LE DOUBLE LANGAGE DE LA SPOLIATION


Pour Philomène. Rencontre sur « Dette et don »
Besançon, 28 – 29 - 30 septembre 2012

1. Un processus de légitimation
2. Une Constitution fondée sur la duplicité
3. Usages de la « turpitude »
4. Dette et don comme objets de fétichisation
5. La fonction perverse du FMI
6. L’Etat autodestructeur des politiques néolibérales
7. La « crise » comme naturalisation du crime économique
8. Le sabordage des politiques sociales

Songe que le temps, c’est de l’argent (…)
Songe que le crédit, c’est de l’argent (…)
Songe que l’argent est de nature productive et prolifique. (…) Tuer une truie, c’est éliminer toute sa descendance jusqu’à la millième génération. Assassiner une pièce de cinq shillings, c’est tuer de manière criminelle tout ce qu’on aurait pu produire avec ces cinq shillings : des colonnes entières de livres sterlings.

Cette méditation sur le crime économique est produite par Benjamin Franklin, l’un des père fondateurs de la nation américaine, et citée par Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, publié en 1920 à partir d’un recueil d’articles parus entre 1904 et 1905.
Elle dit d’emblée que la problématique de la dette est connotée par celle du devoir : une exigence morale par rapport à laquelle tout manquement pourrait bien constituer un crime.
Ne pas posséder est donc une faute, qui renvoie le dépossédé au soupçon permanent du possesseur.
Sur un plan économique, le vocabulaire de la dette a pris à la période contemporaine des proportions telles qu’il est impossible de ne pas désigner les grossières perversions dont il est le lieu, et qui transforment en une vertueuse exigence éthique le très simple effet d’un processus continu de spoliation.

1. Un processus de légitimation

Qu’il faille pour prêter avoir en excès, et pour recevoir un prêt être en manque, nul ne songera à le contester. Mais le régime de la dette en général, et celui de la dette publique en particulier, fait radicalement abstraction de l’origine de l’excès comme de celle du manque. Abstraction que la financiarisation de l’économie porte à son comble.
Dans tous les cas, le rapport du privé au public sera sans cesse réaffecté par la question de la créance : la dette est affectée de la charge émotionnelle de la confiance, et celui qui doit n’est pas seulement en situation de devoir, il est aussi soumis à un régime de défiance, il n’a pas encore fait la preuve de sa fiabilité.
Weber, dans son analyse, fait surgir deux évidences : l’une est la permanence d’une volonté de profit, relativement à laquelle le système capitaliste n’invente absolument rien. Elle est aussi vieille que l’humanité, et n’a cessé de générer des rapports de domination, institués dans les société humaines là où ils ne sont que liés aux aléas du biologique dans les collectivités animales.
L’autre est le processus de légitimation nouveau, qui va, en la fondant moralement, potentialiser cette volonté de profit, lui donner un véritable essor, inconnu et inenvisageable jusque là. Et c’est précisément sur ce point qu’il prétend se séparer de l’analyse marxiste : en inversant le rapport de causalité entre économique et idéologique, pour montrer un déterminisme symbolique à l’œuvre dans le pouvoir économique, et le conditionnant :

Comment expliquer historiquement qu’à Florence, qui fut aux XIVème-XVème siècles le marché d’argent et de capitaux de toutes les grandes puissances politiques, on ait tenu pour moralement condamnable ou pour seulement tolérable ce qui, dans les conditions mesquines et provinciales de la Pennsylvanie du XVIIIème siècle, (…) pouvait passer pour une conduite de vie approuvée par la morale, et même pour un impératif moral ? – Parler ici d’un « reflet » des conditions « matérielles » dans la « superstructure idéelle » n’aurait aucun sens.

