L’AFFECTATION DE SCIENTIFICITÉ ET LA QUESTION PALESTINIENNE


Pour le Colloque Edward Saïd : les effets des mythologies coloniales, Sétrogran, Nièvre, du 26 au 28 septembre 2014

1. Conflit politique et conflit intérieur
2. La lutte pour la représentation et les Accords d’Oslo comme défaite
3. Mutation existentielle et dislocation politique
4. Nécessité de la distance et danger du désengagement
5. La question palestinienne comme objet d’un négationnisme

Un ouvrage critique de Valerie Kennedy, paru en 2000, voyait dans l’œuvre d’Edward Saïd trois directions : l’une qui l’orientait vers le contexte post-colonial, la seconde vers la question de la Palestine, et la troisième vers la responsabilité des intellectuels. Il semble en fait que ces trois questions ne constituent pas trois directions, mais soient au contraire intégralement liées et indissociables l’une de l’autre dans son œuvre.
Et les trois paraissent soudées par cette volonté, dénoncée de façon centrale par Saïd, de masquer le rapport de domination politique sous l’affectation d’un triomphe de la neutralité scientifique. C’est cette affectation de neutralité, cette conviction du bon droit comme supériorité originelle de la raison occidentale, qui sous-tend aussi bien l’exotisme factice dénoncé dans l’Orientalisme, que l’enrégimentement des intellectuels dans l’entreprise coloniale ou néo-coloniale, et, jusque dans les violences de l’actualité la plus récente, la question palestinienne, dont le travail de Saïd, mort en 2003, nous semble éclairer par anticipation les devenirs contemporains.
Et c’est, fondamentalement, en explorant les troubles de sa propre histoire que Saïd se donne les moyens de l’analyser.

1. Conflit politique et conflit intérieur

Saïd écrit ainsi, dans l’introduction d’un recueil de textes sur l’exil :

Dans ma propre expérience, la Palestine a toujours été identifiée, poétiquement ou irrémédiablement, à la question de la dépossession et de l’exil. (…) Il y a également le sentiment d’une dissonance engendrée par la séparation, la distance, la dispersion, les années de perte et de désorientation.

On aurait tort d’y voir une sorte de lamentation : c’est bien plutôt la matrice du travail sur la dissonance qui sous-tend l’ensemble de sa production, incluant son rapport fondateur à la musique. L’autobiographie n’est nullement ici une forme d’épanchement ou d’exhibition de l’intime, mais tout au contraire une quête constante du commun, sous la mise en évidence du dissensus. C’est cette tension qu’il fait émerger, comme épreuve de la dislocation, à partir de ce lieu emblématique et contradictoire qu’est la ville de New-York :

L’expérience de 1967, la réémergence du peuple palestinien comme force politique et mon propre engagement dans ce mouvement sont en quelque sorte ce que New-York m’a permis de vivre.
(…) La nouveauté de notre époque, que New-York souligne particulièrement, c’est le grand nombre d’individus qui ont fait l’expérience du déracinement et des dislocations qui les ont transformés en expatriés, en exilés.

La dislocation n’est pas simplement une perte, c’est une expérience, que la ville de New-York lui donne à vivre en commun comme expérience politique de l’exil. Le décentrement géographique cristallise chez Saïd une expérience mentale de la déterritorialisation comme distance et désaffiliation, qui conditionnera l’élaboration qu’il donne, à la suite de Gramsci, d’une position critique de l’intellectuel, opposée aussi bien à sa fonction traditionnelle de clerc liée à la transmission, qu’à sa fonction opportuniste d’intellectuel « organique » inféodé à l’actualité du pouvoir .
L’expérience intellectuelle pour Saïd est manifestement celle du décentrement, et c’est elle qui détermine sa fonction critique, structurant son travail sur l’orientalisme comme elle irrigue son expérience fondatrice de la non-appartenance.
Car si la Palestine pour Saïd est bel et bien une réalité politique et l’objet d’un véritable engagement (qui l’exposera aux violences et aux menaces de mort), elle est aussi le centre d’un vécu fantasmatique et d’une épreuve permanente de l’entre-deux : le motif constant d’une position précisément décentrée. Il l’écrit dans un article de 1998, intitulé « Dans l’entre-monde » :

Être à la fois un moricaud et un Anglican, c’était être le siège d’une incessante guerre civile.

