LE MASCULIN EST NEUTRE


Pratiques n° 20, « La santé des femmes : tout reste à faire », janvier 2003

Le masculin est neutre. C’est cette simple évidence de la langue française qui peut aider à comprendre quelque chose qu’on appelle le féminin.
Que le terme “homme”désigne à la fois l’espèce humaine dans son universalité et la catégorie mâle dans sa particularité, nous dit exactement non pas la domination du masculin, mais sa neutralité. Etre homme, c’est donc d’emblée se définir autrement que par son sexe. Etre femme, c’est ne se définir qu’à partir de lui, se désigner par la catégorie biologique de son système de reproduction.
Cette neutralité du masculin resurgit avec évidence dans l’organisation même du système de soin : il existe des spécialités de gynécologie, d’obstétrique, des services de Protection Maternelle et Infantile. Mais ni service d’andrologie, ni protection paternelle et infantile. La neutralité masculine est donc parfaitement corrélative d’une réduction du féminin à l’organique. C’est cette réduction qu’on voudrait interroger ici.

1. Figures féminines de la médecine humanitaire

Interrogeons-la d’abord dans la médecine humanitaire et dans ses représentations, puisque aussi bien, l’humanitaire a pour résultat d’universaliser les propositions médicales issues de la médecine occidentale en les confrontant aux réalités de terrains différents. Or s’il y a un terrain sur lequel les différences culturelles s’abolissent, c’est bien celui de la différenciation sexuelle. Si la médecine humanitaire impose souvent des normes en inadéquation avec celles des pays où elle intervient, elle semble en revanche s’adapter parfaitement à la norme universelle du couple mère-enfant. La femme soignée par les organisations humanitaires est très majoritairement représentée comme enceinte, allaitant ou accompagnant son enfant dans un centre de renutrition; la femme de l’imagerie humanitaire véhiculée par les photographes de presse porte un enfant mort ou vif, sur son dos ou accroché à son sein, dans une représentation très similaire de celle des femelles du monde animal.
Un autre concept humanitaire, devenu plus récurrent dans les dernières années, est celui de la femme violée. Il est corrélatif du premier : la santé des femmes ne peut se définir qu’à partir de leur sexe. Et l’on retrouve, des Balkans au Congo, la cohorte des viols ethniques, dont la représentation n’est pas exempte du voyeurisme des interrogatoires d’enquête journalistique sur le thème du “ils étaient combien”, “elles avaient quel âge”, etc.
Il n’est évidemment pas question de dénoncer la dénonciation des viols, mais seulement de s’interroger sur un nouveau risque de réduire l’image de la femme à la fonctionnalité de ses organes sexuels, ou comment en user et abuser. Personne n’ira défendre le viol comme une activité légitime : tout le monde est contre, et pas seulement les femmes. Mais on peut au moins s’interroger sur l’équivoque de sa dénonciation (qui, pour les viols ethniques pour pour les “tournantes” des banlieues devenues un standard médiatique, bascule facilement dans les pires formes de complaisance voyeuriste). Et si l’on peut affirmer que cette pratique ne s’applique pas exclusivement aux femmes, on peut s’étonner du peu de retentissement médiatique qu’elle a dans son application aux hommes. Là encore, le masculin est neutre; et quand il se déneutralise, la position du bourreau lui convient mieux dans l’imaginaire collectif que celle de la victime.
Que la communication humanitaire soit majoritairement victimisante (même si quelques organisations font un travail de fond pour tenter d’y remédier), dit exactement pourquoi la femme en est l’objet privilégié, comme icône archétypale de la faiblesse ou comme objet de la domùination; et l’on peut dire à cet égard que la dénonciation de la domination n’est qu’une de’s formes de sa reconnaissance. Or c’est aussi le standard de la domination masculine qu’il nous faut ici questionner.