C’est ce déterminisme éthique qui va libérer le potentiel économique du capitalisme en le décomplexant : c’est parce que la logique du profit cesse d’être inhibée par la culpabilité, qu’elle devient pleinement efficiente, et cette nouvelle efficience va lui ouvrir des voies qu’elle n’avait jusque là pas même soupçonnées. Le processus de légitimation est ainsi l’assise du pouvoir économique, qu’il fonde sur le socle nouveau d’une exigence éthique. Et de cette représentation, initiée par l’herméneutique religieuse, la position de Franklin est l’expression la plus achevée : ne pas faire fructifier l’argent n’est pas un simple manque à gagner économique, mais une faute morale, dont lui-même fait un crime. L’argent ne passe pas seulement, sous la plume de Franklin, de son statut originel de chose, ni même de fétiche, à celui d’un être vivant dont on peut détruire la portée, comme celle de n’importe quel animal, en ne le faisant pas fructifier. C’est, au-delà encore, une personne morale qu’on peut assassiner. Et dont la valeur est infiniment plus élevée que celle des personnes physiques qu’on emploie à sa production.
Le non-placement devient un crime, dont le statut du dépossédé est le complice. Et l’identification de la valeur monétaire à la valeur morale définit une axiologie : un fondement éthique dont le référent ultime est la richesse. Ce qui fait de la pauvreté non pas le résultat d’une spoliation, mais le symptôme d’une dégradation morale. Baudelaire résumera d’un parallèle, dans ses Etudes sur Poe, le sacrifice ainsi consenti au dieu de la richesse, comme plus violent encore, parce que plus dégradant et privé de sens, que celui que les Gaulois faisaient au dieu de la guerre :

J'avoue sans honte que je préfère de beaucoup le culte de Teutatès à celui de Mammon ; et le prêtre qui offre au cruel extorqueur d'hosties humaines des victimes qui meurent honorablement, des victimes qui veulent mourir, me paraît un être tout à fait doux et humain, comparé au financier qui n'immole les populations qu'à son intérêt propre.

2. Une Constitution fondée sur la duplicité

Ce sacrifice, il le détaille dans l’évocation de l’esclavage, condition propre de l’essor initial du capitalisme américain et de l’éthique des pères fondateurs. L’esclavage est ce sacrifice humain parfaitement nécesssaire, qu’exige le dieu du profit érigé en idole par l’émergence du libéralisme anglo-saxon. Et il se légitime dans le temps même où la nation américaine revendique son indépendance par la promotion du concept nouveau de Droits de l'Homme. Baudelaire, admirateur du théoricien contre-révolutionaire Joseph de Maistre, mettra en évidence, dans ses études sur Edgar Poe, ce double langage chevillé au corps du capitalisme américain dès ses origines :

Brûler des nègres enchaînés, coupables d'avoir senti leur joue noire fourmiller du rouge de l'honneur, jouer du revolver dans une parterre de théâtre, établir la polygamie dans les paradis de l'Ouest, que les Sauvages (ce terme a l'air d'une injustice) n'avaient pas encore souillées de ces honteuses utopies, (…) tels sont quelques uns des traits saillants, quelques unes des illustrations morales du noble pays de Franklin, l'inventeur de la morale de comptoir, le héros d'un siècle voué à la matière. Il est bon d'appeler sans cesse le regard sur ces merveilles de brutalité, en un temps où l'américanomanie est devenue presqu'une passion de bon ton.

Dans un entretien de 2010, le romancier américain Russell Banks le montrait :

En 1787, la Constitution Américaine s'est construite sur une violente contradiction : d’un côté la défense des droits de l’homme, mais, de l'autre, un préambule qui acceptait l’institution de l’esclavage. C’est cette contradiction qui a entraîné notre guerre la plus sanglante et poussé le pays au bord de l’explosion. Nous sommes encore en train d’essayer de la résoudre.

Dans l’analyse de Russell Banks, le double bind induit par le double langage des Droits de l'Homme fait exploser son injonction paradoxale dans l’implosion de la guerre civile : la guerre de Sécession est très exactement la traduction militaire de la duplicité de la Constitution américaine. Mais l’analyse de Max Weber entre dans la logique de ce conflit interne par le biais même de son fondement éthique, en montrant, dans la dichotomie Nord-Sud au sein de l’Union, une véritable antinomie axiologique. Un conflit entre deux finalités :

Dans les colonies voisines - les futurs Etats du Sud de l’Union – (le capitalisme) était par exemple resté largement sous-développé, alors que ces dernières avaient été créées par de grands capitalistes à des fins commerciales, tandis que les colonies de Nouvelle-Angleterre avaient, elles, été fondées pour des raisons religieuses par des pasteurs et des intellectuels associés à des petits bourgeois.

