroriste, en lutte contre la terreur d'Etat que représente la réalité sociale de l'esclavage, lutte qu'il engage au nom même des valeurs qui fondent cet Etat. Son geste terroriste est un véritable geste citoyen, fait au nom de ce que Thoreau, qui en sera le théoricien américain, appellera la "désobéissance civile". A savoir un acte de désobéissance au pouvoir par respect pour la lettre de la loi. Comme l'Antigone de Sophocle face à Créon, il oppose l'universalité de la loi comme matrice d'une légitimité de l'existence, à la particularité du pouvoir, qui assure au citoyen une protection temporaire. Et il renonce à cette protection au nom d'un respect de l'universel. Il refuse que le système politique auquel il appartient, fondé sur une Déclaration des droits de l'homme antérieure même à la Déclaration française, puisse admettre l'esclavage comme donnée socio-économique ; tout simplement parce que cette donnée entre en contradiction avec ce qui le fonde. Il va donc participer aux circuits clandestins permettant la protection et la fuite des esclaves poursuivis, affranchis ou non. Puis, visant à un combat plus radical, il entrera dans la lutte armée.
La "folie" qu'on lui propose de plaider est donc celle-là même dont on suppose Don Quichotte atteint : prendre au pied de la lettre le texte fondateur d'une communauté. Refuser le pragmatisme économico-politique au nom des valeurs mêmes qui lui ont permis d'émerger comme réalité spécifique. L'historien américain Howard Zinn montre cette double constitution des Etats-Unis, à la fois par la lettre de la loi et par la brutalité du rapport de forces, d'abord militaire, puis économique. Et il montre comment cette dualité contradictoire est au cœur même de la civilisation américaine : celle qui trouve son origine dans un génocide, et son fondement dans l'universalité du droit.

5. La violence au pied de la lettre

Le fou est donc celui pour qui l'engagement de la parole est plus fort que la soumission aux représentants d'un pouvoir parjure. Celui qui refuse de défendre un consensus de classe fondé sur un pragmatisme aveugle. Le geste de John Brown montre qu'il ne peut pas y avoir accord, ni implicite, ni explicite, sur un déni de droit ; et qu'un tel accord serait tout simplement, du point de vue de la légitimité qu'on peut se reconnaître comme peuple, autodestructeur. Mais, par le refus même de cette autodestruction symbolique, il amorce un redoutable cycle de destructions physiques : en posant, de façon irréductible, un point de rupture au sein du consensus blanc, il annonce la guerre civile : guerre de Sécession du Sud esclavagiste contre le Nord abolitionniste, qui commencera après sa mort.
Don Quichotte, comme œuvre, ne cesse de le montrer : le pied de la lettre est aussi un lieu de violence. Lorsque, défendant une forme de droit du travail, il tance le maître qui frappait le jeune berger réclamant son salaire, sa foi aveugle dans la parole du maître "repenti" le conduit à abandonner ensuite l'employé à des coups redoublés. Lorsqu'il s'insurge contre la condition des galériens, et les libère, il provoque un combat, et une attaque dont il sera lui-même victime de la part de ceux qu'il a délivrés.
En quoi consiste donc l'imposture des romans de chevalerie, dont Cervantès se veut le contempteur ? En ce qu'ils font croire à une victoire sans partage du bien sur le mal, à une univocité de la bienveillance. Ainsi décrit-il l'impatience de Don Quichotte à commencer sa mission de chevalier errant :

"Ce qui le pressait de la sorte, c'était la privation qu'il croyait faire au monde par son retard, tant il espérait venger d'offenses, redresser de torts, réparer d'injustices, corriger d'abus, acquitter de dettes." (1)

C'est sur cette conviction univoque de la bienfaisance, sur cette chimère d'un monde immédiatement adéquat aux fictions du langage, que Cervantès exerce sa rage. Et les blessures de Don Quichotte, ses tourments, son revirement final et sa mort sont autant d'indices de l'acharnement de son auteur contre un héros acharné à l'illusion de la transparence. Don Quichotte n'est pas puni de sa volonté de justice, mais de ce désir de toute-puissance qui la lui fait imaginer réalisable par ses seules forces. Il est puni par là même de son angélisme, d'une lucidité face à l'injustice, qui se double d'un irrémédiable aveuglement face aux moyens de la combattre. Le monde est en butte aux faiseurs de torts - le maître qui ne paie pas son employé, ou le gouvernement qui envoie les pauvres aux galères pour une peccadille. Mais, face aux faiseurs de torts, la figure du redresseur de torts est un mythe issu des romans de chevalerie, comme celle du héros invincible est un mythe issu de la tradition épique.

