La laïcité et les écueils du double langage
Sur la laïcité
Lycée Jean Macé – Vitry sur Seine
Jeudi 21 janvier 2016
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Il ne serait pas si difficile de parler de la laïcité, et il serait même inutile de la questionner, si le concept ne faisait pas l’objet d’un véritable double langage, dans lequel sont confondues la réalité d’une situation socio-politique et les ambitions qu’elle prétend défendre.
La sécularisation politique, à l’origine du concept de laïcité, est un projet d’émancipation, c'est-à-dire de rupture : la chance donnée au politique de se dissocier du religieux. Mais elle se situe dans le contexte d’une histoire, à la fois internationale et spécifiquement française, qu’il faut interroger dans la construction de ses concepts, si l’on ne veut pas qu’elle retourne sa propre ambition en une nouvelle forme d’aliénation. Ou, pour reprendre les termes d’un questionnement posé par le philosophe Étienne Balibar :
Pourquoi l’idée d’une sphère publique « sécularisée » ou libérée de l’emprise religieuse, qui pouvait sembler claire (sinon faire l’unanimité) au niveau d’une cité ou d’une nation, devient-elle confuse, impraticables, voire autodestructrice quand nous déplaçons notre concept du politique au niveau du monde ou de l’humanité, c'est-à-dire dans un espace a priori sans limites et sans exclusives ?
C’est la question de la modernité qui se pose à partir de cette formulation : en quoi la modernité se fonde-t-elle sur une rupture avec ce qui la précède ? En quoi se fonde-t-elle aussi sur les traditions mêmes par rapport auxquelles s’est opérée cette rupture ?
Quelles nouvelles formes de domination cette émancipation produit-elle ? Comment critiquer ces formes de domination sous-jacentes, pour produire de nouvelles possibilités émancipatrices ?
Il faudra d’abord pour cela rappeler ce que fut l’omniprésence de l’oppression religieuse dans l’Europe pré-moderne, avant d’envisager les conflits de pouvoir et leur alternance dans la France du XIXème siècle, engageant deux injonctions paradoxales : celle de la corrélation historique entre laïcisation et colonisation, et celle d’une laïcisation dans un pays demeuré de tradition catholique. Il nous faudra enfin interroger la reconfiguration de la question laïque par les mutations post-coloniales, au prisme des problématiques migratoires et des problématiques du genre.
I. Un concept polémique
Cette rupture, qui commence dès le XVIème siècle en Europe occidentale, par opposition à la période médiévale, où ont dominé les émergences corrélatives du monothéisme chrétien, puis du monothéisme musulman, faisant suite tous deux à l’émergence bien antérieure du monothéisme juif.
Toute institution d’une religion, quelle qu’elle soit, est un acte politique : une religion n’échappe à l’appellation de secte qu’à partir du moment où elle intervient dans le champ politique comme système de pouvoir. C’est la décision de l’Empereur Constantin, au IVème siècle, qui fait passer par exemple le christianisme du statut de secte persécutée à celui de religion qui deviendra immédiatement persécutrice. Et la période médiévale inaugure cette entrée, sur la scène internationale du continent européen et de l’espace méditerranéen, de la compétition des monothéismes.
La croyance au surnaturel, elle, est bien plus ancienne : elle accompagne les origines de l’humanité, dans son rapport initial et fondateur au symbolisme, c'est-à-dire à la fonction du langage comme valeur. Comme le montre l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, le désir d’interpréter le monde précède de très loin la capacité de le connaître. Ce désir fonde le rapport au surnaturel : donner le nom des dieux, ou d’un Dieu, aux puissances de la nature. La capacité de connaître fonde le rapport rationnel au savoir : aptitude à observer, à mesurer et à anticiper les phénomènes non par la divination, mais par la mise en application des lois mathématiques de la physique.