Le développement des Etats du Nord n’est donc nullement lié à la spécificité d’une logique de profit, puisque celle-ci est au contraire à l’œuvre, de façon beaucoup plus évidente, dans les Etats du Sud. Ce n’est pas une logique économique qui assure le plein succès du capitalisme, mais une logique idéologique, qui donne son soutien au développement financier par la légitimation morale. C’est parce que la finalité avouée de l’institution des Etats du Sud est commerciale, que la logique commerciale ne peut pas y trouver sa pleine expansion. C’est au contraire parce que la finalité avouée de l’institution des Etats du Nord est religieuse, que la logique commerciale va pouvoir s’y déployer en toute impunité : décomplexée par l’autorité sacrée. Pleinement dominatrice, parce qu’autorisée. Ainsi le conflit entre la logique des Etats du Nord et celle des Etats du Sud recouvre-t-elle la partition entre le Moyen-âge catholique du Sud de l’Europe et le XVIème siècle protestant du Nord. Ou entre les modes de colonisation du continent latino-américain et les modes de colonisation de l’Amérique anglo-saxonne. Les distinctions spatio-temporelles recouvrant ici les distinctions religieuses dans une partition géopolitique, à laquelle Weber applique toutes les ambiguïtés de l’analyse morale du concept de turpitude, qui définit, dans la Somme théologique de Thomas d’Aquin, la finalité du profit :

Que cette conception du profit comme fin en soi, s’imposant à l’homme comme un devoir, comme une « vocation », ait heurté le sens moral à certaines époques, voilà qui se passe de démonstration. (…) Le qualificatif de turpitudo appliqué par Saint Thomas à la recherche du profit (il atteste que cette dernière était inévitable et autorisée par la morale) suggère déjà que, par rapport aux visions radicalement anti-chrématistes de certains cercles relativement étendus, la doctrine catholique se montrait déjà particulièrement accommodante à l’égard des intérêts des puissances financières des cités italiennes, qui entretenaient avec l’Eglise des liens politiques étroits.

3. Usages de la « turpitude »

« Turpitudo », dans sa définition latine, signifie dans son sens premier la difformité physique, pour s’appliquer ensuite à l’indignité morale. La turpitude est ce qui détourne un acte de sa finalité avouée, et le rend par là même inavouable. Elle est ce qui ne peut pas être assumé en tant que finalité. L’argumentaire catholique repose donc sur la distinction reprise par Thomas d’Aquin à Aristote, entre l’acquisition des biens en vue de leur intégration dans l’économie de la cité et son système de production, et l’acquisition des biens en vue d’elle-même, qu’Aristote appelle « chrématistique » (du grec « chrèmata » qui signifie les richesses), et qu’il condamne clairement dans Les Politiques. La condamnation repose non sur des raisons morales, mais sur des raisons exclusivement économiques : l’accumulation des richesses en vue d’elles-mêmes détourne l’économie de sa finalité, qui est l’utilité pour la cité. L’activité financière opère donc quelque chose qu’on pourrait assimiler à un détournement de fonds publics, si l’on considère que la richesse est fondamentalement commune à l’ensemble de la cité, et que la finalité est précisément l’unique fin en vue de laquelle existe un homme : c’est le sens de la formule selon laquelle L’homme est un animal politique.
C’est ce détournement qui fait perdre à l’activité économique sa forme, c'est-à-dire son sens et son orientation. Et c’est cette désorientation que Thomas d’Aquin, au XIIIème siècle, qualifiera de « turpitude ». Dans la tradition catholique, la spéculation financière, associée à la chrématistique, est considérée comme une forme de perversion, alors que l’activité commerciale, même si elle n’est pas particulièrement valorisée, demeure pleinement licite.

Mais Weber met en évidence un autre lien : celui qui associe les princes italiens à la papauté. Et ce lien pousse à tolérer en sous-main les formes implicites de spéculation que l’autorité religieuse ne peut pas reconnaître. C’est cette tolérance économique d’un inavouable religieux, dans l’intérêt même des pouvoirs théologico-politiques, qui conduira à l’émergence de la figure du financier juif : celui qui assume la faute chrématistique, soit sous la forme vulgaire de l’usurier, soit sous la forme élitiste du grand argentier des princes et des monarques. Mais, dans tous les cas, cette fonction ne pourra s’assumer que sous la figure de l’occulte, puisqu’on demeure dans le registre de l’interdit chrétien. Comme l’écrit Weber dans un saisissant raccourci qu’il n’explicite pas lui-même, l’ « inévitable » doit bien, à un moment ou à un autre, rencontrer une « autorisation morale ». Et cette autorisation de l’interdit trouve sa résolution dans l’antisémitisme : user de l’entremise du « juif », est la manière médiévale de blanchir l’argent sale : c’est tirer les fruits d’une activité financière compromettante, tout en se dédouanant de sa pratique. C’est aussi une façon de discriminer une frange de population dont on utilise les services, et sur laquelle va pouvoir se cristalliser le mépris.
Raul Hilberg dans L’Extermination des Juifs d’Europe, insistera sur l’antisémitisme fondamental de Martin Luther en y voyant une préfiguration de la pensée nazie. Mais Hannah Arendt met l’accent, dans l’essai Sur l’Antisémitisme, sur le caractère archaïque de la financiarisation de l’économie politique dans l’Europe du XVIème siècle, sous l’influence du monopole bancaire des familles juives assignées depuis la période médiévale à cette tâche :

Même lorsqu’ au XVIème siècle les Fugger mirent leur crédit à la disposition de l’Etat, ils ne pensaient pas encore à instaurer un crédit propre à l’Etat.