6. Les débuts post-modernes de la modernité

Le réalisme du roman anti-chevaleresque fait grincer les portes qui pourraient ouvrir sur un horizon commun, mais il ne les referme pas. Il oppose un rire grinçant à la figure héroïque, mais pas aux figures de la socialité.
Cervantès, soldat, grièvement blessé dans la bataille navale de Lépante, vendu comme esclave en Algérie, jeté en prison pour défaut de gestion dan son travail d'intendance, n'ignore sans doute pas grand chose de ce qui sépare l'héroïsme des récits guerriers d'une expérience directe de la brutalité. Et c'est dans cette distance même qu'il inscrit son projet romanesque : le roman naît d'un travail de la parole contre la parole. Ce que signifie Kundera en écrivant en 1986 cette ode à Cervantès qu'est L'Art du roman :

"Quand Dieu quittait lentement la place d'où il avait dirigé l'univers et son ordre de valeurs, séparé le bien du mal et donné un sens à chaque chose, Don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en mesure de reconnaître le monde. (…)
Comprendre avec Descartes l'ego pensant comme le fondateur de tout, être ainsi seul en face del'univers, c'est une attitude que Hegel, à juste titre, jugea héroïque.
Comprendre avec Cervantès le monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d'une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent (…), cela exige une force non moins grande." (2)

Face à l'alternative que constitue la séparation radicale entre une pensée ante-moderne des valeurs religieuses et une pensée moderne de l'héroïsme humain, Kundera situe Cervantès dans une troisième voie. A savoir ce second embranchement de la modernité, qu'on pourrait qualifier de post-moderne : celui qui assigne au langage, et plus précisément à la littérature, de porter l'ambivalence du monde, dans la lignée de ce qui sera le perspectivisme nietzschéen.
Cervantès, dans le temps même d'un avènement de la modernité, fonde le roman comme une anticipation de son achèvement, tandis que Kundera réduit la modernité philosophique à une reconversion humaniste de l'univocité religieuse issue de la pensée médiévale. Et il conclut :

"Je ne suis attaché à rien, sauf à l'héritage décrié de Cervantès." (3)

L'art du roman, tel que Kundera le fonde dans l'œuvre de Cervantès, ne campe pas au pied de la lettre. Il navigue dans cet espace qui sépare irrémédiablement les mots et les choses. Il ne peut respirer et circuler que dans cet espace d'inadéquation qui rend impossible tout rapport transparent à la vérité, et renvoie la volonté même de vérité du côté de l'héroïsme philosophique (celui de Descartes ou celui de Hegel), à l'encontre de ce qui serait la condition même d'un réalisme littéraire : le renoncement au vrai. Etre réaliste serait tout simplement admettre cet espace du flottement et de l'équivoque, abandonner l'univocité de l'héroïsme, de la bienfaisance et de la véridiction à ce pied de la lettre où il est tenu en laisse par la racine des mots. La modernité aurait ainsi suscité en même temps l'émancipation à l'égard d'une "Parole" inscrite dans la sacralité des écritures, et l'émancipation à l'égard de sa propre parole émancipatrice, inscrite dans l'héroïsme de la raison.
Mais sans cet héroïsme de la véridiction, quel espace pourrait-on dégager pour l'action ? Le roman de Cervantès se clôt sur la défaite et la mort de Don Quichotte, figure absolue du "vaincu". Et en ce sens, l'œuvre fondatrice de l'art du roman serait l'œuvre même du renoncement. Du Don Quichotte de Cervantès au Candide de Voltaire, la leçon serait la même : "Il faut cultiver notre jardin". L'intervention dans le monde serait aussi mortifère que la volonté de véridiction.

Il nous semble pourtant qu'en ce sens, quelque chose dans l'œuvre même de Cervantès se retourne contre son auteur. Et que, telle la créature du Docteur Frankenstein, Don Quichotte, doté d'une puissance autonome, poursuit une vie à laquelle son créateur ne l'avait pas convié. Cette vie, c'est celle de sa colère, dont l'énergie et la puissance qu'elle déploie tout au long du roman renvoient à une pusillanimité bien factice sa contrition finale. Cette puissance de colère, à chaque épisode, affronte la rage même de son auteur à l'humilier et à la détruire. Evidemment, Cervantès moque l'angélisme précieux des romans de chevalerie. Mais il ne parvient jamais à faire taire ce grondement sourd qui parcourt l'ouvrage, ni à éteindre tout à fait ce souffle épique qu'il veut à toute force railler. C'est par la colère d'Achille que s'ouvre l'Iliade, et ce "thumos" , de façon presque physique, entre quelque part en résonnance avec celui du lecteur, créant quelque chose comme un écho, un souffle commun, qui anime l'aventure de la lecture.
Il y a donc bien une forme de vérité, une authenticité qui ne relève pas d'une dogmatique théoricienne. Il y a un pied de la lettre qui fait gronder le "thumos" comme une puissance prométhéenne d'affrontement au monde, comme un refus absolu de consensus. Il y a une "parrêsia", une volonté de véridiction qui se nourrit de la colère et fait du pied de la lettre un véritable levier de l'action : c'est la puissance de dénonciation. La redoutable fureur contre l'abus de pouvoir. Celle dont la puissance se reconnaît, comme l'écrit Foucault, à ce qu'elle met en danger :

"Là, au contraire, c'est un dire-vrai, un dire-vrai irruptif, un dire-vrai qui fait fracture et qui ouvre le risque : possibilité, champ de dangers." (4)

Partout où la lettre peut non plus ignorer les écarts, mais au contraire les mesurer en vue de les réduire, quelque chose du souffle épique de Don Quichotte est non pas ridiculisé, mais engouffré, reconverti de l'impuissance à l'action, rendu socialisant par cela même qui manquait à ce souffle, et dont le manque le rendait asthmatique : le sens politique d'une fureur commune.

Notes :
1. Cervantès, Don Quichotte de la Manche, Classiques Garnier, 1976, p.15
2. Milan Kundera, L'Art du roman, NRF Gallimard, 1986, p.20-21
3. Ibid., p.36
4. Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, Gallimard, 2008, p.61


© Christiane Vollaire