LE NÉGATIONNISME CULTUREL ET POLITIQUE :
UNE ARME DE RECOLONISATION MASSIVE


Pour le séminaire du Collège International de Philosophie, Les épistémologies politiques de la décolonisation, (dir. Orazio Irrera et Mathieu Renault), lundi 17 novembre 2014

Une formule d’Edward Saïd à propos de Foucault pourrait donner la clé non seulement de l’ensemble de son œuvre, mais de la manière dont s’y articule la question de l’histoire à celle de la littérature, dans leur rapport au pouvoir, autour de la perspective comparatiste qui est la sienne et de sa contextualité politique :

Foucault a certainement raison (…) lorsqu’il montre à quel point le discours n’est pas seulement ce qui traduit la lutte ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi les luttes sont menées.

Que le discours ne soit pas, selon l’interprétation marxiste, la superstructure générée par un pouvoir, mais ce en vue de quoi il se construit ; qu’il ne soit pas l’effet du pouvoir, mais sa finalité, nous dit en quoi la question de la représentation est au cœur du politique, comme l’objet même de son institution.
A ses yeux, le discours historique n’est de ce fait pas la conséquence des rapports de domination, mais il en est véritablement la fin, ce qui produit la domination symbolique comme visée de la domination économique. Si l’enjeu du pouvoir est donc celui de l’accès à la représentation, dont la puissance économique n’est qu’un moyen, alors, la question de l’esthétisation en est une modalité centrale : la possibilité de se représenter à soi-même comme collectif. Et l’un des modes de l’aliénation sera celui de la désesthétisation.
C’est cette forme de désesthétisation, de déni porté sur la possibilité pour un peuple de se représenter comme acteur de l’histoire, et comme sujet de son propre devenir, qu’on a choisi d’appeler ici négationnisme, et l’histoire même de ce concept nous semble être une illustration de ce qu’il désigne.

1. Avatars du concept de négationnisme

Le dictionnaire Robert donne une définition du négationnisme comme position idéologique consistant à nier l’existence des chambres à gaz utilisées par les nazis. Et il renvoie à la définition du révisionnisme dans son sens second comme position idéologique tendant à minimiser le génocide des juifs par les nazis, notamment en niant l’existence des chambres à gaz dans les camps d’extermination. L’origine des deux termes est datée pour le premier de 1990, pour le second de 1985. Et ainsi, le mot qui désigne le déni de réalité dans le travail des historiens n’apparaît qu’à la fin du XXème siècle, et exclusivement sur la question du génocide des juifs par les nazis.
Très étrangement, Raul Hilberg, qui est précisément l’historien majeur de cet événement, par son ouvrage La Destruction des Juifs d’Europe, traite d’une autre forme de déni jeté sur cette histoire : non pas la négation de l’extermination, mais la négation de la responsabilité des Conseils juifs dans le processus. Responsabilité intentionnellement occultée par l’Institut même de Yad Vashem, institution officielle de l’Etat d’Israël. Dans La Politique de la mémoire, Raul Hilberg cite le retour qu’il a eu sur son manuscrit de la part de cet institut, rapport qui conduit l’institut à refuser d’en être l’éditeur :

Un rapport de lecture commun a été examiné à notre réunion du comité éditorial du 15.8.1958. Il est ressorti de ce rapport que votre manuscrit, tout en possédant de nombreux mérites, présentait aussi certaines insuffisances :
1. Votre ouvrage se fonde presque entièrement sur l’autorité de sources allemandes et n’utilise pas les sources de base dans la langue des Etats occupés, ni celles en yiddish et en hébreu.
2. Les historiens juifs de notre institution émettent des réserves sur les conclusions historiques que vous formulez par rapport aux périodes antérieures, et sur votre évaluation de la résistance juive (active et passive) pendant l’occupation nazie.