Aussi longtemps que le crédit demeure une activité occulte, il ne peut bien évidemment pas devenir « propre à l’Etat », c'est-à-dire public.
Il faudra donc libérer le crédit du label infâmant de la « turpitudo » pour qu’il puisse devenir public. Et pour cela, l’« inévitable » spéculation ne doit plus seulement être l’objet d’une tolérance occulte, mais devenir le cœur d’une obligation morale. Cette rupture éthique est issue de la pensée protestante du XVIème siècle sous l’influence de Luther, et plus encore de Calvin lorsqu’il insistera sur la nécessité de l’économie communautaire. Et c’est de cette rupture que se revendiquent les pères de la nation américaine deux siècles plus tard, selon l’analyse de Weber :

La doctrine dominante rejetait l’esprit du profit capitaliste en le taxant de « turpitudo » ou en se refusant tout au moins à lui accorder une valeur morale positive. Une vision « éthique » analogue à celle de Benjamin Franklin aurait été tout simplement impensable (…) ne fût-ce qu’en raison du danger permanent de conflit avec l’Eglise et de transgression de l’interdit de l’usure.

Et plus loin :

Telle était en effet la conception qui donnait à la conduite de vie de ces entrepreneurs d’un « nouveau style » une assise et un fondement éthiques.

4. Dette et don comme objets de fétichisation

Or c’est précisément cette rupture que le concept de dette réactive à la période contemporaine. Il fallait que le pouvoir financier puisse être officiellement lié au pouvoir politique, pour que la question de la dette puisse passer de la problématique d’un lien entre les personnes à celle d’un lien entre les Etats. Et que le « crime », constitué aux yeux de Franklin par l’endettement des pauvres, et racheté au sens propre par le crédit des riches, puisse être considéré comme un véritable facteur de rédemption, et faire ainsi de la richesse non plus l’objet de l’invective évangélique du Discours sur les Béatitudes, mais la preuve de la grâce divine.
Maurizio Lazzarato, analysant ce qu’il appelle « la condition néolibérale » dans La Fabrique de l’homme endetté, se réfère sur ce point à La Généalogie de la morale de Nietzsche :

La constitution de la société et le dressage de l’homme ne résultent ni de l’échange économique, ni de l’échange symbolique, mais du rapport entre créancier et débiteur. Nietzsche fait ainsi du crédit le paradigme de la relation sociale en écartant toute explication « à l’anglaise », c'est-à-dire par l’échange ou l’intérêt.

Ce qu’il s’agit d’établir par la dette n’est donc ni un rapport économique, ni un rapport symbolique, même si bien évidemment ces deux rapports sont nécessairement inclus dans le processus d’endettement. Mais ils n’en constituent pas la finalité. La finalité est, elle, d’ordre rigoureusement politique : ce qu’il s’agit d’établir, c’est un rapport de pouvoir, qui prendra tout à la fois la forme économique d’un assujettissement financier, et la forme symbolique d’un assujettissement moral. Et cet assujettissement renverra bien sûr au concept foucaldien du biopolitique. La dette est destinée à assurer un rapport de domination qui prend par le corps en visant la subjectivation. Si le crédit est « le paradigme de la relation sociale », c’est parce qu’il inscrit le sujet dans un assujettissement au temps :

Pour Nietzsche, fabriquer une mémoire à l’homme signifie pouvoir « disposer à l’avance de l’avenir », « voir le lointain comme s’il était présent et l’anticiper », ou encore « répondre de lui-même comme avenir ».

Qu’à la période contemporaine les compagnies d’assurance occupent le devant de la scène financière internationale, et dictent à chacun les moindres actes de sa vie privée et publique en décidant de son devenir, nous dit à quel degré d’assujettissement au temps renvoie cette « fabrique de l’homme endetté ». Et l’auteur ajoute :

Ce qui importe, c’est la prétention de la finance à vouloir réduire ce qui sera à ce qui est, c'est-à-dire à réduire le futur et ses possibles aux relations de pouvoir actuelles. Dans cette optique, toute l’innovation financière n’a qu’une finalité : disposer à l’avance de l’avenir en l’objectivant.