2. Être et avoir

On le fera à partir d’une étrange formule de Lacan, tirée de L’Etourdit, que cite Monique David-Ménard dans son ouvrage Les Constructions de l’Universel :
“L’homme n’est pas sans l’avoir, la femme est sans l’avoir”.
Je voudrais seulement en interroger la polysémie immédiate. Il est clair que la première connotation qui vient à l’esprit est d’ordre phallique : “En avoir ou pas”. Mais la seconde est d’ordre ontologique : “Être ou ne pas être”, et renvoie le Hamlet de Shakespeare à une interrogation sur l’indifférenciation sexuelle. Car les désignations de l’être et de l’avoir sont respectivement attachées la première à la femme, la seconde à l’homme. Si l’on peut dire que la femme n’en a pas, on peut tout aussi bien dire que l’homme n’est pas; et que” donc les représentations de l’être sont affectées spécifiquement au féminin, comme celles de l’avoir le sont au masculin. Autrement dit, que l’homme ne peut se représenter à lui-même que privé d’essence, c’est-à-dire neutre. L’homme n’aurait pas d’essence propre en-dehors de ce qu’ilpossède; la femme aurait une essence propre indépendamment de ses possessions.
Il est clair qu’une telle formule ne renvoie à aucune catégorie biologique effective, mais seulement à la reconnaissance culturelle de ces catégories, c’est-à-dire à leur représentation parlée. Si les formules de Lacan sont toujours des jeux sur le langage, ce n’est pas seulement de façon ludique ou par volonté d’ésotérisme; c’est aussi que le langage, comme le montrait déjà Freud dans Le Mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient, conditionne toute notre représentation du monde.
Le besoin de possession réputé masculin, le désir de domination, ne viendrait que d’un manque à être, d’un déficit existentiel que tend à combler ce substitut de la puissance que représente la possession. Le corps de la femme serait donc à posséder dans la mesure où il est le siège même de l’être. Une telle affirmation renvoie évidemment aux figures de la gestation.
C’est dire que l’ambivalence est déjà au coeur de cette représentation : la femme est bien le siège de l’être, mais dans la mesure justement où cet être est autre qu’elle-même. Elle n’est que le siège d’une différenciation cellulaire: une définition paradoxalement ontologique de l’aliénation. Etre, c’est déjà être autre que soi, c’est-à-dire précisément dépossédé de soi-même. En quoi le représentation de la femme la désignerait comme le lieu même de la dépossession. Que cela inclue les qualités qui lui sont traditionnellement affectées (générosité, altruisme, sensibilité, compassion) dit assez que ces valeurs positives ne sont perçues que comme l’avers d’une aliénation.
En même temps lui sont conférés les termes qui affectent un être réduit au biologique : émotivité, impulsivité, irrationalité; dont la présence excessive est perçue chez une femme comme un signe certain de féminité, et la présence modérée comme un déficit du féminin, une anomalie biologique ou une volonté abusive de singer les hommes.

3. Naturel et culturel

Que cette représentation du féminin soit inductrice de beaucoup de comportements féminins, cela va de soi, puisque les représentations culturelles sont véhiculées par l’éducation, et donc identificatoires. Qu’elle soit également déterminée par des réalités biologiques est tout aussi évident. Ce n’est pas seulement pour des raisons conventionnelles que s’institue la place des femmes, c’est aussi par des raisons de fait; et il est tout aussi abusif de prétendre que la féminité n’est qu’une construction, que de la présenter comme exclusivement biologique : une construction culturelle ne s’effectue qu’à partir de l’interprétation donnée à une détermination naturelle. Et surtout des effets concrets, c’est-à-dire économiques, qu’on peut en attendre.
Que la femme puisse être sans l’avoir signifie effectivement que l’avoir peut sans perte, c’est-à-dire sans danger, être attribué à l’homme. Mais cela signifie aussi que l’entreprise de savoir, qui dénote la possession symbolique, relève également du masculin.
Si la femme est bien le lieu du biologique, l’homme est le lieu du biopolitique, savoir du corps ou prise de pouvoir sur le corps individuel, qui affecte le corps social tout entier. C’est en ce sens que le concept même de santé publique, création du XVIIIème et concept nécessaire par excellence, est en même temps le facteur essentiel d’une instrumentalisation du féminin.
La santé publique repose en effet sur une conception de la transmission dans tous les sens du terme : négativité de la contamination infectieuse, mais aussi positivité de la transmission sociale, continuité du lien transgénérationnel, puisque le corps social n’est pas seulement synchronique la communauté telle qu’elle existe actuellement) , mais diachronique (la communauté telle qu’elle doit se perpétuer pour constituer un fait de civilisation). Ainsi les mesures de santé publique jouent-elles toujours sur la temporalité, comme le montre la notion même de prévention.
Or le corps féminin, dans sa dimension organique, est au coeur même de cet enjeu biopolitique : il assure la pérennité du corps social puisqu’il est l’instrument de sa reproduction. On se trouve donc face à ce paradoxe d’une double représentation du féminin : comme dimension fragilisante du déficit rationnel ou de l’excès émotionnel, et comme dimension structurante de la pérennité du politique. Ce que montrait déjà le principe d’une monarchie héréditaire : le maillon faible de la représentation culturelle en est aussi le pivot.

