L'AVENIR D'UNE ILLUSION


Pratiques n°46, "L'humanitaire est-il porteur de solidarité ?", juillet 2009

Le premier effet suscité par l'idée humanitaire est un effet de sidération : il n'y a rien à objecter à quiconque se réclame de l'intention de faire le bien. Et c'est cet effet de sidération qui tétanise généralement les tentatives de critique et engourdit les vélléités d'objection.
De ce point de vue, la représentation humanitaire paraît fonctionner sur les mêmes principes que Freud attribuait à la représentation religieuse en écrivant L'Avenir d'une illusion.
Quelle fonction magique la bienfaisance remplit-elle donc au sein d'un ordre social ? Quel sentiment de protection donne-t-elle à celui qui la pratique ? Quel espace de sécurité permet-elle de garantir ?
C'est en ces termes que Lamartine posait déjà la question au XXème siècle, en forgeant le terme d' "humanitaire".

1. Un concept politique

Le concept d'humanitaire naît ainsi en France en 1835, sous la plume de Lamartine député, au moment de la Monarchie de juillet qui a fait suite en France à la Révolution de 1830. Il s'agit de pacifier les rapports de classe, en empêchant que la misère ne devienne source d'émeute et de rébellion.
Le contexte en est donc pleinement politique : une bourgeoisie modérée tente, en période de concentration économique et de montée du chômage, de faire adopter par l'Etat des mesures qui permettent d'endiguer l'aggravation de la pauvreté et l'explosion de la révolte. C'est la bourgeoisie violente qui l'emportera, en réprimant dans le sang les émeutes de 1848.
Mais cette même année 1835, Lamartine, de retour de la Palestine et du Liban, écrit Le Voyage en Orient. L'influence du cosmopolitisme romantique rejoint ainsi une pensée politique de la paix sociale pour tenter de faire valoir un sens commun de l'idée d'humanité.
L'idée d'un apolitisme de l'humanitaire, si couramment développée, n'a donc rigoureusement aucun fondement. Elle a cependant bien une fonction : celle de masquer son rapport effectif et constant au politique. Mais que faut-il entendre au juste par "politique" ? Là encore, le XIXème siècle produit un effet spécifique de cristallisation. La Révolution française a ouvert l'espace public à la délibération dans le temps même où elle a promu la violence. Elle a affirmé l'idée d'un universel en appelant à la défense de la Patrie, et fondé le concept de droits de l'homme en instaurant la "Terreur".
De ces contradictions originelles est tributaire toute l'histoire politique du XIXème siècle. Et à ces contradictions s'ajoutent les masquages successifs qu'ont été les différentes formes d'empires et de restaurations, avant qu'un retour à la "République" ne se fasse par le massacre de la Commune.

2. Une duplicité de sens

Il y a donc bien deux sens du mot "politique" : celui qui définit une responsabilité collective du devenir social dans le respect de la pluralité, et celui qui définit des formes de domination. Mais les deux, dans le devenir des sociétés "démocratiques", ne cessent de se conjuguer.
Actuellement, le sens le plus usuel du mot "politique" est une variante de celui de la domination : c'est le sens des manipulations de pouvoir liées à un système de représentation biaisé. Et à cet égard, il s'agit bien d'un rapport de classe, dans lequel une caste de représentants confisque à son profit la décision publique. D'où l'appellation d' "hommes politiques" pour désigner ceux qui font profession de représentants ou de dirigeants. Quand donc les domaines de l'action humanitaire se définissent comme "apolitiques", ils déterminent un espace qui prétend échapper à ces rapports de pouvoir, et aux positions partisanes qu'ils impliquent dans leurs relations polémiques.
Mais en réalité, c'est le premier sens du politique, celui de la responsabilité collective, qui est menacé par les usages les plus courants du concept d'humanitaire. Car ce qu'il fait disparaître, c'est l'idée même de pluralité. Le terrifiant consensus de la bienfaisance élimine tout espace de débat, à la manière même dont la tête de Méduse sidérait ses victimes.
A l'intérieur même des associations, l'autorité du vécu de terrain fait bien souvent office de position réflexive. Et sur le terrain, l'autorité de l'expatrié fait souvent taire les revendications des "locaux", dans le temps même où l'autorité des agences internationales, soumise à celle de leurs puissants mandataires, impose un ordre des camps calqué sur les formes internationales de la gouvernementalité.
Cet ordre est violent, et les membres des ONG n'échappent à sa violence que dans la mesure où, à un niveau ou à un autre, ils en sont les représentants. Car le rôle de pacification de l'affichage humanitaire joue à un tout autre niveau que celui du sauvetage des vies. Il joue, symboliquement, comme représentation pacifique, et donc irrécusable, des effets de la violence. Si les intervenants humanitaires sont identifiés à leurs pays d'origine, ce n'est nullement par une sorte de confusion abusive, mais par l'évidence d'une réalité, qui est que leur présence sur le terrain est bel et bien la présence d'un pouvoir de décision étranger, détenteur d'une puissance économique, et donc, à un niveau ou à un autre, aliénant.