Fixer comme objectif à la dette la pérennisation des rapports de pouvoir, et leur fixation paradoxale dans un processus de financiarisation, apparaît, à la période contemporaine, comme la parfaite continuation des processus d’assujettissement antérieurs : la reconfiguration des moyens en vue de fins identiques. Et c’est à quoi participe prioritairement cette création internationale de l’après-guerre qu’on appelle le Fond Monétaire International.
Véritable entreprise de spoliation internationale, elle apparaît comme le principal facteur, par l’endettement, de l’appauvrissement des populations, à la mesure de la corruption de leurs dirigeants. Mais, parallèlement à elle s’instaure son exact pendant moral et son soutien le plus sûr : ce qui permet, par la fétichisation du don, d’assurer la fétichisation de la dette : le système humanitaire. Par son entremise, le non-gouvernemental vient étayer, d’une forme d’éthique complémentaire du don, l’éthique fondamentale du profit si bien argumentée par Franklin.

5. La fonction perverse du FMI

Créé en 1944 à la Conférence de Bretton Woods, le FMI avait pour fonction initiale de garantir la stabilité du système monétaire international, dans ce qui allait être l’après-guerre, stipulant un équilibre originel menacé par le caractère international du conflit. Mais après ce qu’on a appelé « crise du pétrole » et l’émergence de l’OPEP en 1976, il a au contraire accompagné la disparition d’un système de change fixe. Il s’est alors trouvé affecté d’un nouveau rôle face à ce qu’on appelle « endettement » des pays en développement et face à la réitération des « crises » financières qu’il prétendait réguler.
Ainsi, par la médiation du FMI, un vocabulaire de la stabilité vient à la fois doubler la réalité des fluctuations, et substituer un concept d’équilibre à la réalité de rapports qui sont clairement de l’ordre de la domination. L’économie des pays dits « en voie de développement » fait l’objet, tant au niveau du pétrole que des ressources minières ou agro-alimentaire, d’une véritable inféodation aux entreprises post-coloniales par la corruption de leurs élites : un système économique international de prédation se met en place pour relayer les occupations coloniales antérieures des pays occidentaux. Mais, dans le même temps, une internationale à vocation commerciale prétend stabiliser financièrement un système fondamentalement inégalitaire (et de ce fait même déstabilisant), et donner des « règles » (tous les mots doivent être ici mis entre guillemets, et celui-ci en particulier) à sa propre dérégulation financière.
Les « prêts » octroyés par le FMI vont donc directement nourrir les acteurs de la corruption dans les pays « du Sud », dans le temps même où ils sont comptés comme « dette » aux populations de ces mêmes pays soumises à la prédation de leurs élites.
On traite donc sous le régime de l’unité étatique ce qui s’institue en réalité comme un clivage radical entre des groupes aux intérêts profondément antagonistes. Mais on traite aussi comme « communauté internationale » ce qui est en réalité une nébuleuse d’intérêts divergents entre des Etats sans commune mesure ni politique ni économique les uns avec les autres. Les « pactes de stabilité » contemporains sont à l’aune de ce double langage qui prétend à l’équilibre par l’aggravation des clivages, comme il prétend à la « rationalisation » de la vie économique par la confirmation des rapports de force. Comme l’écrivait déjà Weber :
Le « rationalisme » est un concept historique qui enferme en lui un monde d’oppositions (… ) Ce qui nous intéresse, c’est précisément l’origine de l’élément irrationnel qui est à l’œuvre dans cette notion (…) comme dans toutes les autres.

