LE DÉSAFFECTÉ ET LE COMMUNAUTAIRE


Pratiques, n°41, "Redonner le goût du collectif", 2ème trimestre 2008

Toute communauté nationale repose originellement sur un sens du collectif, et c'est sur ce sens que s'est fondée la notion même d'Etat-Nation autour du XIXème siècle. Mais actuellement, en France comme ailleurs, l'Etat-Nation est devenu le paravent public des intérêts particuliers d'entreprises privées. Avec, sur le plan de la santé en particulier, les effets redoutables d'un pouvoir assurantiel devant lequel l'Etat s'est démis de ses fonctions. A ce dévoiement de l'intérêt collectif, il ne peut y avoir de parade que dans une recomposition des solidarités. Ce n'est donc pas contre l'Etat, mais au contraire en rappelant l'Etat à sa raison d'être collective, qu'une société peut retrouver le sens d'un intérêt commun.
En outre, le communautaire ici aujourd'hui s'est manifestement déplacé, dans tous les sens du terme : aussi bien celui d'un déplacement de sens que celui d'un déplacement territorial. Le vécu de la communauté a migré du centre des villes vers leur périphérie, des classes bourgeoises vers les classes populaires, d'une origine occidentale vers des origines nettement plus hétérogènes. A ces déplacements géographiques, traduits en termes urbanistiques par la dissociation ville / banlieue, s'est superposée, de façon éclairante, une dégradation du sens du terme, ou sa dévalorisation en "communautarisme".
Il faudra donc interroger ici à la fois ce qui disperse des sujets dans un repli sur la sphère intime, et ce qui interroge la sphère commune comme productrice d'exclusion.

1. Les processus d'atomisation sociale

Tocqueville, juriste français et sociologue avant la lettre, émigré aux Etat-Unis à la suite de la révolution de 1830, anticipait sur les effets des nouvelles sociétés en train de se construire, en formulant une sorte de représentation visionnaire :

"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes (…) Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine (…), et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie." (1)

On le voit, le modèle de despotisme décrit ici par Tocqueville est intégralement lié à une atomisation des sujets : c'est parce qu'il n'y a pas de communauté, pas de collectif assumé entre des citoyens, que des sujets atomisés vont constituer non pas un peuple susceptible de revendiquer, mais une population passive et soumise. L'effet d'isolement est une cause d'impuissance par désolidarisation. Un Etat qui veut soumettre commencera donc par briser les liens de la solidarité.
Dans les années soixante, ces éléments d'analyse seront repris séparément par Herbert Marcuse (2) et par Guy Debord (3) , référents ideologiques des événements de mai 68, pour dénoncer le fonctionnement d'une société de masse, dont le premier effet est de produire, très intentionnellement, de la passivité politique.
Debord montrait l'effet littéralement médusant, tétanisant, d'une "société du spectacle" dans laquelle l'individu n'était sollicité que comme contemplateur passif, et par là même désinvesti de toute énergie, de toute capacité d'action et d'intervention dans le monde. Marcuse présentait des masses réduites au statut de consommateurs, dans un système "unidimensionnel", techniquement organisé pour aplatir les sujets en les insérant dans l'espace de la production. Dans tous les cas, là où il y a masse, il ne saurait y avoir collectif.

2. Le discrédit jeté sur le collectif

Mais par cette massification aussi, c'est le terme de collectif qui est radicalement discrédité, avec des conséquences d'une ampleur qu'on ne parvient pas encore à mesurer. Le collectif va d'abord être réduit au collectivisme d'Etat, puis permettre par ce biais l'identification de l'analyse marxiste à la tyrannie stalinienne, et enfin de ce fait même présenter le communisme non seulement comme crime politique, mais comme échec économique.
Dans cette succession d'amalgames et de confusions, c'est le sens même du collectif qui est visé : le discrédit jeté sur le collectivisme fonctionne comme légitimation de facto de tous les abus du capitalisme. Ce tour de passe-passe et ce jeu de substitution ont fonctionné, en particulier dans les années quatre-vingt-dix, au moment de la chute des blocs (où paraît le Livre noir du communisme) comme un véritable système de verrouillage idéologique et sémantique. Et ils ont contribué à dévaloriser l'idée même de communauté, accélérant un formidable effet d'atomisation et de fin de la politique. François Cusset, jeune philosophe, l'a décrit récemment dans La Décennie comme "le grand cauchemar des années quatre-vingt" (4).
Enfin, se fait jour, de façon de plus en plus insistante, le terme de "communautarisme", pour désigner de façon péjorative un sens du collectif qui émerge dans l'ombre et à l'encontre des Etats-Nations, cristallisant les phénomènes d'exclusion et de rejet que ceux-ci ont progressivement institués. De ce fait, apparu dans les années quatre-vingt et mis en exergue dans les années quatre-vingt-dix, le communautarisme est subrepticement relié, au début des années 2000, à la question du "terrorisme". Nouveau discrédit jeté sur le collectif, nouveaux amalgames dont il est l'objet.