Le premier reproche adressé ici à l’historien est donc d’avoir privilégié les sources difficilement contestables de l’archive écrite (celle, précisément de la bureaucratie nazie, établissant ses comptes de la manière la plus tragiquement rigoureuse … et de ce fait la plus informative) sur le témoignage nécessairement plus aléatoire et lacunaire, indépendamment de sa sincérité et de sa légitimité, des victimes. N’importe quel juge ne procède pas autrement pour tenter d’établir des faits.
Le second reproche est d’une part d’avoir réinscrit l’extermination dans un contexte historique plus large, autrement dit de n’en avoir pas fait cette exception absolue, hors du temps qu’elle est supposée constituer ; et d’autre part d’avoir sous-évalué la résistance juive. De fait, Hilberg met au contraire en évidence, dans le déroulement de l’extermination, la nécessaire collaboration des Conseils juifs.
Son livre, paru en 1961, est le résultat de treize ans de recherches, qui se poursuivront au cours des éditions suivantes, aboutissant à une véritable somme. Mais ce à quoi il doit s’affronter pour la faire reconnaître n’est pas ce que l’historien Henri Rousso, dans Le Syndrome de Vichy publié en 1987, appellera pour la première fois « négationnisme ». C’est au contraire face au refus de ceux qui fondent leur légitimité sur la réalité de l’extermination, qu’il doit imposer les conclusions de son travail. Et ce refus lui-même n’est rien d’autre qu’un déni jeté sur la réalité historique. Non pas la réalité de l’extermination, mais celle de son déroulement et de la complexité de ses causes factorielles.
En imposant une double volonté de victimisation et d’héroïsation de l’ensemble du peuple juif, l’histoire officielle de l’Etat d’Israël pose un déni sur la réalité du processus exterminateur. Et c’est cette autre forme de négationnisme que le travail de Raul Hilberg vise à combattre : une politique de la mémoire qui est l’autre face d’une propagande nationaliste.
Or cette propagande a une fonction, qui n’est pas simplement mémorielle mais proprement politique : celle de légitimer la fondation d’un Etat sur le mérite d’un peuple innocent, victime et héros, homogène et crédité par son martyrologue.

2. Homogénéisation et hégémonie

Que l’affectation d’homogénéité soit toujours le masque d’une politique discriminante est un mode de gouvernementalité que Saïd Bouamama mettra en particulier en évidence dans les politiques de l’Afrique post-coloniale :

La négation des clivages sociaux est lourde de conséquences dans un pays comme le Ghana dont l’économie nationale et le budget étatique dépendent presqu’exclusivement des revenus engendrés par la monoproduction exportatrice (en l’occurrence, celle du cacao).

L’homogénéisation du corps social est précisément la forme constante d’un négationnisme à l’encontre des rapports de domination et des formes de conflits qui le constituent. Et l’homogénéisation du colonisateur sur le colonisé est reconduite autrement par les tyrannies post-coloniales.
Mais pour ce qui concerne la politique israélienne, cette affectation d’homogénéité, qui pose déjà un déni sur les rapports différenciés à l’extermination et sur les formes de gouvernementalité au sein même du peuple juif, aboutit à constituer en bloc un « droit au territoire » qui lui-même opère une nouvelle forme de négationnisme : celui du peuple palestinien comme entité historique. Edward Saïd montre ainsi que, dans le discours, un double processus d’homogénéisation et d’occultation est à l’œuvre, pour justifier par le droit international puis par la légitimation du fait, l’occupation coloniale de la Palestine par la fondation de l’Etat d’Israël. L’homogénéisation, juridiquement entérinée, se constitue ainsi comme principe d’hégémonie, et Saïd, dans L’Orientalisme, l’analyse à partir du concept gramscien de consensus :

La culture fonctionne dans le cadre de la société civile, où l’influence des idées, des institutions et des personnes s’exerce non par la domination, mais par ce que Gramsci appelle le consensus. (…) La forme que prend cette suprématie culturelle est appelée hégémonie par Gramsci, concept indispensable pour comprendre quelque chose à la vie culturelle de l’Occident industriel.