Mais ce qui nous intéresse, nous, bien davantage encore, est la manière dont le « rationnel », par sa totale irrationalité même, s’impose comme une arme de destruction massive de l’équilibre qu’il prétend défendre. Car après les années quatre-vingt-dix, c’est contre les populations des pays occidentaux eux-mêmes que vont se retourner les préconisations du FMI, sous la forme de ces « politiques d’ajustement structurel » qui imposent d’y saborder les droits fondamentaux, et transforment progressivement les politiques de santé, les politiques d’éducation et le droit du travail en un champ de ruines.
On est passé d’un clivage « Nord-Sud » à un clivage au sein du « Nord » lui-même, dont le précédent semble n’avoir été que le laboratoire. Et la « rationalisation » de l’économie n’est que le nom donné à l’ultralibéralisme qui s’y impose par les « préconisations » internationales se présentant elles-mêmes comme des prescriptions de la mesure, destinées à parer aux excès de la démesure des pauvres (c'est-à-dire, par définition, de ceux qui n’ont plus rien à mesurer, et à qui l’excès qu’on interdit est tout simplement impossible). Mais celui-ci n’est plus seulement un état de fait, ou l’acquiescement au droit du plus fort. Il est devenu un dogme qui s’impose avec tout le vocabulaire de la scientificité économique, toute la glose qui l’accompagne, et les processus de culpabilisation qui le confortent. Parmi lesquelles le vocabulaire de l’ « austérité » reconduit l’interdit moral porté sur la jouissance des biens, à laquelle Weber attribue l’origine de l’accumulation capitaliste.
Les « politiques d’ajustement structurel » disent précisément que la norme d’une mesure économique radicalement arbitraire non seulement s’est substituée à toute possibilité d’une finalité sociale, mais plus encore fait apparaître cette dernière comme un véritable obstacle à sa réalisation, comme une faute économique, ou l’équivalent de ce que Franklin appelait « un crime ». La norme internationale à laquelle il est nécessaire d’« ajuster » les structures nationales est bien évidemment, comme celle de l’esclavage dans l’Amérique du XIXème siècle, sacrificielle. Elle exige que soient détruites les possibilités d’accès à la santé et au travail de populations entières, pour garantir la « solvabilité » des Etats dont ils dépendent et la « crédibilité » économique de leurs dirigeants.

6. L’Etat autodestructeur des politiques néolibérales

L’Europe des années 2010, celle des Grecs, celle des Espagnols, celle des Portugais, est livrée à cette double prédation, à ce rapport d’aliénation dont faisaient déjà état les films d’Angelopoulos après la Grèce des Colonels, et que sa mort « accidentelle » sur le tournage d’un film qui visait à en dénoncer la réalité contemporaine, vient confirmer.
Toutes les interventions, toutes les conversations privées ou publiques qu’on peut avoir avec des proches originaires de ces pays, viennent accréditer cette spirale de la dégradation sociale au nom d’un « équilibre économique » témoignant d’un culte du chiffre profondément destructeur et mensonger, qui confère à des fantasmes arithmétiques l’autorité d’une prescription. Laissons parler ici non pas un pauvre, mais un représentant des classes moyennes portugaises lors d’un entretien :

J’ai fait les comptes, et j’ai signé des documents à la banque pour qu’ils me prêtent de l’argent. Mais la loi a changé une semaine après : ils ont augmenté ce qu’il fallait payer pour la maison, avec des effets rétroactifs d’une année. Pour suivre les desiderata de la Troïka (FMI - BCE) qui est au Portugal, ils ont décidé que l’effort était insuffisant. On me prend donc 18% de mon salaire. Hier, le premier ministre a dit que les impôts seraient augmentés. Je me sens otage des circuits financiers internationaux. Mais il y a des lois pour qu’on n’enlève pas d’argent aux gestionnaires des entreprises publiques : ils continuent, eux, à percevoir leurs salaires sans aucune atteinte.
J’ai honte de ce silence au Portugal. Il permet à ses dirigeants d’avoir une reconnaissance internationale, contrairement à ceux de la Grèce : le Portugal est un très bon élève, alors on ne parle pas. J’éprouve du désespoir et de la honte : les gens ne se rebellent pas parce qu’ils ont honte. Ceux qui parlent ont peur de perdre leur travail : c’est un pays en silence, et le silence lui-même est une honte.

Des lois qui changent d’un jour à l’autre, dans un pays qui a perdu tous les attributs de sa souveraineté, mais conserve ceux de la domination : l’arbitraire du pouvoir, et la possibilité d’exempter ses détenteurs du droit commun, même lorsque celui-ci prétend légiférer au nom de l’intérêt public. C’est ce double langage du commun et du ségrégatif qui oblige à considérer, dans l’essence même du système libéral, mais plus encore dans sa version néolibérale, l’injonction paradoxale qui est au cœur de la fonction même de l’Etat.
L’Etat est à la fois ce dont le système libéral a besoin pour fonctionner, et ce que l’ultralibéralisme doit détruire pour dominer. Et les mécanismes de la globalisation permettent de réaliser cette double injonction, sous la forme de cette constante du déséquilibre que réalise la figure de la crise. Faire perdre à l’Etat sa souveraineté en le maintenant comme pouvoir de contention, c’est lui rendre les apparences de la discipline en le traitant comme un outil de contrôle social. Et le fantasme de la dette participe de cet équilibre instable.
C’est en ce sens que l’invention de la dette publique oblige à interroger la constante réinvention de la crise. Le mot de « crise » cache ce qu’on peut appeler une naturalisation du politique, un terme que l’on peut employer dans beaucoup de domaines actuellement. Son origine n’est pas du tout économique ou politique. Elle est médicale : dans le Livre des épidémies d’Hippocrate, la crise est le moment où se fait le basculement de la vie à la mort, dans un sens ou dans l’autre. C’est le moment critique, la phase dans laquelle on ne sait pas si le malade va survivre ou mourir. Cette crise est un moment qui échappe complètement au contrôle médical. La crise ne relève pas de l’activité du médecin, mais d’un phénomène naturel qui se produit dans l’ordre biologique.