Mais ce rapport au savoir ne vaut que dans la mesure où il détermine un rapport au pouvoir. De l’interprétation de l’univers à la régulation des rapports sociaux, la relation est étroite, et tout savoir, comme toute croyance, n’a d’intérêt que dans la mesure où il garantit un pouvoir. Dans l’Athènes du Vème siècle av JC, Socrate sera condamné pour « impiété » ; mais la réalité est qu’il conteste, au sein de la cité, la corruption des dirigeants et la façon dont la guerre a été menée.
Dans la pensée moderne, il faut donc penser le concept de laïcité comme un concept non pas intentionnellement apaisant, mais prioritairement polémique, dans le sens noble d’un combat contre des formes de soumission majoritaires : il est destiné à contrer la possibilité du retour d’un pouvoir monarchique inféodé au monothéisme chrétien d’obédience catholique. Il s’établit donc dans le mouvement de la IIIème République. Et il faut penser celle-ci dans le contexte politique où elle s’instaure, c'est-à-dire dans les scansions et bouleversements successifs qui ont marqué le XIXème siècle.
La Révolution française marque la séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui est instaurée de fait en 1794 par un décret de la Convention nationale. Mais le XIXème siècle, qui suit cette rupture initiale avec un système de gouvernement intimement lié au pouvoir religieux, n’aura vécu que trente-quatre ans de République, contre soixante-six ans répartis entre quinze ans de consulat et de 1er Empire, trente-quatre ans de restauration monarchique et dix-huit ans de Second Empire. La réaction anti-républicaine est donc le système dominant dans le siècle qui suit la Révolution. Et elle s’inaugure en 1801 par la signature du Concordat entre Bonaparte et le Vatican, qui mettra fin à la séparation décrétée par la Convention pendant plus d’un siècle, jusqu’à la moi de 1905.
II. L’omniprésence de l’oppression religieuse dans l’Europe pré-moderne
Mais il faut remonter au contexte antérieur pour en comprendre le sens. L’Europe occidentale du Sud vit en effet depuis le XIIIème siècle sous la loi du Tribunal de l’Inquisition, fondé dans les suites de la dynamique des Croisades. L’Eglise catholique dominante s’affirme à l’Ouest de l’Europe comme une institution politique violente. Et le rédacteur du premier manuel de l’Inquisition, Raymond de Penafort, sera canonisé. Les combats au sein des systèmes monothéistes se sont menés, sur les territoires du Proche Orient réputés « lieux saints », à la fois entre catholiques et orthodoxes (dont le schisme s’est fait au XIème siècle), entre catholiques et musulmans, entre orthodoxes et musulmans, pour la possession de lieux qui étaient essentiellement un carrefour commercial, et sont demeurés un lieu stratégique, militaire et économique (ce sont précisément actuellement les régions correspondant à Israël, au Liban et à la Syrie).
Le Tribunal de l’Inquisition, fondé progressivement autour de 1230, ne sera aboli qu’en 1820 : six siècles d’un pouvoir de contrainte qui s’apparente clairement à la terreur. L’un de ses pics de violence se situe à la fin du XVème siècle : la conquête des Amériques par les rois catholiques espagnols est contemporaine de l’expulsion des Juifs d’Espagne et du Portugal. L’un des grands philosophes du XVIIème siècle, Spinoza, est un descendant de ces familles persécutées, réfugiées dans le Nord de l’Europe, aux Pays-Bas. Il y écrira le Traité théologico-politique, destiné à dénoncer les abus des pouvoirs religieux, lui-même ayant subi la double persécution du monothéisme juif et du monothéisme chrétien. Et c’est aussi aux Pays-bas que Descartes a trouvé refuge, quelques années plus tôt, pour se mettre à l’abri des persécutions de l’Inquisition contre la recherche scientifique. Le Discours de la Méthode, qu’il publie à la suite de la condamnation de Galilée, en est le produit.
