La laïcité, une construction qui interroge l’histoire


Sur la Laïcité, Lycée Chrestien de Troyes – Troyes
Mardi 8 décembre 2015
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Toute institution d’une religion, quelle qu’elle soit, est un acte politique : une religion n’échappe à l’appellation de secte qu’à partir du moment où elle intervient dans le champ politique comme système de pouvoir. C’est la décision de l’Empereur Constantin, au IVème siècle, qui fait passer par exemple le christianisme du statut de secte persécutée à celui de religion qui deviendra progressivement persécutrice. Et la période médiévale inaugure cette entrée, sur la scène internationale du continent européen et de l’espace méditerranéen, de la compétition des monothéismes.
La croyance au surnaturel, elle, est bien plus ancienne : elle accompagne les origines de l’humanité, dans son rapport initial et fondateur au symbolisme, c'est-à-dire à la fonction du langage comme valeur. Comme le montre l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, le désir d’interpréter le monde précède de très loin la capacité de le connaître. Ce désir fonde le rapport au surnaturel : donner le nom des dieux, ou d’un Dieu, aux puissances de la nature. La capacité de connaître fonde le rapport rationnel au savoir : aptitude à observer, à mesurer et à anticiper les phénomènes non par la divination, mais par la mise en application des lois mathématiques de la physique.

Mais ce rapport au savoir ne vaut que dans la mesure où il détermine un rapport au pouvoir. De l’interprétation de l’univers à la régulation des rapports sociaux, la relation est étroite, et tout savoir n’a d’intérêt que dans la mesure où il garantit un pouvoir. Dans l’Athènes du Vème siècle av JC, Socrate sera condamné pour « impiété » ; mais la réalité est qu’il conteste, au sein de la cité, la corruption des dirigeants et la façon dont la guerre a été menée.

Aux termes de l'article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ; Par exemple, aux termes de l'article 10 de la loi du 10 juillet 1989 : "Dans les collèges et lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d'information et de la liberté d'expression. L'exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d'enseignement."

Ainsi sont réunies les composantes de la laïcité contemporaine : le respect de la conscience individuelle, la recherche de l’intérêt général, la primauté de la loi sur les dogmes.

Dans la pensée moderne, il faut penser le concept de laïcité comme un concept polémique, destiné à contrer la possibilité du retour d’un pouvoir monarchique inféodé au monothéisme chrétien d’obédience catholique. Il s’établit donc dans le mouvement de la IIIème République. Et il faut penser celle-ci dans le contexte politique où elle s’instaure, c'est-à-dire dans les scansions et bouleversements successifs qui ont marqué le XIXème siècle :

1789-1799 La Révolution française
1799 Le Consulat
1804 Premier Empire
1814-1830 La Restauration
1830-1848 Monarchie de juillet
1848-1852 Deuxième République
1852-1870 Second Empire
1870 à 1940 Troisième République

La Révolution française marque la séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui est instaurée de fait en 1794 par un décret de la Convention nationale.
Mais il faut remonter au contexte antérieur pour en comprendre le sens. L’Europe occidentale du Sud vit en effet depuis le XIIIème siècle sous la loi du Tribunal de l’Inquisition, fondé dans les suites de la dynamique des Croisades. L’Eglise catholique dominante s’affirme à l’Ouest de l’Europe comme une institution politique violente. Et le rédacteur du premier manuel de l’Inquisition, Raymond de Penafort, sera canonisé. Les combats au sein des systèmes monothéistes se sont menés, sur les territoires du Proche Orient réputés « lieux saints », à la fois entre catholiques et orthodoxes (dont le schisme s’est fait au XIème siècle), entre catholiques et musulmans, entre orthodoxes et musulmans, pour la possession de lieux qui étaient essentiellement un carrefour commercial, et sont demeurés un lieu stratégique, militaire et économique (ce sont précisément actuellement les régions correspondant à Israël, au Liban et à la Syrie.
Le Tribunal de l’Inquisition, fondé progressivement autour de 1230, ne sera aboli qu’en 1820 : six siècles d’un pouvoir de contrainte qui s’apparente clairement à la terreur. L’un de ses pics de violence se situe à la fin du XVème siècle : la conquête des Amériques par les rois catholiques espagnols est contemporaine de l’expulsion des Juifs d’Espagne et du Portugal. L’un des grands philosophes du XVIIème siècle, Spinoza, est un descendant de ces familles persécutées, réfugiées dans le Nord de l’Europe, aux Pays-Bas. Et c’est aussi aux Pays-bas que Descartes a trouvé refuge, quelques années plus tôt, pour se mettre à l’abri des persécutions de l’Inquisition contre la recherche scientifique. Le Discours de la Méthode, qu’il publie à la suite de la condamnation de Galilée, en est le produit.

