Laïcité : une histoire du double langage


Pour la Lettre ouverte contre l’instrumentalisation de la laïcité
Septembre 2016
------------------------------------------
La sécularisation politique, à l’origine du concept de laïcité, est un projet d’émancipation, c'est-à-dire de rupture : la chance donnée au politique de se dissocier du religieux. Mais elle se situe dans le contexte d’une histoire, à la fois internationale et spécifiquement française, qu’il faut interroger dans la construction de ses concepts, qui retourne sa propre ambition en une nouvelle forme d’aliénation : celle de la corrélation historique entre laïcisation et colonisation, au prisme des problématiques migratoires et des problématiques du genre.

Le Tribunal de l’Inquisition, fondé progressivement autour de 1230, ne sera aboli qu’en 1820 : six siècles d’un pouvoir de contrainte qui s’apparente clairement à la terreur. Le moment de la Révolution française fondera, à l’encontre d’une tradition de l’ultra-violence catholique, ce combat contre la tyrannie politique : la première République instaure en 1794 la première séparation entre l’Eglise et l’Etat. Mais la révolution a tourné court en 1793, où ses chefs ont été exécutés, et où s’est imposée la réaction thermidorienne. En 1799, Bonaparte s’impose politiquement par le Consulat, qui deviendra en 1804 le Premier Empire. Un général issu de la Révolution a retourné celle-ci en une nouveau despotisme. Et il assoit son pouvoir sur un nouvel accord avec l’Eglise catholique : le Concordat, passé en 1801 avec le Pape, constitue une nouvelle forme d’association entre l’Eglise et l’Etat. Il prépare d’une certaine manière, après la chute de Napoléon, le retour de la monarchie au moment de la Restauration. La « révolution » de 1830 portera au pouvoir un monarque soumis aux intérêts de la bourgeoisie industrielle : une nouvelle classe d’affaires où se mêlent les intérêts de la réaction politique et ceux du progrès économique.
La révolution de 1848 mettra fin à cette Monarchie de juillet pour instaurer, de 1848 à 1852, la Deuxième République. Celle-ci fait coïncider l’essor économique avec une phase d’expansion coloniale qui fait suite à la conquête violente de l’Algérie. Le Second Empire en suit les traces jusqu’en1870, dont la défaite donnera lieu à la Commune de Paris, tentative d’instaurer un gouvernement populaire à l’encontre de la domination des élites industrielles. Cette tentative est écrasée dans le sang par les Républicains de la droite française qui reprennent le pouvoir pour fonder la Troisième République. Celle-ci veut dans un même mouvement paradoxal, prévenir le retour possible des monarchistes et s’opposer aux mouvements populaires et aux revendications ouvrières, C’est l’époque de la refondation de la laïcité,
Jules Ferry permet ainsi dans les années 1880 l’avènement de l’école laïque, affirmant permettre l’accès de tous à l’éducation. Mais, dix ans plus tôt, il était maire de Paris au moment de la Commune, et complice d’Adolphe Thiers dans son écrasement. L’école gratuite, laïque et obligatoire se crée donc de fait dans une perspective anti-ouvrière, destinée à conforter le pouvoir d’une bourgeoisie industrielle en plein essor, qui vient de vivre le traumatisme d’une insurrection. Et par ailleurs, la Troisième République, qui durera jusqu’au régime de Vichy, reprend pleinement à son compte l’entreprise coloniale. Le discours éducatif en métropole s’accompagne d’une volonté « civilisatrice » sur les territoires colonisés, qui illustre les présupposés du racisme sous la IIIe République.

La seconde moitié du XXème siècle verra se retourner le double langage originel de l’école publique contre elle-même : cette école affronte désormais de nouvelles réalités, qui sont celles de la période post-coloniale. Venir s’employer comme main d’œuvre sur le territoire des anciens colonisateurs a donné lieu à une nouvelle expérience de la ségrégation : expérience de ghettoïsation dans des quartiers spécifiques, dans des zones périphériques qu’on nomme « banlieues », et dont les revendications sont qualifiées par le pouvoir de « crispations communautaires ».
À la période même de la guerre d’Algérie, entre 1954 et 1962, Frantz Fanon, psychiatre d’origine antillaise venu travailler sur le territoire algérien et engagé aux côtés du Front de Libération Nationale algérien, montrait comment la revendication religieuse était pour beaucoup un moyen de résister à l’occupant. Pour des personnes exposées aux comportements racistes sur le territoire français, la communauté religieuse autour de l’islam sera souvent un moyen d’affirmer une dignité qui leur est contestée.