7. La « crise » comme naturalisation du crime économique

Or ce que nous appelons « crise » est un phénomène entièrement culturel, politique et économique. C’est véritablement un conflit qui n’a rien de naturel, un conflit occulté par l’appellation « crise », afin qu’il soit naturalisé, et que les responsabilités qui s’exercent dans ce domaine soient effacées.
Il y a donc ce qu’on dit d'une part pour effrayer la population, et ce qu'on dit d'autre part à l'inverse pour présenter de façon euphémisée des situations de violence sociale. Masquer sous les apparences de la paix sociale la réalité des situations dans lesquelles des gens réels, au nom de l’abstraction fantasmatique des comptes publics, perdent leurs moyens économiques et voient disparaître leur protection sociale. On décrit cette situation violente dans les termes d’un fatalisme, et pire encore dans des termes où ceux qui portent la responsabilité de cette violence, à savoir les acteurs politiques, sont présentés au contraire comme les bons docteurs, comme les médecins, ceux qui vont trouver des solutions. Les rencontres au sommet entre chefs d’Etat font partie de cette folle ronde médiatique, qui invente une théâtralisation de la crise pour occulter sa réalité.

Mais la réalité est celle d’une financiarisation du système économique, et des effets de la structure capitaliste elle-même (Marx le montrait déjà au XIXe siècle), qui va produire une forme d’abstraction des circuits économiques. Une abstraction qui se fait, comme le montre l’usage du concept de « crime » fondé sur l’autorité morale et politique de Benjamin Franklin, à l’encontre de la réalité des personnes. C’est ce que produit le système de la dette, et tous les autres effets comme par exemple le mythe du « trou » de la sécurité sociale, pour favoriser des politiques de sabordage de la sécurité sociale, qui vont, prenant prétexte de ses dysfonctionnements, tenter d’éliminer l’idée même de protection sociale.
Tout ce discours de la rationalité, tout ce discours du chiffre, qui prétend brandir la dette comme un épouvantail, la mesure du PIB ou du PNB comme un référent et les « règles d’or » les plus absurdes comme des viatiques, est un discours tout aussi violemment moralisateur que profondément irrationnel. Selon même des économistes aussi conventionnels qu’Amartya Sen, c’est le fanatisme du chiffre qui porte à son comble cette irrationalité.
Par un effet pervers de la rationalité cartésienne, violemment dévoyée pour aboutir à une espèce de culte des mathématiques, on aboutit à une mathématisation du politique qui est en fait sa véritable perversion : elle fait disparaître la dimension de la responsabilité sociale, et bien évidemment davantage encore la question de la solidarité. Il va donc y avoir un clivage entre une caste qui prétend à cette rationalité pour défendre en fait ses propres intérêts (la caste même qui , au Portugal comme ailleurs, s’exempte, par sa position législatrice, des mesures publiques d’ « austérité ») et une population qui, elle, est livrée à cette forme de carnage.
On entre alors dans un état de tétanisation, d’obnubilation, où le mot « crise » acquiert les vertus magiques d’un fétiche. Un mot fétiche qui terrorise. Voir, les uns après les autres, tomber les pays européens après ceux des continents du Sud, produit l’effet d’un jeu de dominos dans lequel chacun se sent progressivement menacé. Et ceux qui se sentent menacés font appel, pour protecteurs, à ceux qui sont à l’origine même de leur situation, c’est à dire les responsables politiques qui favorisent les options néolibérales.
Car si le chiffre est égarant et tétanisant, ce qui l'est plus encore, c’est ce qu’on voit : un processus de dégradation sociale, la perte des statuts et des stabilités socio-professionnelles, et, au final une disparition progressive des classes moyennes.
Or ce phénomène d’occultation et de neutralisation ne va pas permettre seulement que ce qui se produit réellement ne soit pas vu. Il permettra plus encore que les responsabilités en soient occultées : d’une part les responsabilités économiques avec le jeu ahurissant de la finance, et le jeu du politique soumis à ce diktat. Et puis un autre jeu, rarement évoqué à propos de la crise, celui des mafias. A la suite de la chute des blocs dans les années quatre-vingt-dix, il y a eu une expansion de la puissance des mafias en Europe, à partir de la Russie en particulier. Cette puissance exponentielle a permis aussi un nouveau rapport au politique. On sous-estime cette puissance actuelle de la corruption qui a produit des responsables politiques, et la façon dont elle peut permettre l’arrivée sur le devant de la scène d’acteurs intégralement soumis à ce système et mandatés par lui.