Formule qu’il tire directement d’une citation d’E. T. Lawrence qu’il avait utilisée dans un essai très antérieur de 1970 :

Lawrence personnalise la métaphore : il est lui-même une « incessante guerre civile ».

Le conflit intérieur qui pousse Lawrence à s’arabiser est étrangement symétrique de celui par lequel Saïd a été anglicanisé : arabe éduqué comme un chrétien protestant, et devenu citoyen américain. Et Saïd ne cesse, pour cela même, d’interroger à la fois la violence des conflits internes qui le poussent dans l’adolescence à ce qu’il qualifie de « chaos », et l’arbitraire des discriminations externes qui, l’empêchant de s’identifier, vont le contraindre à se définir à partir de la dislocation. Et, par là même, à repérer les abus de l’assignation.
Car tel est bien le paradoxe qu’interroge toute l’œuvre de Saïd : celui de l’impossible assignation à la non-existence. Un peuple entier assigné à une place sans lieu, dont est emblématique le titre de sa propre autobiographie Out of place . De même que pour le Hamlet de Shakespeare, selon la formule analysée par Derrida, « le temps est hors de ses gonds », de même pour cette oscillation entre être et non-être que signifie le devenir palestinien, l’espace est hors de ses gonds.
Mais c’est précisément cette situation « hors de » qui va, pour Saïd, faire de sa propre histoire autant que de celle de la Palestine un véritable analyseur de la domination symbolique. Et sa propre histoire, il l’utilise dans la mesure même où elle n’est absolument pas identique à celle de la majorité des Palestiniens. C’est parce qu’il n’a pas vécu lui-même la dégradation de la vie dans les camps, parce qu’il a bénéficié du privilège de l’exil volontaire aux USA, parce qu’il n’a pas eu à subir le régime de l’encampement, ou celui de l’absolue précarité, qu’il peut tenir l’unique place qui permet de donner sens à l’expérience qu’il n’a pas physiquement connue : celle du discours. Il se réfère pour cela au concept de discours, tel que Foucault l’a élaboré dans L’Archéologie du savoir, et tel qu’il sera repris dans les Dits et écrits :

C’est d’abord parce que le discours est une arme de pouvoir, de contrôle, d’assujettissement, de qualification et de disqualification, qu’il est l’enjeu d’une lutte fondamentale. Le discours – le seul fait de parler, d’employer des mots, d’utiliser les mots des autres (quitte à les retourner), des mots que les autres comprennent et acceptent (et, éventuellement, retournent de leur côté) -, ce fait est en lui-même une force. Le discours est pour le rapport des forces non pas seulement une surface d’inscription, mais un opérateur.

Ce caractère opérationnel du discours, cette puissance de la production des énoncés comme arme de pouvoir, se retourne pour cette raison même en possibilité de les organiser comme outils de contre-pouvoir. Le discours qui qualifie et qui disqualifie est un enjeu de lutte. Et la dislocation peut s’entendre ici, comme on l’a montré ailleurs, non seulement comme une perte du lieu, mais comme une perte de la parole. Et pour Saïd, la parole doit toujours permettre de fonder le lieu symbolique d’où faire valoir le droit. Disqualifier, discréditer, c’est renvoyer au non-être symbolique plus anihilant encore que la non-place physique.
D’où la formule de Marx, tirée du Dix-huit Brumaire de Napoléon Bonaparte, qu’il met critiquement en exergue de L’Orientalisme :

Ils ne peuvent se représenter à eux-mêmes ; ils doivent être représentés.

La représentation de l’Orient par l’Occident dit précisément ce que dit la non représentation des Palestiniens par eux-mêmes, et jusqu’à la difficulté d’élaborer une narration, ou à l’interdit porté sur elle. D’où l’hommage qu’il rend à Foucault en 1986, et qui resurgit sur le fond même de la critique qu’il lui adresse :

Foucault a certainement raison (…) lorsqu’il montre à quel point le discours n’est pas seulement ce qui traduit la lutte ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi les luttes sont menées.