Ce consensus est ce qui permet de nier la représentation politique du réel, et par là même, non seulement de dépolitiser les discours, mais de discréditer un discours d’analyse politique au nom de son manquement à la neutralité scientifique. Dans un tel argumentaire, le discours prétendant à la neutralité est de fait réellement politique au sens policier du terme : il vise à faire taire et à exercer un contrôle, et s’apparente à ce que Gramsci définissait comme « intellectuel organique ». Le discours critique est au contraire politique au sens actif du terme : il vise à fournir les outils de l’analyse réflexive en vue d’une mobilisation. Pour cette raison même, le premier discours se veut précisément « apolitique » : il évacue de son vocabulaire le rapport profond de son objet à la question du pouvoir, pour dissoudre cette question dans un consensus rhétorique :

Le publicitaire ou le spécialiste en relations publiques, qui conçoit des techniques propres à assurer à un détergent ou à une compagnie aérienne une plus large part de marché, serait considéré, dans le cadre de l’analyse de Gramsci, comme un intellectuel organique, quelqu'un qui, dans une société démocratique, s’efforce d’obtenir le consentement de clients potentiels, de gagner leur approbation, d’orienter l’opinion du consommateur ou de l’électeur.

L’indétermination entre le consommateur et l’électeur est ici claire. Elle témoigne de cette dépolitisation du discours dont l’effet est véritablement politique au sens policier du terme, celui de la police des comportements : un consensus de la propagande publicitaire. Et celui-ci s’avère négateur des enjeux politiques de l’espace public. Toute forme de pluralité se retrouve battue en brèche par cette police du discours, qui opère une véritable colonisation des esprits. Et c’est bien la condition première de leur manipulation.
Ainsi s’établit un parallèle efficace entre la colonisation des esprits et celle des territoires, véritablement interdépendantes l’une de l’autre. Le discours qui légitime l’acte est indispensable à sa mise en œuvre ; mais il en est en même temps, pour Saïd, la finalité : le véritable pouvoir ne s’opère que sur les esprits, dont les corps et les territoires sont seulement des moyens. Et cette puissance mentale passe d’abord par la symbolique du langage, qui en est l’instrument.
3. L’affectation de scientificité et le concept de masse

Saïd montre par là, après Foucault, que les conditions du savoir sont indissociables de ce qui lie ce savoir à des effets de pouvoir. Mais de ce fait, les formes instituées du savoir ont la double fonction de produire un discours de la connaissance et d’en occulter les fondements. Autrement dit, les formes du savoir institué sont celles d’une occultation des conditions politiques qui les produisent, autant que des finalités politiques qu’elles visent.
Et tout savoir qui ne vise pas cette occultation est discrédité au nom d’une exigence de neutralité. En ce sens, il n’y aura de savoir authentique que validé au nom d’une scientificité mesurée à l’aune de son défaut d’engagement critique : l’inféodation au pouvoir sera la mesure du degré de scientificité.
Dans la logique saïdienne, que les formes majoritaires de l’institution académique et de la production des savoirs confirment manifestement, l’exigence de neutralité se confond avec un discrédit jeté sur le politique au nom du scientifique. Mais ce discrédit est lui-même un acte éminemment politique :

Le consensus libéral selon lequel le « vrai » savoir est fondamentalement non politique (et à l’inverse, qu’un savoir ouvertement politique n’est pas un vrai savoir) voile les conditions politiques organisées fortement, encore qu’obscurément, qui prévalent dans la production du savoir. C’est difficile à comprendre aujourd’hui, alors que l’étiquette de « politique » est utilisée pour discréditer tout travail qui ose violer le protocole d’une objectivité prétendument supra-politique.

