La condition noire-americaine et le double langage du statut d’exilé


Pour le Colloque ÉTUDIER L’EXIL Session Statuts de l’exil
Du 19 au 24 mai 2015
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On voudrait penser ici la condition d’exil sous la forme paradoxale par laquelle James Baldwin évoque la condition noire-américaine dans le lien entre son histoire et sa contemporanéité. Le piège schizophrène qui conduit le Noir américain à éprouver la construction de la « démocratie » dans son propre pays comme édifiée contre une part majeure de la communauté sociale.
Baldwin présente la langue noire-américaine, à laquelle il refuse le statut subalterne de dialecte, comme le produit de la promiscuité d’esclaves originellement étrangers les uns aux autres, sans langue commune, pour lesquels la langue de l’esclavagiste fonde le parler commun.
On s’interrogera donc sur le double langage qui reconduit de nouvelles formes d’asservissement par le travail, dans le temps même d’une affirmation juridique de l’émancipation. Et on se demandera si ce n’est pas de ce double langage que les politiques migratoires contemporaines sont les héritières.
L’analyse de Baldwin nous apparaîtrait alors comme un paradigme des formes d’exil qui paraîtraient originellement le plus éloignées de la condition qu’il décrit.

Penser un statut d’exilé ne peut se faire qu’à partir d’un territoire originel qui serait celui de l’appartenance, si l’on considère l’exil comme la dissociation d’avec des racines. Mais comment en ce sens définir la condition noire-américaine ?
Dans un texte paru dans le New York Times Magazine en 1965, James Baldwin développe une motion qu’il a proposée et fait voter lors du 150ème anniversaire de la Cambridge Union Society de l’Université de Cambridge : « Le rêve américain se fait aux dépens du Noir américain ». Et il en donne, tout au long de son œuvre, les tenants et les aboutissants. Il fait saisir, par exemple, ce que peut représenter, pour un enfant noir américain, le simple fait d’aller au cinéma regarder un western, à savoir une condition exilique sur son propre territoire de naissance, par laquelle les processus d’identification sont intégralement pervertis :

Le choc est grand lorsqu’en regardant Gary Cooper éliminer les Indiens, alors que vous êtes de son côté, vous comprenez que les Indiens, c’est vous.

Mais il montre en même temps comment cette perversion affecte autrement la représentation même du Blanc américain. Et aboutit tout simplement à une forme de négationnisme destructeur pour la totalité du pays :

Ce dont nous supplions le peuple américain, pour le bien de tous, c’est d’accepter, simplement, notre histoire.

Et, dans un autre texte :

Le fait qu’ils en soient toujours incapables – incapables d’affronter leur histoire, de changer leur vie – menace toujours horriblement ce pays.

Baldwin écrit ces textes dans les années soixante-soixante-dix, après que la bataille des Droits civiques ait été gagnée et les lois de discrimination abolies. Mais il montre comment les faits remettent sans cesse en évidence le double langage de la loi elle-même, conduisant à une véritable faillite morale de l’ensemble du pays, qui est la source même de la révolte et du désordre. C’est parce que la fiction juridique de l’unité nationale masque toujours la réalité constante et continue de la discrimination, que le respect de loi devient une impossibilité morale, dans le temps même où son propre langage a cessé d’être discriminant :

C’est pourquoi ces appels pieux au « respect de la loi », lancés comme toujours par d’éminents citoyens chaque fois que le ghetto explose, sont d’une telle obscénité. La loi est censée être mon serviteur, non mon maître, et encore moins mon tortionnaire ou mon assassin. Respecter la loi, dans le contexte où se trouve le Noir américain, revient tout simplement pour lui à abandonner son estime de soi.

Et c’est pour cette raison même qu’on se trouvera devant deux concepts antagonistes de la révolte :

Quand les hommes blancs se soulèvent contre l’oppression, ce sont des héros ; lorsque des hommes noirs se soulèvent, on considère qu’ils sont retombés à l’état sauvage.

Or il montre comment ce soulèvement, qu’une autre forme de négationnisme identifie à la brutalité originelle de l’état de nature, est au contraire non seulement la condition de la dignité et d’un statut d’humanité, mais la condition de rationalité qui évite de basculer dans la folie. Et il renvoie l’imputation d’insanité du côté de la norme elle-même. C’est parce que la prétendue homogénéité du corps social est une fiction profondément déstructurante, que le sentiment d’inadéquation est à lui seul un signe de santé mentale. La révolte est ce que Kant aurait appelé une exigence rationnelle, de la raison sociale autant que de la raison morale, contre l’ajustement à une norme sociale pervertie, dans la mesure même où elle prétend fonder le commun sur son propre déni :

Il me semblait que toute personne qui pensait sérieusement que j’avais un quelconque désir d’être « ajusté » à cette société devait être malade ; trop malade à vrai dire, comme le temps devait le prouver, pour être digne de confiance.