2. La lutte pour la représentation et les Accords d’Oslo comme défaite

Le discours comme arme incontournable de la lutte pour la représentation, ce n’est nullement un discours-témoignage, mais l’affirmation d’une légitimité réflexive. Et le renvoi contemporain de la parole des « subalternes » du côté du témoignage (victimaire en particulier) est sans doute l’arme la plus décisive de la domination : celle qui, au nom même d’une bienveillance humanitaire qui n’est que l’autre versant de la violence, supprime leur réflexivité revendicatrice au profit de leur plainte, et les maintient dans le statut de l’inexistence politique.
Le discours n’est prioritairement ni une « surface d’inscription », ni une voie de transmission, mais un opérateur, et la finalité même d’un combat. Et ce combat, pour ce qui est des « colonisés » anciens ou actuels, est loin d’être achevé. C’est ainsi qu’il dénonce l’appellation même de « terroriste » pour les acteurs politiques palestiniens, au motif même qu’elle frappe d’interdit toute logique narrative, toute prise en compte historique de leur décision. Il le montre dans un texte particulièrement affûté de 1988, sur « les interlocuteurs de l’anthropologie » :

Concevoir tel type de mouvement politique en Afrique ou en Asie comme « terroriste », c’est lui refuser une conséquence narrative, alors que lui accorder un statut normatif, c’est lui imposer la légitimité d’une narration complète. Ainsi notre peuple, à qui on a refusé la liberté, s’organise, s’arme, se bat, et obtient la liberté ; et de l’autre côté leur peuple est un peuple de terroristes incarnant le mal, auteurs d’actes gratuits. On voit donc que les narrations sont, ou ne sont pas, permises politiquement et idéologiquement.

L’interlocuteur est celui qui est capable d’interrompre le discours de l’autre par le sien propre, de substituer la légitimité de sa séquence narrative à l’homogénéisation de la séquence dominante. Et le discrédit jeté par l’appellation de terroriste est justement l’arme du dominant pour produire de l’homogénéité discursive.
Ce que Saïd dénonce dans le traitement du « terrorisme palestinien » est exactement ce qu’il dénonçait dix ans plus tôt dans L’Orientalisme : un discours de la domination qui se fait passer pour celui de la neutralité, et face auquel la seule arme possible est un contre-discours. Les narrations « non permises politiquement » sont celles dont le sujet est réduit au silence parce que a priori disqualifié. Et la requalification est l’objet même de la lutte politique, dont l’arme est la parole comme structure de revendication. Ce qui fait d’une cause une cause perdue, ce n’est pas le moment où elle est défaite militairement ou économiquement, mais celui où elle disparaît discursivement. Et c’est en ce sens qu’il analyse et dénonce, dans un texte de 1997 intitulé « Causes perdues », les Accords d’Oslo de 1993, comme un « processus de paix » qui est en réalité le processus de discrédit de la cause palestinienne et de sa réduction au silence :

La libération n’était plus une cause adéquate – il convenait de se soucier de la démocratie et de l’économie de marché, et le meilleur endroit pour rallier ces campagnes était Washington. (…) Arafat devint responsable, aux yeux d’Israël, de l’application des accords (d’Oslo). Il établit un régime dictatorial. Je sais que, pour moi et pour tout Palestinien, ces accords signifient la défaite, non seulement militaire et territoriale, mais, et c’est plus important, morale.

Les Accords d’Oslo signent le moment où « la libération n’est plus une cause adéquate », où l’ambition de liberté politique cesse d’être une finalité de l’action commune. Et il est clair que le changement de paradigme décrit ici, s’il affecte de façon spécifiquement tragique la cause palestinienne, n’en concerne pas moins la qualification universelle des processus de globalisation qui caractérisent le tournant des années quatre-vingt-dix, où, en effet, « il convient de se soucier de la démocratie et de l’économie de marché ». La relation établie ici entre les deux termes oblige évidemment à mettre le premier entre guillemets : c’est bien l’étroite corrélation entre économie de marché et « démocratie » qui fait de ce dernier mot un parfait artifice du double langage : un effet de domination du discours qui substitue, par un tour de passe-passe linguistique, le libéralisme à la liberté.
La création même de l’Autorité palestinienne oppose le concept d’autorité à celui de souveraineté, et signifie le renoncement à cette dernière. Et Saïd, qui n’a cessé de militer pour la création d’un Etat palestinien, que signifiait la Déclaration d’indépendance de 1988, y voit signée, cinq ans plus tard, la trahison de cet objectif. L’entité palestinienne, niée depuis 1948 par la fondation de l’Etat d’Israël, déniée depuis 1967 par la guerre des Six Jours menée par Israël, puis limitée depuis 1973 et la guerre du Kippour menée par l’Égypte aux territoires dissociés de la Cisjordanie et de Gaza, se voit par ces nouveaux accords empêchée d’exister comme force politique et comme histoire, livrée à l’arbitraire et à la corruption d’une « autorité » contrôlée par l’ennemi.
Mais, dans le même temps, l’alternative initialement clandestine à cette « autorité » issue du Fatah (dépendant jusqu’en 2006 des financements de l’Union européenne qui lui seront retirés à ce moment) est l’ensemble, lui-même conflictuel, de deux mouvements religieux (Hamas et Djihad islamique), opposés aux Accords d’Oslo mais liés à des contraintes confessionnelles, ne laissant le choix qu’entre deux systèmes de pouvoir différemment corrompus et différemment inféodés.
Un territoire qui n’existe sous aucune continuité, une direction qui ne représente aucune souveraineté. Et, de ce fait même l’impossibilité d’une parole commune ou d’un récit collectif. Et pourtant, aux yeux de Saïd, c’est précisément sur la criante aberration de cette configuration politique que doit se fonder la possibilité d’un discours commun :