En France, les Guerres de religion entre catholiques et protestants ont ensanglanté le XVIème siècle, Montaigne et La Boétie en sont témoins. Et l’Edit de Nantes, promulgué pour assurer la liberté du culte protestant en terre française, sera révoqué par la tyrannie de Louis XIV, assurant l’absolutisme monarchique sur la fable du « droit divin » catholique, à partir d’une spécificité française de rapport de la souveraineté monarchique au pouvoir catholique, qui est celle du « gallicanisme ». Locke en Angleterre écrit à la fin du XVIIème siècle une lettre célèbre sur la tolérance, visant à dénoncer les procédures inquisitoriales édictées par les monothéismes de tout bord, les monarchies qui les accompagnent et les tyrannies qu’elles permettent d’établir. L’Europe des Lumières se fonde donc à la fois sur la revendication du savoir scientifique à l’encontre des dogmes religieux, et sur le droit des sujets à l’autodétermination, tel que la pensée protestante l’a élaboré à l’encontre des hiérarchies catholiques.
III. Les conflits de pouvoir et leur alternance dans la France du XIXème siècle
Le moment de la Révolution française est celui où s’affirme ce combat contre la tyrannie politique fondée sur les croyances religieuses. C’est la première République, qui instaurera en 1794 la première séparation entre l’Eglise et l’Etat. Mais la révolution a tourné court en 1793, où ses chefs ont été exécutés, et où s’est imposée la réaction thermidorienne. En 1799, Bonaparte s’impose politiquement par le Consulat, qui deviendra en 1804 le Premier Empire. Un général issu de la Révolution a retourné celle-ci en une nouveau despotisme. Et il assoit son pouvoir sur un nouvel accord avec l’Eglise catholique : le Concordat, passé en 1801 avec le Pape, constitue une nouvelle forme d’association entre l’Eglise et l’Etat. Il prépare d’une certaine manière, après la chute de Napoléon, le retour de la monarchie au moment de la Restauration, qui durera de 1814 à 1830.
La révolution de 1830 y met fin, mais c’est pour porter au pouvoir un monarque soumis aux intérêts de la bourgeoisie industrielle : une nouvelle classe d’affaires où se mêlent les intérêts de la réaction politique et ceux du progrès économique. La révolution de 1848 mettra fin à cette Monarchie de juillet pour instaurer, de 1848 à 1852, la Deuxième République. Celle-ci fait coïncider l’essor économique avec une phase d’expansion coloniale qui fait suite à la conquête violente de l’Algérie.
Le Second Empire, de 1852 à 1870, met fin à cette seconde République par le coup d’Etat initial de Louis-Napoléon Bonaparte devenu Napoléon III. La guerre de 1870, s’achevant par une défaite, met fin à cette période. C’est à ce moment que s’inscrit la Commune de Paris, tentative d’instaurer un gouvernement populaire. Cette tentative est écrasée dans le sang par les Républicains de la droite française qui reprennent le pouvoir pour fonder la Troisième République. Celle-ci veut à la fois
- s’opposer aux mouvements populaires et aux revendications ouvrières,
- et prévenir le retour possible des monarchistes.
C’est l’époque de la refondation de la laïcité, dont le projet avait été détruit par le retour des monarchistes et la réaction impériale.
Jules Ferry permet ainsi dans les années 1880 l’avènement, considérable avancée sur le plan social et véritable victoire d’un combat contre les politiques réactionnaires monarchistes et catholiques en France, de l’école laïque permettant l’accès de tous à l’éducation.
En 1881, la loi institue l’école gratuite et laïque (alors qu’elle était jusque là payante et aux mains des congrégations), et en 1882 elle la déclare obligatoire.
Mais Jules Ferry, dix ans plus tôt, était maire de Paris au moment de la Commune, et complice d’Adolphe Thiers dans l’écrasement de ce mouvement populaire. L’école gratuite, laïque et obligatoire se crée donc très clairement comme une initiative d’éducation élargie, mais dans une perspective anti-ouvrière, destinée à conforter le pouvoir d’une bourgeoisie industrielle en plein essor, qui vient de vivre le traumatisme d’une insurrection. C’est en ces termes que Ferry pose cette nécessité de l’obligation scolaire, qu’il affirme dans un discours au Conseil général des Vosges en 1879 :
Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. […] Si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d'autres écoles ne se constituent, ouvertes aux fils d'ouvriers et de paysans, où l'on enseignera des principes totalement opposés, inspirés peut-être d'un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871.