C’est cette sorte de chiasme idéologique qu’on a choisi d’appeler « l’affectation de scientificité ». Et bien sûr, cette affectation est une autre forme de négationnisme : celui des soubassements politiques de la connaissance, comme si son déterminisme le plus profond, et à bien des égards le plus évident, devait pourtant faire l’objet d’un secret, renvoyé à l’ordre du tabou intellectuel.
De ce tabou participera le discours de l’expertise, autant que celui de la communication qui a été évoqué. Et l’expertise et la communication seront autant l’objet du savoir que les instruments d’un système entrepreneurial. Comme l’écrit Saïd :

Les représentations sont une forme de l’économie humaine, en ce sens elles sont nécessaires pour la vie en société et entre les sociétés.

Cette idéologie entrepreneuriale, organisée dans un système de représentations, est l’une des formes de ce que l’historien Yves Cohen analyse comme une inquiétude devant les masses, cherchant à partir de l’ère industrielle à instaurer de nouveaux modes de gouvernementalité. Et le mode de gouvernementalité de l’ère industrielle, avec le contrôle des masses qui y est afférent, sera celui de la production entrepreneuriale :

Dans la diversité des configurations nationales, les élites dirigeantes s’inquiètent des phénomènes de masse nouveaux de la fin du XIXème siècle et du début du XXème, qui risquent d’échapper au contrôle, tant dans l’industrie et dans la guerre que dans la politique – et les élites en question peuvent aussi bien être celles du mouvement social. La recherche de nouvelles formes et techniques de commandement et l’invention de la figure du chef, accompagnées par l’affirmation de l’éternelle nécessité des hiérarchies, compensent la disparition ou l’impuissance de la classe destinée au commandement, l’aristocratie.

C’est sous ce paradigme, d’un relais par le chef d’entreprise de la place dominante laissée vacante par l’aristocratie, qu’Yves Cohen interprète le culte du chef comme modalité spécifique de gouvernementalité du XXème siècle. Mais il va de pair avec une prise en compte du peuple non comme actif et singularisé, mais comme passif et indifférencié ; non comme peuple, mais comme masse. Et cette indétermination de la masse est ce qui permet qu’elle devienne non sujet, mais objet du politique. Enjeu d’un processus de désubjectivation. Et, en quelque sorte, désesthétisée par sa propre puissance, celle du nombre. Le simple terme de masse est une façon de poser un déni à la fois sur la pluralité des sujets, sur la forme de leurs revendications et sur leur possibilité d’être acteurs de leur propre devenir.
Ce modèle du chef d’entreprise gérant une masse salariale, d’un gouvernement gérant des flux migratoires ou d’un entrepreneur colonial gérant des masses indigènes, s’applique, selon des degrés de violence différenciés, mais, du fait même de l’indifférenciation des sujets, toujours euphémisés, à l’ensemble des modes de gouvernementalité caractéristiques de l’ère industrielle. Mais il s’applique également au modèle publicitaire de l’expert en communication gérant la masse des consommateurs, aussi bien qu’à celui des électeurs considérés comme autant de consommateurs d’image publique, c'est-à-dire de représentation. L’hégémonie et le consensus sont les modes de gouvernementalité des masses consommatrices, comme la précarité est celui des masses salariales, ou le suspens des papiers celui des flux migratoires.
Et ce mode de représentation des masses est bien une forme de déni posé sur un peuple susceptible de se subjectiver par l’action politique et la revendication. En ce sens peuvent s’établir des analogies entre le traitement des masses sur les territoires occidentaux et la représentation des foules colonisées.