3. Saturation informatique et désaffectation addictive

C'est à contre-courant de tout cela qu'il faut remonter, et un ouvrage du philosophe Bernard Stiegler, Mécréance et discrédit, paru en 2006, tente d'y inviter. Les transformations technologiques modifiant toujours les relations sociales, Stiegler montre que les nouveaux systèmes d'information provoquent l'isolement des sujets, enfermés dans leur individualité sans pour autant parvenir à se singulariser. Internet, en particulier, produit cette paradoxale communication sans collectif :

"Il y a aujourd'hui des êtres désaffectés, comme il y a des usines désaffectées : il y a des friches humaines comme il y a des friches industrielles. Telle est la redoutable question de l'écologie industrielle de l'esprit. Et tel est l'énorme défi qui nous échoit." (5)

Ces individus, désaffectés comme des friches, sont les enfants de l' "homme unidimensionnel" de Marcuse : ils ont perdu l'épaisseur affective que produit la capacité de relation. Et ils l'ont perdue par les effets paradoxaux d'une communication qui individualise les sujets, ou, comme le disait Tocqueville, les fait "tourner sans repos sur eux-mêmes".
Cette forme englobante du flux informatique produit ce que Stiegler appelle l'effet de "saturation cognitive", à l'origine des processus de désaffection. Les liens affectifs sont rompus par l'omniprésence des circuits informatifs, qui transforment un sujet saturé en sujet désaffecté. Et Stiegler, s'appuyant sur les travaux des psychanalystes de l'Institut Marmottan, montre que cet effet de saturation fonctionne exactement sur le modèle monomaniaque de la toxicomanie. Les jeux videos par exemple, seront en ce sens étudiés dans leurs effets addictifs, en termes de santé publique, dans la mesure où ils répondent originellement à une demande de déréalisation liée au vécu adolescent, et traduite ensuite dans les termes compulsifs de l'addiction.

4. La réponse communautariste

Or c'est justement à ces formes de désaffection, que répond l'exigence communautaire. Le sens d'une solidarité entre les sujets paraît être le seul moyen de répondre aux désaffections que produit un rapport permanent aux flux virtuels et à leurs effets, au sens propre, désintégrants. Car c'est bien en termes d' "intégration" que se manifeste le rapport au collectif : là où une collectivité nationale exlut une population et la renvoie, en termes symboliques et en termes urbanistiques, à ses marges, elle produit cette désintégration individuelle qui pousse à toutes les formes, informatiques ou toxicologiques, de l'addiction. Et la proposition, sur les territoires des banlieues, d'un communautarisme comme autre forme d'intégration communautaire, est vécue dans ce contexte comme salvatrice. Même lorsque ce communautarisme établit en son propre sein de nouvelles formes de discrimination (religieuses ou sexistes), non pas pires, mais aussi graves, que celles qu'il prétend résoudre.
Dans cette configuration, la position des soignants est véritablement charnière : témoins des formes de déstructuration mentale que provoque la relation entre les phénomènes d'exclusion et les phénomènes d'addiction ; mais aussi témoins et acteurs des logiques désolidarisantes à l'œuvre dans la réformes des systèmes de soin, ils doivent affirmer le plus vigoureusement leur position critique, s'ils ne veulent pas devenir la simple courroie de transmission des inégalités sanitaires. S'ils ne veulent pas, aussi, susciter la méfiance de patients quotidiennement affrontés aux logiques d'exclusion.

Redonner le sens du collectif sera donc d'abord renvoyer à une authenticité de l'universel, et non à un concept exclusivement ethnocentrique de celui-ci.
Or toute culture en général, et l'occidentale en particulier, repose sur cette corrélation inaperçue entre un concept de l'universel et un concept de la discrimination, qui fonde les communautés sur un principe d'exclusion, depuis la cité grecque reposant sur l'institution de l'esclavage, jusqu'à l'Etat-Nation du XIXème siècle reposant sur celle de la colonisation.
Actuellement, si les revendications les plus authentiquement sociales, en termes de droit à la santé comme en termes de droit au travail, reposent sur le statut des migrants et des sans-papiers, c'est peut-être précisément par cette prise de conscience. Celle qu'une solidarité communautaire ne peut s'affirmer de façon virtuelle, mais seulement par les liens concrets et affectants de l'intégration, donnant à la communauté politique une chance d'exister autrement que par le discours.

Notes:
1. Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, GF t.II, 1981, p.385-86
2. dans L'Homme unidimensionnel
3. dans La Société du spectacle
4. François Cusset, La Décennie, ed. La Découverte, 2006
5. Bernard Stiegler, Mécréance et discrédit, 2. Les sociétés incontrôlables d'individus désaffectés, ed. Galilée, 2006, p.130

© Christiane Vollaire