Mais nous sommes en fin de compte un peuple cohérent, et j’ai décelé un sens universel dans les expériences de défense des droits palestiniens.

Là se donne exactement le cœur de cette pensée de la dislocation : le sens universel d’une expérience, ce qui fait qu’elle peut résonner avec d’autres et leur donner une signification. Son accessibilité à l’interprétation. Il y a bien, en dépit de tout ce qui tend à l’occulter ou à la nier, une histoire de la Palestine. Et il y a bien une légitimité à considérer le déni porté à son encontre comme une forme de négationnisme. Et Saïd montrera comment ce négationnisme opère à tous les niveaux de la violence israélienne et de la construction du droit international. La cohérence reconnue ici, au-delà de toutes les incohérences de la décision politique, est ce qui peut donner lieu à la parole, ou donner prise à la narration. Et cette prise est une conquête du discours contre la dépossession territoriale. Les accords iniques de 1993 rejouent pourrait-on dire sur un mode mineur le motif initié par la « nakba » de 1948, la catastrophe de la dépossession mise en œuvre par la création univoque de l’Etat d’Israël. Et Saïd montre que ce moment a cristallisé la nécessité d’une reconstruction par le langage qui concerne la totalité du monde arabe. Il l’écrit en particulier dans un texte de 1974 sur la littérature arabe après 1948 :

Depuis 1948, les Arabes qui ont écrit se sont lancés dans une entreprise fondamentalement héroïque. (…) 1948 a engendré une énigme monumentale, une mutation existentielle, à laquelle l’histoire arabe n’était pas préparée. (nakba = désastre) (…) Ce désastre a révélé aux Arabes que leur histoire n’avait pas encore fait d’eux une nation.

3. Mutation existentielle et dislocation politique

Le désastre palestinien remet en scène une forme d’appartenance collective, et interroge sur les fondements possibles d’une solidarité, à l’encontre des processus de dislocation politique. Et cette scène, Saïd la traite précisément sur le mode d’un questionnement théâtral dont l’Égypte, lieu de sa propre formation, mais aussi protagoniste essentiel du conflit israélo-arabe, pourrait être un épicentre :

Initiée avec la révolution égyptienne de 1952, la montée en puissance de mouvements de libération nationale fournit quelques occasions d’adopter une vision dialectique. (…) Ce que la scène du théâtre et celle de la prose ont en commun, avant tout, c’est le sentiment d’un espace contesté.
(…) Gamal Abdel Nasser allait rendre très explicite le motif pirandellien contenu dans tout ça. L’histoire arabe, écrit-il dans sa Philosophie de la révolution, était comme un rôle cherchant un acteur pour le jouer. (…) Pourtant, depuis 1967, la principale thèse que le désastre est censé avoir prouvée, celle de l’existence d’une identité arabe collective, n’a jamais fait l’unanimité.