4. Les formes du déni

Mais Saïd va présenter ces dénis sous les formes différenciées d’un mensonge sur l’histoire du côté des colonisateurs, et d’un véritable effacement de l’histoire du côté des colonisés. Et il va de ce point de vue établir un parallèle saisissant entre les Etats-Unis et Israël dans les processus discursif du négationnisme colonisateur, autour de l’idéologie entrepreneuriale :

Ce sont deux sociétés (américaine et israélienne) qui, dans un certain sens, ont totalement oblitéré leur propre histoire. Dans le jeu discursif de la société américaine actuelle, il y a très peu de place pour les Indiens américains natifs, et en Israël très peu de place pour les Palestiniens – ils n’appartiennent pas. (…)
Homogénéisation, oui, mais aussi un effacement continu de l’autochtone qui devient insignifiant dans le paysage. Regardez les images issues des films sionistes des années 1930 : la terre est toujours montrée vide (…) Un chameau et un bédoin passent – ce que Barthes appelle un « effet de réel » : cela traverse, et c’est assez. Mais le reste du paysage est vide. Et la même idée est présente aux Etats-Unis : l’esprit des pionniers, errant à travers des terres sauvages, l’occultation d’une autre société, et le sens continuel de l’entreprise.

Le ils n’appartiennent pas sans transitif est ici particulièrement signifiant : ils n’ont pas d’appartenance. Le premier occupant n’appartient pas au territoire qui est pourtant celui de son existence ; mais il ne peut pas appartenir non plus à sa communauté d’origine sur laquelle un déni a été posé ; pas plus qu’à la communauté actuelle. Et c’est cette non-appartenance du colonisé, pourtant impossible du point de vue même de l’histoire, qui en constitue la représentation comme effet de vide : du sens continuel de l’entreprise à l’occultation d’une autre société, la conséquence est étroite. L’entreprise de conquête du territoire nécessite un négationnisme historique à l’égard de la population : un génocide symbolique dissocié du génocide physique. D’où, pour la Palestine, le paysage vide, dans lequel les bédoins ne constituent pas des personnes, mais un élément du décor : une sorte d’environnement animal associé à la présence des chameaux, comme la présence des Indiens d’Amérique peut être liée dans les westerns américains à celle des buffles ou des chevaux.
Mais cette terre vide, dans son « effet de réel », produit aussi un effet dans le réel : elle légitime la conquête, comme processus non violent puisqu’affronté à aucune résistance humaine, et comme glorieuse entreprise de domestication d’une nature sauvage désormais soumise aux lois de l’intelligence et de la raison. C’est la propagande que diffusent les images issues des films sionistes des années 1930. Et c’est précisément celle qui autorisera, en 1948, la nakba : l’expulsion des Palestiniens de leur propre territoire, représenté comme vide.
C’est de cette nakba qu’on fête l’anniversaire cinquante ans plus tard, en 1998, aux Etats-Unis. Et c’est ici la continuité de ce négationnisme qui est mise en œuvre :

Que les Américains aient réussi à célébrer cet anniversaire sans faire allusion aux Palestiniens rend compte du degré de falsification et de lavage de cerveau. L’équation est simple : si l’on n’en parle pas, c’est qu’ils n’existent pas.

Et il ajoute :

Citant un Palestinien déraciné qui décrit ses malheurs, (un journaliste) note que « pour la plupart des Israéliens, l’idée que M. Shikaki pourrait revendiquer des réparations pour le tort qui lui a été fait donne le frisson » et très vite il ajoute que la « rage » (mot consacré pour parler de l’histoire palestinienne) a poussé ses deux fils à rejoindre le Hamas et le Djihad islamique. Ergo, les Palestiniens sont des violents, des terroristes, cependant qu’Israël continue à être « une forte puissance démocratique établie sur les cendres du génocide nazi », mais nullement sur les cendres de la Palestine.
C’est cette occultation qui est essentielle pour nier depuis si longtemps les droits des Palestiniens, tant à l’intérieur du pays que dans les territoires conquis en 1967.