IV. L’injonction paradoxale de la laïcisation et de la colonisation
Et par ailleurs, Ferry, anti-monarchiste et républicain convaincu, soutiendra et contribuera à constituer, hors des frontières françaises, l’empire qui s’étend dans les colonies. La Troisième République, qui durera jusqu’au régime de Vichy, reprend à son compte l’entreprise coloniale dans le temps même où elle instaure, sur le territoire français, l’Ecole publique, laïque, gratuite et obligatoire. Une volonté, sur le territoire français, d’égalité dans l’éducation et d’accès de tous à l’alphabétisation, se double d’une volonté d’asservissement et de discrimination violente sur les territoires coloniaux.
Le philosophe Matthieu Renault dégage déjà les fondements de ce double langage dans la pensée de John Locke, affirmant à la fin du XVIIème siècle la nécessité émancipatrice d’une lutte contre la tyrannie monarchique en Europe, dans le temps même où il soutient les entreprises esclavagistes en Amérique :
Locke retrace la genèse d’un désir d’appropriation illimité qui, faisant et devant faire, à ses yeux, l’objet d’une répression-limitation sur le Vieux Continent, trouvera au contraire à s’épanouir, à se déchaîner sur l’autre rive de l’Atlantique. (…)Cette conception (…) est ce qui va rendre possible, au sein d’une philosophie (inclusive) de la liberté et du consentement, la thèse (exclusive) selon laquelle il existe des êtres qui, incapables de se gouverner, doivent être gouvernés sans leur consentement. La philosophie de Locke pose les fondements d’une théorie du pouvoir colonial promise à un riche avenir.
Et l’historien Olivier Lecour Grandmaison écrit sur cette question de la « mise en valeur » des territoires coloniaux, qui engage le travail forcé :
L’opposition entre une période dominée par les militaires et une autre réputée pacifique, où les autorités civiles conduisent les autochtones sur la voie du progrès, entretient le mythe de la colonisation-civilisation cher aux hommes de la Troisième République et à beaucoup de leurs successeurs.
La volonté éducatrice en métropole s’accompagne d’une volonté « civilisatrice » sur les territoires colonisés, qui illustre les présupposés du racisme sous la IIIe République. Jules Ferry peut ainsi, dans un débat à l’Assemblée nationale le 30 juillet 1885, distinguer entre une colonisation illégitime accomplie par les rois catholiques au XVIème siècle, et une colonisation éclairée, « légitime » et « civilisatrice », qui serait celle du XIXème siècle :
Quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l'esclavage dans l'Amérique centrale, ils n'accomplissaient pas leur devoir d'hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s'acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation.
Georges Clemenceau lui répond éloquemment :
Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand. Depuis ce temps, je l'avoue, j'y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure !
Très clairement, la conquête coloniale a coïncidé, depuis la seconde République, avec l’abolition de l’esclavage. Il s’agit de trouver de la main d’œuvre exploitable, et deux directions théoriques, apparemment antagonistes, se créent alors pour orienter la justification de cette volonté d’asservissement économique : d’une part les théories racistes qui affirment la supériorité de la « race blanche » et donc son droit à soumettre les « indigènes » ; d’autre part les théorie universalistes, qui affirment le rôle moteur de l’Occident dans la volonté de progrès, et donc son devoir de montrer le chemin à ses frères considérés comme en quelque sorte attardés. L’exigence d’universalisme va alors paradoxalement, par une trahison de ses intentions fondatrices, coïncider avec une intention profondément discriminante.
Dans les dernières années du XIXème siècle, l’éclatement de l’Affaire Dreyfuss en 1898 polarise la société française sur la relation du racisme à l’antisémitisme. Et au début du XXème siècle, le conflit entre les congrégations religieuses catholiques et la coalition républicaine au pouvoir en France engage une rupture des relations diplomatiques avec le Vatican. Une manifestation massive d’un million de personnes pour la défense de l’école privée montrera encore, à l’orée du XXIème siècle, la pregnance de ce mouvement réactionnaire.