Le motif pirandellien du personnage en quête d’auteur devient celui d’un potentiel en quête de réalisation, d’une puissance en quête d’acte, ou d’une dislocation en quête de cohérence. L’Égypte de 1952, celle de la révolution nassérienne, vise ainsi à donner forme à un discours de l’identité arabe. Mais ce discours lui-même, comme tout discours de l’identité, est nécessairement plus prescriptif que descriptif. Et il ne peut valoir que par sa vocation performative : faire exister la réalité qu’il tend à promouvoir. Quatre ans après la « nakba », quelque chose pourrait commencer à transformer le désastre palestinien en étape d’une histoire commune du monde arabe. Quelque chose pourrait en faire l’objet d’un récit, d’une interprétation dialectique, et non plus d’une lamentation. De cette tentative de récit participe autrement l’entreprise des écrivains arabes que Saïd analyse dans le texte précédemment cité. L’« énigme monumentale, (la) mutation existentielle, à laquelle l’histoire arabe n’était pas préparée » pourrait devenir la pierre d’achoppement de son histoire. A toutes les étapes de l’histoire palestinienne du XXème siècle, telle qu’il la suit et, à distance, la vit, Saïd tente de trouver ce sens fondateur, de dégager l’ « occasio », au sens machiavélien, d’une configuration constructive, de dénoncer les pertes de sens et les absurdités criminelles qui ne cessent de s’y accumuler. Et il mettra clirement en parallèle, à cet égard, le processus pathologique dont son corps est le lieu (la leucémie dont il finira, comme Frantz Fanon quarante ans plus tôt, par mourir) et les événements pathogènes qui ne cessent de corroder l’histoire palestinienne, comme les dimensions inextricables d’un devenir commun :

Au cours des dernières années, mon expérience politique a connu deux grands bouleversements, l’un dû à une grave maladie, qui m’a obligé à quitter le monde militant de la lutte politique ; l’autre dû à l’inertie dont a été frappé le mouvement laïc, critique et plein d’espoir pour la libération et le changement, et à sa transformation terrible (à mes yeux), résultant du « processus de paix » en une misérable entité, la Cisjordanie et Gaza, confinée et sordidement dirigée.

Que son corps biologique soit devenu, par l’effet de la maladie, ce lieu de guerre civile que lui-même, comme sujet politique, n’a jamais cessé d’être, c’est ce dont il laisse l’analyse en suspens dans ce texte Et c’est précisément dans cette perspective d’une solidarité du devenir politique et du devenir intellectuel, de l’histoire individuelle et de l’histoire collective, du récit et de la praxis, qu’il dénonce une idéologie de la post-modernité telle qu’elle se présente dans la pensée de Lyotard :

Si on l’interprète de façon plus large, en inscrivant cette mutation dans une dynamique impériale, l’idée de Lyotard apparaît non pas comme une explication, mais comme un symptôme. (…) En effet le postmodernisme, avec son esthétique de citation, de nostalgie et d’indifférenciation, est alors dégagé de sa propre histoire, ce qui signifie que la division du travail intellectuel, la circonscription des praxis dans des limites disciplinaires claires et la dépolitisation du savoir peuvent s’effectuer plus ou moins à volonté.

4. Nécessité de la distance et danger du désengagement

La volonté de distance de la pensée post-moderne lui apparaît ainsi non comme exigence de lucidité, mais comme tentation à la fois illusoire et toxique de désengagement : l’un des modes de la « dépolitisation des savoirs », qui n’est elle-même que l’une des formes de leur inféodation aux pouvoirs. Le travail de Lyotard comme « symptôme d’une dynamique impériale », cela signifie pour Saïd que la question stratégique détermine le sens de la recherche : non pas Que dit-elle d’une supposée vérité ou de son absence ?, mais A quoi sert-elle ? ou Que sert-elle ? Et il se trouve à ses yeux que si le récit, comme contre-discours, peut servir la cause d’une revendication et participer de son efficacité, alors le constat neutralisant d’une « fin des grands récits », tel que le dresse en particulier Lyotard, sert indirectement, et même à son corps défendant, la cause des pouvoirs qui visent à neutraliser le discours revendicatif : il n’y a pas de force sans discours, et pas de dynamique de combat sans récit. Et ce que dénonce Saïd dans les accords d’Oslo est précisément une « pacification » au sens le plus violent du terme : la mise à mort d’un récit de l’émancipation possible, qui aboutit, dans le réel, pour le peuple palestinien, moins à une défaite économique et politique qu’à une défaite morale : une véritable entreprise de désarmement moral.
Saïd montrera chez Foucault, mais dans une moindre mesure, que sa lucidité sur l’omniprésence d’un pouvoir subjectivant le conduit à n’envisager pas suffisamment ce qui pourrait permettre d’échapper à son assignation. Foucault, à ses yeux, ne donne pas suffisamment d’armes intellectuelles pour affronter les formes insidieuses de pouvoir qu’il analyse.
A ses yeux, Lyotard ferait pire en donnant aux pouvoirs l’arme fatale de la neutralisation des énoncés. Et c’est précisément cette neutralisation qu’une œuvre comme L’Orientalisme visait à dénoncer. L’affectation de scientificité mise en évidence par Saïd dans le discours orientaliste n’est qu’un autre mode de la neutralisation des énoncés autres, subalternes ou dissidents. On touche ici au cœur de ce qu’il visait en 1978 en écrivant cet ouvrage, et de cette intention participe son rapport ambivalent aussi bien à un auteur comme Joseph Conrad qu’à un cinéaste comme Gillo Pontecorvo.
De Conrad, auquel est consacré son premier ouvrage en 1966 , il écrit en 1988, à propos de Nostromo et de son rapport à l’Amérique latine :