5. Le refus d’une conséquence narrative

L’histoire palestinienne n’est pas une histoire, mais le développement d’une « rage », une forme de réactivité pathologique et animale qui n’a rien à voir avec la légitimité d’une exigence de respect du droit. Ils n’existaient pas en tant que peuple avant l’arrivée des Israéliens sur le territoire, ils n’existeront toujours pas après. Et donc la violence qui leur est faite n’existe pas non plus. Ou elle n’est que motivée par la nécessité de contenir l’expression de leur « rage » qui « donne le frisson ».
Mais si la violence israélienne est déniée en tant que violence, c’est précisément pour légitimer la nécessité du recours à ce qui apparaît comme un exercice nécessaire de la force publique raisonnable et démocratiquement fondée, face au déchaînement anarchique et immotivé d’un « terrorisme » qui n’a rien d’autre à défendre que sa rage.
Ainsi, tous les liens de cause à effets, tous les enchaînements logiques du comportement de l’autre sont intégralement déniés. Et c’est là qu’opère cette occultation qui est essentielle pour nier depuis si longtemps les droits des Palestiniens, tant à l’intérieur du pays que dans les territoires conquis en 1967.
Ce n’est pas seulement le droit au territoire qui fit l’objet d’un déni, c’est le droit à la parole et à la reconnaissance d’un discours cohérent, de ce que Saïd appelle dans un autre texte une « conséquence narrative », un récit historique qui en rende compte et l’inscrive dans un devenir proprement humain. Et c’est précisément cette possibilité du récit et de sa reconnaissance qui permettent de concevoir un comportement comme humain, de donner sens à la violence même qui le caractérise. C’est l’objet fondamental de l’épopée, de transformer la violence en récit qui peut faire collectivement sens et de l’inscrire dans une histoire symbolique. Et c’est ce déni du discours qu’on peut véritablement qualifier de négationniste. Saïd le montre à propos de l’appellation même de « terroriste » :

Concevoir tel type de mouvement politique en Afrique ou en Asie comme « terroriste », c’est lui refuser une conséquence narrative, alors que lui accorder un statut normatif, c’est lui imposer la légitimité d’une narration complète. Ainsi notre peuple, à qui on a refusé la liberté, s’organise, s’arme, se bat, et obtient la liberté ; et de l’autre côté leur peuple est un peuple de terroristes incarnant le mal, auteurs d’actes gratuits. On voit donc que les narrations sont, ou ne sont pas, permises politiquement et idéologiquement.

L’objet du négationnisme est dans cet interdit porté sur la narration, qui ferme toute possibilité de reconnaître une logique à l’action, excluant ainsi l’acteur lui-même de l’ordre du langage. Il autorise de ce fait même la violence colonisatrice, celle des expulsions et des modes différenciés de l’extermination. Comme l’écrit Saïd :

Israël continue à être « une forte puissance démocratique établie sur les cendres du génocide nazi », mais nullement sur les cendres de la Palestine.

6. Le figurant-décor

Mais ce négationnisme de la narration s’accompagne d’un négationnisme de la subjectivation, qui s’impose dans les représentations, et constitue ce que j’ai choisi d’appeler un processus de désesthétisation. A la dislocation des logiques de l’action fait écho l’effacement des singularités, qui se traduit autant au niveau littéraire qu’au niveau plastique.
Saïd en fournit de nombreux exemples littéraires, particulièrement à propos de l’œuvre de Camus, déjà largement critiquée par Frantz Fanon, mettant en évidence la fonction d’arrière-plan systématiquement assignée à des sujets que le mouvement narratif empêche de considérer comme des acteurs, et auxquels il impose la fonction subalterne de figurants. On n’est pas ici dans cette noblesse épique du figurant telle qu’elle peut se manifester dans le cinéma d’Eisenstein, où le gros plan sur le visage, la narratologie du geste, viennent littéralement donner figure à un sujet anonyme, même momentanément singularisé dans l’image. On est au contraire dans le figurant-décor, accessoire exotique ou masse indéterminée, auquel s’oppose la singularité du héros, fût-il un anti-héros. Saïd le montre à propos de deux romans dont le cadre est précisément celui de l’Algérie contemporaine de la guerre, mais dont la figure héroïque et centrale est précisément celle du blanc : La Peste et L’Étranger. Et il relie cette position littéraire à la position politique de Camus, pied-noir au moment de la guerre d’Algérie :

Les Arabes de La Peste et de L’Étranger sont des êtres sans nom utilisés comme arrière-plan pour la métaphysique européenne pompeuse explorée par Camus qui, il faut le rappeler, a nié dans Chroniques algériennes l’existence d’une nation algérienne.