La loi de 1905, de séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui met fin au Concordat, a donc une fonction politique : celle d’assurer la neutralité du pouvoir, c'est-à-dire la neutralisation des pouvoirs religieux, restés politiquement et économiquement opérationnels. La loi a donc aussi une fonction économique : celle de rompre définitivement avec la puissance financière des congrégations, dans leur rapport lui-même complexe à la centralité du Vatican : il s’agit de dire à qui appartiendront les biens mobiliers et immobiliers de l’Eglise, et comment doit être conçue la question du patrimoine. C’est le moment où cette question du patrimoine, sous l’égide du monarchiste Prosper Mérimée, va devenir un enjeu central, qui n’est pas seulement immobilier ou de territoire, mais va mettre en place les fondements de l’industrie touristique. Mais, même si elle permet d’assurer aux congrégations catholiques un certain nombre d’avantages fiscaux, cette loi de 1905, établie dans un moment où les élections ont porté au pouvoir un gouvernement orienté cette fois vers la gauche, est condamnée par la papauté. La guerre de 14 mettra fin temporairement à ce conflit dans ce qu’on a appelé « L’Union sacrée ».
V. La reconfiguration de la question laïque par les mutations post-coloniales
1. Un universalisme dévoyé
Le XXème siècle verra se retourner le double langage originel de l’école publique elle-même. Cette école, créée contre le pouvoir religieux catholique pour affronter le risque réactionnaire du retour de la monarchie, affronte désormais de nouvelles réalités, qui sont celles de la période post-coloniale. Les guerres de libération, remportées par les anciennes colonies contre l’Etat français, n’ont en effet pas donné lieu sur ces territoires à une véritable souveraineté économique, mais au contraire à une corruption entretenue par leurs dirigeants dans des collusions avec les anciens colonisateurs : le système désormais connu sous le nom de « Françafrique » en particulier. La conséquence en a été l’appauvrissement des populations de ces pays dans le temps même de l’enrichissement de leurs dirigeants, en pleine complicité avec les ex-puissances coloniales. Et le phénomène de l’émigration, à partir des années 1960, est lié à cette dégradation. Mais venir s’employer comme main d’œuvre sur le territoire des anciens colonisateurs a donné lieu à une nouvelle expérience, qui a été d’abord celle de la ségrégation. Et cette expérience de ghettoïsation dans des quartiers spécifiques, dans des zones périphériques qu’on nomme « banlieues », a suscité des crispations communautaires.
À la période même de la guerre d’Algérie, entre 1954 et 1962, Frantz Fanon, psychiatre d’origine antillaise venu travailler sur le territoire algérien et engagé aux côtés du Front de Libération Nationale algérien, montrait comment la revendication religieuse était pour beaucoup un moyen de résister à l’occupant. Pour des personnes exposées aux comportements racistes sur le territoire français, la communauté religieuse autour de l’islam sera souvent un moyen d’affirmer une dignité qui leur est contestée.
Mais la question de l’islam, comme celle de toutes les religions, est liée à des problématiques de pouvoir politique et économique. Liée en particulier, depuis 1975 et la création de l’OPEP, à des enjeux pétroliers, autour de l’Arabie saoudite, de l’Irak, de l’Iran et des émirats. Enjeux qui ont donné lieu à plusieurs « guerres du golfe », et réduit l’Irak, tourné et retourné par les puissances occidentales, et dévasté par l’intervention américaine, à un espace ouvert à toutes les violences. Et aujourd’hui, après Al Qaïda, les revendications sur ces territoires d’un « État islamique » rétrograde et violent, contribuent à donner de l’ « islam politique » une représentation à l’encontre de la volonté de paix des populations migrantes, comme à l’encontre des comportements de l’immense majorité de ceux qu’on ne cesse de désigner, de façon stigmatisante, comme « issus de l’immigration ».