3. La naturalisation du partage

L'idée même de l'humanitaire nous accoutume ainsi à cette idée de la naturalité du partage entre possédants et dépossédés, qui fait modèle non seulement au niveau international entre Nord et Sud, mais au niveau national entre inclus et exclus. Ou entre ceux qui parlent et ceux pour qui l'on parle. Si la position des French Doctors des années soixante-dix se présentait comme une position de redresseurs de torts, le tournant du milieu des années quatre-vingt a imposé de réviser cette position, pour les associations humanitaires comme pour les organisations de défense des droits de l'homme. L'humanitaire est alors devenu conscient d'être partie prenante dans un jeu politique dont il devenait l'instrument. Mais cette conscience n'a pas modifié la donne humanitaire ; elle a seulement créé des clivages au sein du mouvement. Il est devenu clair, pour un certain nombre de ses acteurs, que la fonction même de l'humanitaire devait changer, et que l'espace de pacification sociale devait devenir un espace de droit : non pas une manière de tenir à distance les pauvres, mais une volonté de revendiquer l'égalité. Une telle position était celle de la mission France de MSF dans les années quatre-vingt-dix, qui a permis la création de la Couverture Maladie Universelle. Non seulement, en dépit de son succès, elle n'a pas fait modèle, mais elle a été marginalisée au point qu'on ne pourrait plus en imaginer l'équivalent actuel.
Loin que l'humanitaire permette désormais de produire du droit, ce sont au contraire les exigences légitimes du droit qui se sont perverties en concessions humanitaires, et cette humanitarisation du droit est l'une des constantes des politiques contemporaines, dans le domaine de la santé comme dans celui de l'éducation ou de la justice.

L'humanitaire contemporain est né de cette période des Trente Glorieuses, qui commence à la fin de la deuxième guerre mondiale, et s'achève au milieu des années soixante-dix, avec la crise du pétrole. Mais, trois ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, c'est sur le territoire palestinien que la préfiguration en est donnée : l'institution de l'Etat d'Israël en 1948 renvoie du côté de l'assistance humanitaire mondialisée ceux que le même pouvoir mondial a chassés de leur propre territoire. L'humanitaire se donne ainsi de la façon la plus claire comme le processus même de l'euphémisation d'un violence politique : ce qui supprime le droit à l'appartenance territoriale, pour le réduire en mesure d'assistance. On fabrique une entité humanitaire qui est celle des réfugiés à vie, et désormais des réfugiés par transmission générationnelle.
Il nous semble donc que ce n'est plus du tout en termes de "crise" qu'on peut qualifier ce qui motive l'intervention humanitaire, mais bien plutôt en termes d'euphémisation constante et continue de la violence politique. Et c'est cette euphémisation constante qui produit la duplicité des discours. Le problématique massive des migrations, à l'intérieur comme à l'extérieur, y est chaque jour affrontée. Et la logique humanitaire du camp, loin d'y offrir une solution, en est au contraire l'une des données les plus pernicieuses.

© Christiane Vollaire