4. Médicalisation du féminin

L’accès au corps de la femme devient ainsi l’enjeu même de l’accès au pouvoir, et en outre d’un pouvoir sur les corps. Il nous semble que la constitution de la gynécologie comme discipline spécifique est représentative de cela, corrélativement à l’établissement de l’obstétrique comme dépassant le domaine de compétence des sage-femmes : la médicalisation du corps féminin est originellement un droit de regard du masculin ( que le corps médical est dans son origine) sur la transmission.
Et ce droit de regard sur la transmission s’étend à un droit de regard sur la jouissance : il n’est pas indifférent que la prise de contraceptifs soit soumise à une prescription médicale, pour ne rien dire de l’avortement.
Mais ce droit de regard n’est pas seulement l’oeuvre d’une volonté de revanche du masculin, il est tout simplement le résultat d’une authentique inégalité biologique entre homme et femme. Car être femme est bien originellement une réalité biologique qui renvoie sans cesse un être à la considération de son organicité. La périodicité des règles en est doublement l’expression. D’un côté elles manifestent la réalité d’un temps naturel, cyclique, animal, originel, à l’encontre de la linéarité du temps culturel. Une périodisation de l’existence qui contredit les volontés culturelles de l’organisation du temps. D’un autre côté elles sont le rappel d’un potentiel fécondant périodiquement avorté : si la visibilité du sang connote toujours la violence, il est clair que cette violence organique est le lot mensuel de toute femme, et induit un vécu spécifique autant qu’occulte.
En outre, la jouissance de la femme, sous sa forme hétérosexuelle en tout cas, est la seule qui comporte un risque pour son propre corps. Risque dont, on l’a vu, la conséquence est une médicalisation du corps : la femme est le seul être humain à devoir, sans être malade, prendre un médicament hormonal une large partie de sa vie.
Ainsi la santé spécifique des femmes semble-t-elle n’être en réalité que celle de leur potentiel d’engendrement : un corps dont la sexuation culturelle potentialise incessamment le dispositif biologique de sa sexualité.

C’est, on le voit, d’une intrication du biologique et du culturel que le féminin se constitue comme différenciation à partir du neutre. Mais nos sociétés ne sont devenues conscientes des équivoques de cette différenciation, qu’en accédant au concept d’universalité. Que la femme doive se définir d’abord “en tant qu’homme”me semble donc la condition élémentaire non pas d’une égalité, mais beaucoup plus radicalement d’une équivalence (valeur identique des deux termes d’une différence) du masculin et du féminin. Principe d’équivalence qui destitue autant l’idée d’un “droit des femmes” que celui d’une “santé des femmes”. S’il existe des droits de l’homme, c’est précisément que la notion même d’humanité exclut en soi toute discrimination, fût-elle positive. Et s’il existe bien aussi des problèmes rencontrés majoritairement ou spécifiquement par des femmes, ce n’est certainement pas dans le cadre du ghetto d’un droit des femmes ou d’une santé des femmes qu’ils doivent être traités, mais dans celui d’une protection juridique et sociale commune à tous, dans une solidarité incluant de façon indiscriminée le masculin et le féminin. C’est-à-dire admettant aussi la coexistence en tout être de ces deux postulations.

© Christiane Vollaire