Ce qu’on appelle « monde arabe » est devenu une nébuleuse soumise à des pouvoirs despotiques, en dépit des révolutions et de tous les « printemps », dans le temps même où, sur le territoire français, les générations « issues de l’immigration » peinent à trouver leur place, dans une République dont les lois condamnent le racisme, mais dont les comportements et les habitudes de pensée, autant que les habitudes policières, sont marqués par des traditions discriminantes. Celles-ci vont à l’encontre de l’exigence affirmée d’égalité, dans le monde du travail comme dans celui de l’administration judiciaire, où de nombreux jugements acquittent des policiers meurtriers (une affaire toute récente de ce genre vient d’éclabousser le Tribunal de Bobigny).
2. Les séquelles d’une « catho-laïcité »
En 2005, ce qu’on a appelé « émeutes des banlieues » aurait dû constituer un motif de réflexion politique, qui n’a pas eu lieu. Par la suite, plusieurs coups de semonce (dont l’affaire Merah) n’ont pas non plus été réfléchis.
Penser la question de la laïcité, ce n’est donc plus la penser dans les termes du XIXème siècle, mais dans ceux du XXIème, qui obligent à réfléchir la question d’un espace public porteur des non-dits de la discrimination, sous le vocabulaire de l’intégration. Une autre forme du double langage dont il va nous falloir lever les pièges pour créer un véritable espace commun.
En 2006 paraît aux éditions de la Fabrique, sous la direction de la sociologue Nacira Guénif, un livre au titre éclairant : La République mise à nu par son immigration. Il signifie non pas un refus de l’exigence républicaine, mais au contraire la certitude qu’elle doit être réactivée et revitalisée par un regard critique sur ses manquements et ses dérives. On peut y lire :
Rappeler aujourd’hui le lien consubstantiel entre colonisation et assimilation, deux termes que toute la rhétorique intégrationniste s’est acharnée à séparer, revient à sortir – à l’invitation de Norbert Elias puis plus tard d’Abdelmayek Sayad – de l’amnésie entretenue par le consensus mou qui nous sert d’horizon .
Une telle critique oblige à interroger les fondements mêmes d’un universalisme dévoyé non seulement par ses usages discriminants, mais par ses origines : celles de ce que le sociologue Jean Baubérot qualifie de « catho-laïcité » : un principe de laïcité marqué par une sorte de naturalisation des traditions catholiques françaises, déniées dans le temps même où elles resurgissent dans les discours et dans les comportements (le glas à Notre-Dame en hommage aux journalistes assassinés à Charlie-Hebdo, par exemple ; ou la présence d’un prêtre comme « aumônier » à l’Assemblée nationale où aucune autre religion ne bénéficie de ce privilège).
Le philosophe Jean-Luc Nancy écrit ainsi dans La Déclosion : Déconstruction du christianisme, paru en 2005 :
La philosophie – et la science avec elle – s’est en quelque sorte intimidée elle-même par l’exclusion qu’elle avait prononcée d’une religion dont, en sous-mains, elle ne cessait de se nourrir, sans pour autant s’interroger réellement sur cette « sécularisation », ni, par conséquent, sur la « laïcisation ».
Et un autre philosophe actuel, Étienne Balibar, analyse dans Saeculum, paru en 2012, les formules mêmes de la Constitution de la Vème République de 1958 :
L’effet de sens du quarté des attributs de la République (réunis pour la première fois en 1946) : indivisibilité, laïcité, démocratie, socialité, qui non par hasard sans doute évoque celui des attributs de l’Eglise dans le credo dit « de Nicée » : unam, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam, est au cœur des discussions qui précisent (…) l’intention marquée par le titre « De la Souveraineté ».
3. Les problématiques liées au genre
C’est ce double non-dit, de la tradition catholique et de l’intention coloniale, qu’il vise à débusquer derrière ce qu’il appelle « l’usage du corps des femmes » dans la question de la laïcité, qu’il fait résonner avec la question du « voile », dans la ligne des critiques antérieures de Frantz Fanon :
Nous nous trouvons donc, semble-t-il, exactement dans la situation post-coloniale décrite et interprétée par Gayatri Spivak au moyen de la formule désormais célèbre :
Des hommes blancs (européens) entreprennent de libérer les femmes de couleur (indigènes) de l’oppression que leur font subir les hommes de couleur (indigènes).