En France, les Guerres de religion entre catholiques et protestants ont ensanglanté le XVIème siècle, Montaigne et La Boétie en sont témoins. Et l’Edit de Nantes, promulgué pour assurer la liberté du culte protestant en terre française, sera révoqué par la tyrannie de Louis XIV, assurant l’absolutisme monarchique sur la fable du « droit divin » catholique. Locke en Angleterre écrit à la fin du XVIIème siècle une lettre célèbre sur la tolérance, visant à dénoncer les procédures inquisitoriales édictées par les monothéismes de tout bord, les monarchies qui les accompagnent et les tyrannies qu’elles permettent d’établir. L’Europe des Lumières se fonde à la fois sur la revendication du savoir scientifique à l’encontre des dogmes religieux, et sur le droit des sujets à l’autodétermination, tel que la pensée protestante l’a élaboré à l’encontre des hiérarchies catholiques.

Le moment de la Révolution française est celui où s’affirme ce combat contre la tyrannie politique fondée sur les croyances religieuses. C’est la première République, qui instaurera en 1794 la première séparation entre l’Eglise et l’Etat. Mais la révolution a tourné court en 1793, où ses chefs ont été exécutés, et où s’est imposée la réaction thermidorienne. En 1799, Bonaparte s’impose politiquement par le Consulat, qui deviendra en 1804 le Premier Empire. Un général issu de la Révolution a retourné celle-ci en une nouveau despotisme. Et il assoit son pouvoir sur un nouvel accord avec l’Eglise catholique : le Concordat, passé en 1801 avec le Pape, constitue une nouvelle forme d’association entre l’Eglise et l’Etat.
Il prépare d’une certaine manière, après la chute de Napoléon, le retour de la monarchie au moment de la Restauration, qui durera de 1814 à 1830.

La révolution de 1830 y met fin, mais c’est pour porter au pouvoir un monarque soumis aux intérêts de la bourgeoisie industrielle : une nouvelle classe d’affaires où se mêlent les intérêts de la réaction politique et ceux du progrès économique. La révolution de 1848 mettra fin à cette Monarchie de juillet pour instaurer, de 1848 à 1852, la Deuxième République. Celle-ci fait coïncider l’essor économique avec une phase d’expansion coloniale qui fait suite à la conquête violente de l’Algérie. Très clairement, la conquête coloniale coïncide avec l’abolition de l’esclavage. Il s’agit de trouver de la main d’œuvre exploitable, et deux directions théoriques, apparemment antagonistes, se créent alors pour orienter la justification de cette volonté d’asservissement économique : d’une part les théories racistes qui affirment la supériorité de la « race blanche » et donc son droit à soumettre les « indigènes » ; d’autre part les théorie universalistes, qui affirment le rôle moteur de l’Occident dans la volonté de progrès, et donc son devoir de montrer le chemin à ses frères considérés comme ne quelque sorte attardés. L’exigence d’universalisme va alors paradoxalement coïncider avec une intention profondément discriminante.

Le Second Empire, de 1852 à 1870, met fin à cette seconde République par le coup d’Etat initial de Louis-Napoléon Bonaparte devenu Napoléon III. La guerre de 1870, s’achevant par une défaite, met fin à cette période. C’est à ce moment que s’inscrit la Commune de Paris, tentative d’instaurer un gouvernement populaire. Cette tentative est écrasée dans le sang par les Républicains de la droite française qui reprennent le pouvoir pour fonder la Troisième République. Celle-ci veut à la fois s’opposer aux mouvements populaires et aux revendications ouvrières, et prévenir le retour possible des monarchistes. C’est l’époque de la refondation de la laïcité, dont le projet avait été détruit par le retour des monarchistes et la réaction impériale. Mais cet empire qui n’a pas pu se constituer sur le territoire français, va s’instaurer dans ses colonies. La Troisième République, qui durera jusqu’au régime de Vichy, reprend à son compte l’entreprise coloniale dans le temps même où elle instaure, sur le territoire français, l’Ecole publique, laïque, gratuite et obligatoire. Une volonté, sur le territoire français, d’égalité dans l’éducation et d’accès de tous à l’éducation et à l’alphabétisation, se double d’une volonté d’asservissement et de discrimination violente sur les territoires coloniaux. L’historien Olivier Lecour Grandmaison écrit sur cette question de la « mise en valeur » des territoires coloniaux, qui engage la travail forcé :

L’opposition entre une période dominée par les militaires et une autre réputée pacifique, où les autorités civiles conduisent les autochtones sur la voie du progrès, entretient le mythe de la colonisation-civilisation cher aux hommes de la Troisième République et à beaucoup de leurs successeurs.

Jules Ferry permet dans les années 1880 l’avènement, considérable avancée sur le plan social et véritable victoire d’un combat contre les politiques réactionnaires en France, de l’école laïque permettant l’accès de tous à l’éducation. Mais cette volonté éducatrice en métropole s’accompagne d’une volonté « civilisatrice » sur les territoires colonisés, qui illustre les présupposés du racisme sous la IIIe République :

Quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l'esclavage dans l'Amérique centrale, ils n'accomplissaient pas leur devoir d'hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s'acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation.

Georges Clemenceau lui répond à l’Assemblée nationale, le 30 juillet 1885 :

Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand. Depuis ce temps, je l'avoue, j'y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure !

Dans les dernières années du XIXème siècle, l’éclatement de l’Affaire Dreyfuss en 1898 polarise la société française sur la relation du racisme à l’antisémitisme. Au début du XXème siècle, le conflit entre les congrégations religieuses catholiques et la coalition républicaine au pouvoir en France engage une rupture des relations diplomatiques avec le Vatican. La loi de 1905, de séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui met fin au Concordat, a une fonction politique : celle d’assurer la neutralité du pouvoir et de rompre définitivement avec économique : celle de dire à qui appartiendront les biens mobiliers et immobiliers de l’Eglise, et comment doit être conçue la question du patrimoine. Mais, même si elle permet d’assurer aux congrégations catholiques un certain nombre d’avantages fiscaux, elle est condamnée par la papauté. La guerre de 14 mettra fin à ce conflit dans ce qu’on a appelé « L’Union sacrée ».

Le XXème siècle verra se retourner le double langage originel de l’école publique elle-même. Cette école, créée contre le pouvoir religieux catholique pour affronter le risque réactionnaire du retour de la monarchie, affronte désormais de nouvelles réalités, qui sont celles de la période post-coloniale. Les guerres de libération, remportées par les anciennes colonies contre l’Etat français, n’ont en effet pas donné lieu sur ces territoires à une véritable souveraineté économique, mais au contraire à une corruption entretenue par leurs dirigeants dans des collusions avec les anciens colonisateurs : le système désormais connu sous le nom de « Françafrique » en particulier. La conséquence en a été l’appauvrissement des populations de ces pays dans le temps même de l’enrichissement de leurs dirigeants. Et le phénomène de l’émigration, à partir des années 1960, est lié à cette dégradation. Mais venir s’employer comme main d’œuvre sur le territoire des anciens colonisateurs a donné lieu à une nouvelle expérience, qui a été d’abord celle de la ségrégation. Et cette expérience de ghettoïsation dans des quartiers spécifiques, dans des zones périphériques qu’on nomme « banlieues », a suscité des crispations communautaires. À la période même de la guerre d’Algérie, entre 1954 et 1962, Frantz Fanon, psychiatre d’origine antillaise venu travailler sur le territoire algérien et engagé aux côtés du Front de Libération Nationale algérien, montrait comment la revendication religieuse était pour beaucoup un moyen de résister à l’occupant. Pour des personnes exposées aux comportements racistes sur le territoire français, la communauté religieuse autour de l’islam sera souvent un moyen d’affirmer une dignité qui leur est contestée.
Mais la question de l’islam, comme celle de toutes les religions, est liée à des problématiques de pouvoir politique et économique. Liée en particulier, depuis 1975 et la création de l’OPEP, à des enjeux pétroliers, autour de l’Arabie saoudite, de l’Irak, de l’Iran et des émirats. Enjeux qui ont donné lieu à plusieurs « guerres du golfe », et réduit l’Irak, tourné et retourné par les puissances occidentales, et dévasté par l’intervention américaine, à un espace ouvert à toutes les violences.
Ce qu’on appelle « monde arabe » est devenu une nébuleuse soumise à des pouvoirs despotiques, dans le temps même où, sur le territoire français, les générations « issues de l’immigration » peinent à trouver leur place, dans une République dont les lois condamnent le racisme, mais dont les comportements et les habitudes de pensée sont marqués par des traditions discriminantes qui vont à l’encontre de cette exigence d’égalité, dans le monde du travail en particulier.

En 2005, ce qu’on a appelé « émeutes des banlieues » aurait dû constituer un motif de réflexion politique, qui n’a pas eu lieu. Par la suite, plusieurs coups de semonce (dont l’affaire Merah) n’ont pas non plus été réfléchis.
Penser la question de la laïcité, ce n’est plus la penser dans les termes du XIXème siècle, mais dans ceux du XXIème, qui obligent à réfléchir la question d’un espace public porteur des non-dits de la discrimination, sous le vocabulaire de l’intégration. Une autre forme du double langage dont il va nous falloir lever les pièges pour créer un véritable espace commun.

En 1970, au moment où l’Etat français vise à ne plus reconnaître les diplômes délivrés par l’Université de Vincennes, Michel Foucault dénonce le double langage de l’Etat face à la question de l’enseignement, en analysant les origines de la laïcité en France. Il en dresse ainsi un historique, qu’on peut analyser parce qu’il nous donne à penser :

(La société) donne (aux élèves et aux étudiants) le droit et le devoir de « réfléchir » ; d’exercer leur liberté, mais dans l’ordre de la seule pensée, d’exercer leur jugement, mais dans l’ordre seulement du libre examen. La classe de philosophie, c’est l’équivalent laïque du luthéranisme, l’anti-Contre-Réforme : la restauration de l’Edit de Nantes. La bourgeoisie française, comme les autres bourgeoisies, a eu besoin de cette forme de liberté. Après l’avoir manquée de peu au XVIème siècle, elle l’a reconquise au XVIIIème et l’a institutionnalisée au XIXème, dans son enseignement. La classe de philosophie, c’est le luthéranisme d’un pays catholique et anti-clérical. Les pays anglo-saxons, eux, n’en ont pas besoin et ils s’en passent.

Durkheim, Les Formes élémentaies de la vie religieuse, 1912.
Lévi-Strauss, Introduction à Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, 1950.