Tout ce que Conrad voit est un monde dominé par l’Occident et – ce qui est tout aussi important – un monde dans lequel chaque opposition à l’Occident ne fait que confirmer son pouvoir pernicieux. Ce qu’il n’est pas capable de voir, c’est la vie vécue en dehors de cette cruelle tautologie.

Celui qu’il désignait vingt ans plus tôt comme une sorte de paradigme de l’exilé et du déplacé, il le présente ici au contraire comme le représentant d’un occidentalo-centrisme qui évacue tout discours de l’altérité. Certes, le pouvoir occidental est criminel, mais il n’y a ni contre-pouvoir, ni contre-discours dans le texte de Conrad, qui n’en dénonce les effets que du point de vue exclusif de l’occidental, et pour lequel les Indiens de Nostromo, comme les Noirs du Cœur des ténèbres, ne sont rien d’autre que les étranges masses colorées manipulées par la puissance ténébreuse du Blanc.
C’est la même critique qu’il tentera d’adresser de front, et avec le maximum de diplomatie, au cinéaste Gillo Pontecorvo, qu’il vient rencontrer à Rome en 1988 :

En évoquant ce que je considérais comme ses portraits « fascinés » de scélérts impérialistes, tous deux européens – le colonel Mathieu dans la Bataille d’Alger et William Waulker dans Brûle !- , Pontecorvo affirma qu’il avait eu à les traiter de façon sérieuse.

Le film Brûle !, dont l’autre nom est Quemada, réalisé en 1969, met en scène, incarné par Marlon Brando, un aventurier anglais qui, pour des raisons de rivalité politique coloniale, fomente sur une île des Caraïbes une révolte d’esclaves, qu’il revient ensuite mâter.
Un type de personnage similaire, incarné par Klaus Kinski, sera repris dix-huit ans plus tard par Werner Herzog dans le film Cobra verde. Même utilisation des Noirs comme figurants exotiques, même fascination focalisée sur la subjectivité du héros blanc, dont le violence et la perversion sont beaucoup plus profondément analysées que ne l’est la subjectivité du colonisé, quasiment absente ou traitée à la louche. Même traitement à la Conrad de la violence coloniale, certes montrée et dénoncée, mais à aucun moment réfléchie du point de vue de ceux qui doivent viser à s’en émanciper.
C’est pour cette raison même que Saïd vient rencontrer Pontecorvo, dont il reconnaît l’engagement et admire aussi le travail, mais chez qui il souhaite susciter un minimum d’auto-interrogation sur ce « blanc » du discours cinématographique. Et là, c’est tout simplement, de la part d’un cinéaste militant, à une pure et simple fin de non recevoir qu’il est affronté. Une nouvelle forme du déni : ce problème n’existe pas, et l’objection est tout simplement recouverte d’un silence assourdissant.