La formule a été inventée pour exprimer l’esprit dans lequel l’administration coloniale et les « indianistes » occidentaux avaient reconstruit le rite de l’auto-immolation des veuves hindoues sur le tombeau de leur mari , pour en faire un symbole de la barbarie des mœurs indigènes que la colonisation se fixait pour mission de faire disparaître.
Ce que dit Spivak d’une position coloniale qui dénonce les pratiques locales au motif de leur violence discriminante est évidemment un comble de l’injonction paradoxale : celle qui impose un pouvoir discriminant pour l’ensemble de la population en le légitimant par son refus des discriminations internes à cette population. Et il est difficile d’admettre que des leçons d’égalité puissent être données par une puissance inégalitaire. Les massacres de Sétif, qui le 8 mai 1945 ont été la réponse de l’armée coloniale française aux Algériens qui demandaient leur propre émancipation le jour même de la libération de la France à laquelle ils avaient participé, en sont évidemment un exemple emblématique.
Et les photos prises quinze ans plus tard par Marc Garanger, sous commande militaire dans le contexte de la guerre d’Algérie, nous obligent à voir, dans le dévoilement des femmes soumises au contrôle par le moyen de l’image photographique, le poids de leur humiliation.
En 1955, dans L’An V de la Révolution algérienne, Frantz Fanon intitulait son premier chapitre « L’Algérie se dévoile ». Il y écrivait :
Nous allons voir que ce voile, élément parmi d’autres de l’ensemble vestimentaire algérien, va devenir l’enjeu d’une bataille grandiose, à l’occasion de laquelle les forces d’occupation mobiliseront leurs ressources les plus puissantes et les plus diverses, et où le colonisé déploiera une force étonnante d’inertie.
Et il est encore difficile, dans la France du début du XXIème siècle, d’oublier ce que fut le sens du voile dans sa double fonction, incontestable, d’assujettissement des femmes contraintes à le porter sous l’emprise masculine, et de point de focalisation comme instrument de résistance au pouvoir colonial. Penser ces questions, c’est comprendre qu’il faut encore intégrer quelques leçons d’universalité dans notre propre histoire, pour pouvoir être véritablement en mesure d’assumer un concept éclairant de la laïcité. C’est à ce prix-là qu’elle pourra devenir véritablement un outil indispensable de lutte émancipatrice contre les abus de pouvoirs.
VI. Une liberté d’indifférence ?
L’exigence laïque s’est originellement posée en France dans le contexte d’une lutte contre les traditions monarchistes et la permanence des menaces réactionnaires au sein d’une nouvelle République fragilisée par le long passé du pays dans lequel elle s’instaurait. C’est une exigence de sécularisation du politique. Mais déjà, dans le moment même de son instauration, elle posait des exceptions à sa règle, puisque, comme le dit très clairement une simple notice d’internet :
Le principe de laïcité ne s’est appliqué qu’aux citoyens et en France métropolitaine. Dans les colonies et même en Algérie (départementalisée), la population d'origine indigène n'avait pas la pleine citoyenneté et le droit qui s'appliquait faisait une large place aux coutumes locales, y compris en matière de place des cultes, des structures religieuses et de leurs ministres. De cette situation proviennent, d’ailleurs, les problèmes d’intégration en France à partir des années 1960, lorsque les immigrés de ces colonies, qui pouvaient jusqu’alors publiquement exercer leur religion, sont arrivés en France où il était d’usage tacite de se confondre dans la population.