Mais la question de l’islam, comme celle de toutes les religions, est liée à des problématiques de pouvoir politique et économique. Liée en particulier, depuis 1975 et la création de l’OPEP, à des enjeux pétroliers, autour de l’Arabie saoudite, de l’Irak, de l’Iran et des émirats. Enjeux qui ont donné lieu à plusieurs « guerres du golfe », et réduit l’Irak, tourné et retourné par les puissances occidentales, et dévasté par l’intervention américaine, à un espace ouvert à toutes les violences. Ce qu’on appelle « monde arabe » est devenu une nébuleuse soumise à des pouvoirs despotiques, en dépit des révolutions et de tous les « printemps », dans le temps même où, sur le territoire français, les générations « issues de l’immigration » se voient refuser leur place, dans une République dont les lois condamnent le racisme, mais dont les comportements et les habitudes de pensée, autant que les habitudes policières, sont marqués par la violence des discriminations.
Penser la question de la laïcité, ce n’est donc plus la penser dans les termes du XIXème siècle, mais dans ceux du XXIème, qui obligent à réfléchir la question d’un espace public porteur des non-dits de la discrimination, sous le vocabulaire de l’intégration. En 2006 paraît aux éditions de la Fabrique, sous la direction de la sociologue Nacira Guénif, un livre au titre éclairant : La République mise à nu par son immigration. Il signifie non pas un refus de l’exigence républicaine, mais au contraire la certitude qu’elle doit être réactivée et revitalisée par un regard critique sur ses manquements et ses dérives. On peut y lire :

Rappeler aujourd’hui le lien consubstantiel entre colonisation et assimilation, deux termes que toute la rhétorique intégrationniste s’est acharnée à séparer, revient à sortir – à l’invitation de Norbert Elias puis plus tard d’Abdelmayek Sayad – de l’amnésie entretenue par le consensus mou qui nous sert d’horizon .

C’est ce double non-dit, de la tradition catholique et de l’intention coloniale, qu’Étienne Balibar vise à débusquer derrière ce qu’il appelle « l’usage du corps des femmes » dans la question de la laïcité, qu’il fait résonner avec la question du « voile », dans la ligne des critiques antérieures de Frantz Fanon :

Nous nous trouvons donc, semble-t-il, exactement dans la situation post-coloniale décrite et interprétée par Gayatri Spivak au moyen de la formule désormais célèbre :
Des hommes blancs (européens) entreprennent de libérer les femmes de couleur (indigènes) de l’oppression que leur font subir les hommes de couleur (indigènes).
La formule a été inventée pour exprimer l’esprit dans lequel l’administration coloniale et les « indianistes » occidentaux avaient reconstruit le rite de l’auto-immolation des veuves hindoues sur le tombeau de leur mari , pour en faire un symbole de la barbarie des mœurs indigènes que la colonisation se fixait pour mission de faire disparaître.

Ce que dit Spivak d’une position coloniale qui dénonce les pratiques locales au motif de leur violence discriminante est évidemment un comble de l’injonction paradoxale. Les massacres de Sétif, qui le 8 mai 1945 ont été la réponse de l’armée coloniale française aux Algériens qui demandaient leur propre émancipation le jour même de la libération de la France à laquelle ils avaient participé, en sont un exemple emblématique.
Et les photos prises quinze ans plus tard par Marc Garanger, sous commande militaire dans le contexte de la guerre d’Algérie, nous obligent à voir, dans le dévoilement des femmes soumises au contrôle par le moyen de l’image photographique, le poids de leur humiliation.
En 1955, dans L’An V de la Révolution algérienne, Frantz Fanon intitulait son premier chapitre « L’Algérie se dévoile ». Il y écrivait :

Nous allons voir que ce voile, élément parmi d’autres de l’ensemble vestimentaire algérien, va devenir l’enjeu d’une bataille grandiose, à l’occasion de laquelle les forces d’occupation mobiliseront leurs ressources les plus puissantes et les plus diverses, et où le colonisé déploiera une force étonnante d’inertie.

Tenter de lever le double langage de la laïcité, ce n’est pas en contester le principe affiché, mais mettre au jour les non-dits, les violences réelles et les occultations dont elle est le masque, et qui pourraient en faire l’une des formes les plus perverses du négationnisme contemporain.