Ce rôle de figurant privé de singularité, on le retrouve dans les films de Gillo Pontecorvo, pourtant clairement identifiés politiquement comme dénonciateur du colonialisme … mais dont la dénonciation est précisément toujours occidentalocentrée. Saïd écrit à ce propos en 1988 un texte qui fait suite à sa rencontre à Rome avec Pontecorvo :

En évoquant ce que je considérais comme ses portraits « fascinés » de scélérats impérialistes, tous deux européens – le colonel Mathieu dans la Bataille d’Alger et William Waulker dans Brûle !- , Pontecorvo affirma qu’il avait eu à les traiter de façon sérieuse.

L’entretien n’est pas présenté sous cette forme, mais sous la forme d’une narration de la rencontre qui est elle-même une mise en abîme de l’occidentalocentrisme : Pontecorvo, plutôt distant et méprisant, n’écoutant aucun des arguments de Saïd, et ne prenant en compte à aucun moment sa réception du film : le regard d’un chercheur issu de la colonisation sur un film qui la dénonce, mais avec les instruments qui permettent de maintenir une forme de colonisation des esprits. C’est bien à un déni que s’affronte ici Saïd : celui de son propre regard comme regard possiblement éclairant sur un objet qui le concerne, d’une expertise intellectuelle ouvrant une autre perspective sur un cinéma qui se veut émancipateur, tout en maintenant la forme esthétique d’une aliénation.
Saïd parle d’une fascination pour les personnages des « scélérats impérialistes ». Ça ne veut pas dire que leurs actions ne soient pas dénoncées, mais que leur singularité émerge comme celle d’une puissance impressionnante, d’une forte complexité. Le peronnage de William Walker dans Brûle ! est joué par Marlon Brando, un acteur dont l’aura n’est plus à démontrer. C’est un véritable criminel, séducteur et traître à la cause qu’il prétend défendre auprès des esclaves qu’il pousse à la rébellion pour finir par les traquer, les mâter et les exterminer. Face à lui, le personnage de l’esclave qui prend la tête de la révolte, et devrait être au cœur du sujet, est joué par un acteur non professionnel, et sans cesse l’attention du spectateur est appelée sur ce décalage qui met en abîme dans la représentation l’inégalité des rapports de force et fait apparaître la révolte comme un simple objet de manipulation.
A la complexité psychologique du personnage joué par Brando, qui en explore toutes les facettes et en analyse toutes les perversions, s’oppose le caractère rudimentaire de l’esclave révolté, dont l’intériorité n’est pas le moins du monde interrogée, et que l’acteur n’a manifestement pas les moyens professionnels de porter.
Dans l’appartement de Pontecorvo où se déroule l’entretien avec Saïd, les murs sont tapissés des photos de Marlon Brando.
C’est cette fascination identificatoire que Pontecorvo refuse d’interroger, dans le temps même où son cinéma, pourtant engagé, participe de ce négationnisme jeté sur la singularité du colonisé, porteuse précisément d’une large part de sa puissance de revendication.
De même, dans Devant la douleur des autres, Susan Sontag mettra en évidence les différences de traitement de l’information, toujours adressée au public occidental, selon que l’image qui la véhicule représente un « occidental » ou un « oriental ».
Il montrera de même, dans les ouvrages de Conrad, ce qu’il appelle une « cruelle tautologie », dont le cercle pose un déni sur la puissance de l’extériorité, sur sa diversification, sur son potentiel de volonté et d’action, comme sur la singularité de ses acteurs :

Tout ce que Conrad voit est un monde dominé par l’Occident et – ce qui est tout aussi important – un monde dans lequel chaque opposition à l’Occident ne fait que confirmer son pouvoir pernicieux. Ce qu’il n’est pas capable de voir, c’est la vie vécue en dehors de cette cruelle tautologie.