5. La question palestinienne comme objet d’un négationnisme

Ce tabou est celui-là même qui fait aussi de la réalité palestinienne l’objet d’un consensus négationniste. Et c’est autour de ce négationnisme que tourne l’œuvre entière de Saïd, orientée précisément sur la fonction de la parole. La question fondamentale qui détermine l’écriture de L’Orientalisme trouve ainsi son origine dans l’expérience palestinienne, telle qu’on pourrait la formuler ainsi : D’où cette neutralité axiologique qui définit le bon droit peut-elle tirer sa légitimité, si elle a pour effet la réalité, évidente au point d’être aveuglante, d’un déni de droit ? Il l’écrit dans un texte de 1992 :

On voit une nation de plus de cinq millions de gens éparpillés dans diverses juridictions, sans nationalité officielle, sans souveraineté, sans drapeau et sans passeport, sans autodétermination et sans liberté politique. Pourtant on perçoit toujours leurs ennemis comme ayant le droit de les maintenir dans cet état.

Saïd interroge donc, jusque dans ses fondements, la prétention de légitimité sur laquelle repose ce déni de droit, c'est-à-dire la source même de la discrimination. Et produit ainsi une véritable généalogie de la morale occidentale, qui en retourne la source contre elle-même.
Il ne peut le faire que parce qu’il est dans cette position très spécifique d’en connaître, par sa formation universitaire, les arcanes. Et c’est pour cette raison même qu’il dénoncera, lors d’une conférence prononcée à l’Université du Cap, en 1991 après la fin de l’apartheid, le véritable génocide intellectuel que constitue, sur les territoires palestiniens, la fermeture arbitraire des écoles et des Universités par les décrets israéliens :

Alors que je m’adresse, en tant qu’Américain, à des Sud-Africains dans une université sud-africaine sur le thème de la liberté universitaire, les universités et les écoles de Palestine sont successivement fermées et ouvertes par des décrets punitifs délibérés émis par les autorités militaires israéliennes. Cette situation dure depuis février 1988. (…) Il y a maintenant une génération d’enfants palestiniens qui est pratiquement analphabète, conséquence, à nouveau, de l’intention et de la vision programmatique israéliennes.

Cette conférence est de ce fait une nouvelle occasion d’affirmer le rôle et le devoir politique des universités : leur double position d’espaces protégés en vue du travail théorique, et d’usage de ce travail théorique dans la réalité de l’espace politique commun, posant une nouvelle affirmation de la relation des intellectuels au pouvoir, qui avait été pensée deux siècles plus tôt par Kant aussi bien dans Le Conflit des facultés que dans son opuscule sur Théorie et pratique :

Aucun d’entre nous ne peut nier le sentiment de privilège qui habite le sanctuaire universitaire. . (…) Mais en réalité aucune université, aucune école, ne peut vraiment être un lieu où échapper aux difficultés de la vie humaine, et plus particulièrement à l’actualité politique d’une société ou d’une culture données.

Non seulement palestinien et américain, mais arabe et polyglotte, à la fois expatrié et très profondément acculturé, Saïd est intégralement pétri de cette culture occidentale qui s’est élaborée à l’encontre de sa propre origine, et qui non seulement n’a pas réussi à l’exclure, mais a dû reconnaître avec éclat (et, à bien des égards, à regret) son expertise intellectuelle. Et c’est depuis la reconnaissance de cette expertise qu’il attaque de l’intérieur l’institution intellectuelle de la discrimination, dont l’orientalisme est à la fois le symptôme majeur et l’un des fondements. Il l’attaque avec la double puissance de sa conviction d’exclu et de sa compétence d’intellectuel spécifique. Il a bien sûr cela en commun avec Fanon.

Saïd ne prétend pas à l’héroïsme de Fanon, son engagement sur le terrain de la guerre. Mais il incarne au sens propre cette « incessante guerre civile » intérieure que constitue non pas la double nationalité, mais cette position particulière, d’être intellectuellement formé et subjectivé par un pouvoir négateur de votre propre subjectivité. Ce qui est stratégiquement une véritable position de sniper pour le repérage des effets du double langage.
Au cœur de cette position se trouve la tension analysée par Fanon dans Peaux noires, masques blancs. Tension inextricablement existentielle et politique, dont Saïd interroge le ressort existentiel dans un de ses premiers textes sur la phénomènoménologie de Merleau-Ponty, par le rapport à la matrice.
On peut dire que la cause palestinienne a pour Saïd cette fonction matricielle, et que c’est cette fonction qui en fait, dans le devenir de son œuvre, non pas une simple question, mais véritablement, dans tous les sens du terme, une cause.

© Christiane Vollaire