On s’est donc trouvé en période coloniale devant une ségrégation paradoxale : celle qui accordait la liberté de culte dans l’espace public, sur les territoires colonisés, à une population infériorisée. Dans Le Corps d’exception, paru en 2005, le philosophe Sidi-Mohamed Barkat montrera comment cette situation d’exception à tous les niveaux relativement au droit commun créera un système parfaitement pathogène pour la représentation de soi dans l’espace public du monde colonial. Et aujourd’hui encore, des lieux d’exception territoriale et de violence à l’égard des migrants comme Mayotte, sont régis par un droit spécifique sur la question du rapport au religieux :
À Mayotte (collectivité d’outre-mer), demeure le principe des cultes reconnus. La religion musulmane constitue toujours la base du statut des personnes55 : le préfet nomme un cadi qui applique la charia en matière matrimoniale et familiale. Cette exception est un reliquat du régime colonial.En Guyane, l'ordonnance de Charles X du 27 août 1827 est toujours en vigueur, et ne reconnaît que le culte catholique, celui-ci bénéficiant d’un financement public55.À Saint-Pierre-et-Miquelon, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie subsiste un système dérivé des décrets Mandel de 193957, qui autorise les missions religieuses à constituer des conseils d’administration afin de donner une situation juridique à la gestion des biens utiles à l’exercice des cultes55.À Wallis-et-Futuna, le catholicisme romain est la religion officielle.
Dans l’espace de la France métropolitaine, la laïcité s’affirme comme un principe, fécond et parfaitement légitime, d’indifférence à l’égard du religieux dans l’espace public, et de renvoi des choix vers la conscience privée. Mais en réalité, la question religieuse est rigoureusement impossible à dissocier de la question politique, qui en est l’origine et la raison d’être. Elle est impossible à dissocier des problématiques culturelles auxquelles elle est intrinsèquement liée. Elle est impossible à dissocier du rapport à la communauté, qui détermine sans exception le rapport à la conscience individuelle. Et, pour cette raison même, elle est impossible à dissocier de sa propre histoire, de celle des nations dans lesquelles elle s’inscrit et de leurs fondements idéologiques.
En 1970, au moment où l’Etat français visait à ne plus reconnaître les diplômes délivrés par l’Université de Vincennes, Michel Foucault dénonçait déjà le double langage de l’Etat face à la question de l’enseignement, en analysant les origines de la laïcité en France. Il en dresse ainsi un historique, qu’on peut analyser parce qu’il nous donne à penser :
(La société) donne (aux élèves et aux étudiants) le droit et le devoir de « réfléchir » ; d’exercer leur liberté, mais dans l’ordre de la seule pensée, d’exercer leur jugement, mais dans l’ordre seulement du libre examen. La classe de philosophie, c’est l’équivalent laïque du luthéranisme, l’anti-Contre-Réforme : la restauration de l’Edit de Nantes. La bourgeoisie française, comme les autres bourgeoisies, a eu besoin de cette forme de liberté. Après l’avoir manquée de peu au XVIème siècle, elle l’a reconquise au XVIIIème et l’a institutionnalisée au XIXème, dans son enseignement. La classe de philosophie, c’est le luthéranisme d’un pays catholique et anti-clérical.
Tenter de lever le double langage de la laïcité, ce n’est pas en contester le principe, mais tout au contraire le renforcer en permettant qu’elle ne s’établisse pas comme une forme de négationnisme relativement à l’histoire. L’école publique, dont les budgets ont été drastiquement diminués, dont les personnels ont été réduits, fait l’objet d’une véritable menace sur son efficacité enseignante, dans le moment même de sa massification. Le discrédit symbolique engagé par cette chute intentionnelle des crédits financiers est une arme de destruction massive des principes fondateurs de la laïcité, bien plus lourde que la tenue choisie par certains ou certaines de ses élèves. Celle-ci est bien plutôt l’un des nombreux symptômes du déficit de conviction dont le système d’enseignement public tend à devenir le lieu. Et, sur ce terrain de la défense de l’école publique, le combat contre les non-dits de l’histoire et les processus refoulés de l’inconscient post-colonial est une arme décisive.
BIBLIO
Jean Baubérot, Laïcité, 1905-2005, entre passion et raison, Le Seuil, 2004
Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912
Claude Lévi-Strauss, « Introduction à Marcel Mauss », Sociologie et anthropologie, 1950
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