7. Un négationnisme de l’apatridie

Mais une autre forme du déni est abordée par Hannah Arendt, au chapitre V de L’Impérialisme, intitulé « Le déclin de l’Etat-nation et la fin des Droits de l'Homme », écrit à propos des suites de la guerre de 14, et dont l’actualité s’avère plus brûlante que jamais. Arendt y écrit :

Aucun paradoxe de la politique contemporaine ne dégage une ironie plus poignante que ce fossé entre les efforts des idéalistes bien intentionnés, qui s’entêtent à considérer comme « inaliénables » ces droits humains dont ne jouissent que les citoyens des pays les plus prospères et les plus civilisés, et la situation des sans-droit.

Ce déni porté sur la situation des sans-droits est l’effet même d’une rhétorique des Droits de l'Homme dont l’affichage sert de masque à leur absolue défaillance. Le double langage qui consiste à qualifier d’« inaliénables » des droits dont on sait bien à quel point ils ne coïncident avec aucune réalité est lui-même une des formes les plus insidieuses de l’aliénation. L’affichage ne sert pas seulement à masquer, mais à faire perdurer la réalité de l’aliénation sous le discours de l’émancipation. Et il produit de fait, à la période contemporaine, les juridictions prétendument protectrices qui exposent les migrants à la non-protection.

Et Arendt, en 1951, en tire une analyse de l’évacuation du concept d’apatride dans la terminologie politique :

Le terme d’« apatride » reconnaissait au moins le fait que ces personnes avaient perdu la protection de leur gouvernement, et que seuls des accords internationaux pouvaient sauvegarder leur statut juridique. L’appellation postérieure à la guerre « personnes déplacées », a été inventée au cours de la guerre dans le but précis de liquider une fois pour toutes l’apatridie en ignorant son existence. La non-reconnaissance de l’apatridie signifie toujours le rapatriement, c'est-à-dire la déportation vers un pays d’origine, qui soit refuse de reconnaître l’éventuel rapatrié comme citoyen, soit, au contraire, veut le faire rentrer à tout prix pour le punir.

De l’ « explosion » qu’a constitué la Première Guerre mondiale selon l’analyse d’Arendt, demeure un « concert des nations » qui a volé en éclats. Mais la priorité donnée à « l’identité nationale » ignore l’état de fait de l’apatridie pour le fondre dans la rhétorique du « déplacement ». Et ce déni a précisément un double effet : effet anihilant de laisser un sujet sans statut, et effet persécutif de l’exposer à la répression. Trois ans plus tard sera adoptée la convention internationale sur le statut des apatrides. Mais, de fait, le terme y demeure lié à celui de réfugié, ne permettant pas une claire reconnaissance de cette spécificité en termes de protection du droit.
Une autre forme du négationnisme porte donc sur ce statut des sans-droit, généré par la réalité effective des relations internationales et pourtant nié par les terminologies juridiques du consensus international. A la période contemporaine, où les migrations post-coloniales ont pris une ampleur exponentielle, le phénomène décrit par Arendt continue de susciter les mêmes effets destructeurs de double langage au niveau du droit international, faisant de ce droit lui-même une nouvelle arme de recolonisation massive.

La recherche sur l’histoire, la réinterprétation des sources, la multiplication des perspectives, leur renversement, nous paraissent être des conditions essentielles pour mettre en évidence ce qui est le ferment même du négationnisme : un aveuglement intentionnel, une surdité qu’on pourrait dire « congénitale » si elle n’était véhiculée par l’éducation, qui font du dominant un systématique handicapé du savoir. C’est à cette forme d’hémiplégie intellectuelle, que la reconnaissance des multiples figures du négationnisme pourrait contribuer à mettre fin.