Non seulement les émeutes des quartiers noirs ne sont pas asociales, mis elles sont au contraire, au sein d’un corps social perversement fondé, ce qui peut encore faire société. Elles sont un cri de dénonciation du négationnisme de l’Amérique blanche à l’égard de sa propre histoire.
Dans un texte tardif, écrit en 1985, peu avant sa mort, intitulé « Le prix à payer », il évoque sa rencontre de jeunesse avec la grande chanteuse noire Marian Anderson, comme un véritable rite initiatique à la conscience du double langage de l’égalité, et à ses effets pervers. Il retourne contre le maître l’imputation d’infériorité, et le mépris dont elle est porteuse :

Beauford et Miss Anderson me firent comprendre que je ne devais pas me laisser définir par des gens aussi minables. Non seulement je n’étais pas né pour être esclave : je n’étais pas né pour espérer devenir l’égal du maître-esclave. Les maîtres, eux, avaient incontestablement la corde – avec le temps, et une longueur suffisante, ils se pendraient avec.

La formule montre précisément comment la condition d’exil sur leur propre territoire des Noirs américains ne menace pas seulement les Noirs, mais la société tout entière, c'est-à-dire la possibilité même de faire société. La domination est en ce sens véritablement suicidaire, elle est cette corde avec laquelle les dominants finissent par se pendre.
Mais en outre, la corde qui lie l’esclave avant de pendre le maître montre comment la revendication n’est nullement celle de l’inversion des rapports de pouvoir, mais celle de la constitution de nouveaux rapports, reposant sur la disparition de la domination au profit d’une solidarité. Non pas la condescendance que suppose la position humanitaire, mais l’appartenance commune nécessitant une conscience du risque commun.

Mais cette conscience du risque commun est l’effet d’une véritable mutation du regard sur soi-même, et c’est à partir d’elle que peut être expulsée de soi la conviction d’infériorité, comme conséquence la plus destructrice de la position d’exil (àl’intérieur de soi-même autant que de la nation) et du déficit de reconnaissance qu’elle induit :

Il m’a fallu beaucoup d’années pour vomir toutes les saletés que l’on m’avait enseignées sur moi-même, et auxquelles je croyais à moitié, avant de pouvoir arpenter cette terre comme si j’y étais autorisé.

L’exil ne peut être pensé qu’à partir de son propre intérieur, et c’est cet intérieur qui permet de penser le commun. Il est à cet égard le paradigme de ce qui doit être acté par le droit pour qu’existe une communauté sociale. Ce que montrera, au début des années 2000, le texte de Balibar « Ce que nous devons aux sans-papiers », mettant en évidence que l’exigence de citoyenneté est plus fortement portée à partir des réalités de l’exclusion qu’à partir des fausses évidences de l’appartenance.

Or tout ce qui produit, dans la communauté noire américaine, ce sentiment profondément clivant et corrélatif d’inclusion et d’exclusion, est lié d’abord aux nécessités du travail telles qu’elles se sont instituées dan la pratique de l’esclavage, et telles qu’elles devront se poursuivre, dans les mêmes conditions discriminantes, après son abolition. Dans un article paru en 1979 dans le New-York Times, Baldwin écrit :

Les Noirs sont arrivés aux Etats-Unis enchaînés les uns aux autres, mais ils venaient de différentes tribus : aucun ne parlait la langue de l’autre.

L’unité entre des personnes issues de peuples différents ne se fait qu’à partir des conditions mêmes de leur aliénation. Et le travail, tel qu’il se constitue comme système d’exploitation, a pour fonction de ne rendre l’esclave jetable que dans la mesure où il est interchangeable, c'est-à-dire remplaçable. La territorialité a pour fonction de produire corrélativement de l’appartenance et de l’appropriation. C'est-à-dire une forme de fixité économique destinée à la reproduction sociale. Et si l’exclusion des uns est perçue comme la condition de reproduction des autres, il faudra que les uns se reproduisent comme jetables pour que les autres se reproduisent comme possédants. C’est ce non-dit profondément ancré dans la conscience collective, qui dynamite de l’intérieur le concept de corps social, dans le temps même où il se constitue.
Ce que Baldwin montre à partir de là, c’est que le continent africain ne peut pas être pour les noir-américains une terre commune : il est l’origine même de la chasse dont ils ont été les cibles.