8. Le sabordage des politiques sociales

Weber écrivait :

On a eu et on a encore la naïveté de croire qu’il existe une corrélation entre la faiblesse des salaires et l’importance des profits. (…) Des siècles durant, on a posé comme un article de foi que les bas salaires étaient « productifs », qu’ils augmentaient le rendement du travail et que, comme le disait déjà Pieter de la Court – en parfait accord, de ce point de vue, avec l’esprit du calvinisme ancien – le peuple ne travaille que parce qu’il est pauvre et aussi longtemps qu’il le reste.

Cette « naïveté », dont la reconnaissance dont la reconnaissance avait produit à partir de la deuxième moitié du XXème siècle les rhétoriques de la relance de la consommation, est aujourd’hui pleinement revenue sur le devant de la scène : le peuple ne travaille en effet que parce qu’il est pauvre et aussi longtemps qu’il le reste. Et si des processus d’industrialisation ont produit des législations sur l’abolition de l’esclavage qui ont participé de leur légitimation morale, la réalité constante des pratiques d’exploitation et de travail forcé, dans les secteurs les plus sensibles de l’industrie comme dans ceux des services, montre clairement que la réalité de l’esclavage demeure une nécessité fondamentale du profit. Que la menace permanente des délocalisations soit l’atteinte la plus brutale au droit du travail, nous dit que le maintien des bas salaires participe des circuits de l’endettement.
Et l’apparition d’un vocabulaire de l’« assistance » pour désigner désormais ce qui relève du droit participe ici d’une double volonté : celle d’une part qui, faisant apparaître sous la forme du « don » la faible rétribution résultant des spoliations initiales, stigmatise le récepteur comme improductif et participant d’une forme de parasitisme économique en l’exceptant du régime de la dette financière pour l’asujettir à celui de la dette morale ; celle d’autre part qui fait apparaître l’Etat sous deux formes corrélatives : la magnanimité démiurgique à laquelle on a donné le nom de Providence. Et l’excès dispendieux de générosité qu’il appartient désormais au système international de réguler.
Raison pour laquelle les préconisations du FMI viseront toujours et dans tous les cas, au nom du « raisonnable », au sabordage des politiques sociales : diminution de « l’indice de protection de l’emploi », limitation du « versement des revenus d’inactivité », etc.
La perversion n’est pas ici seulement de négocier avec les Etats, et par leur représentants ou leurs gouvernants contre l’intérêt de leurs administrés. Elle est aussi de faire jouer à ces représentants, contre la réalité, le fantasme d’un enrichissement abstrait dont la dérégulation financière signe la fin du droit de regard de ces Etats eux-mêmes, au profit de circuits financiers radicalement occultes.
On feint la transparence de la gestion, mais cette transparence se nourrit de l’opacité des circuits tout autant que de la clandestinité du travail produite par la massivité des migrations produite, précisément, par les effets économiques très concrets du fantasme de l’endettement.

L’un des moyens essentiels de lutte contre l’étroite relation don-dette-crise-spoliation est d’abord la mise en évidence du double langage qui les articule les uns aux autres. Cette dénonciation de la duplicité doit viser à saper les fondements de légitimation morale et intellectuelle qui ont produit l’essor décomplexé du capitalisme, et sont au cœur de l’efficacité actuelle des politiques néolibérales. C’est au prix de ce discrédit qu’on pourra s’émanciper de la « morale de comptoir » reconduite par les émules de Franklin. Que le comptoir, dans tous les sens, étroitement comptable, autant que médiocrement discursif et violemment colonial, ait envahi et destructuré la totalité du champ du politique, nous dit la nécessité absolue de défendre et revendiquer la place et la fonction vitale de ce qu’on voudrait pouvoir encore appeler « l’espace public ».

© Christiane Vollaire