LA BARBARIE DISCRÉTIONNAIRE


Lignes n°26, "Les étrangers indésirables", mai 2008

Le contrôle des flux migratoires se présente toujours à la fois comme condition d'une garantie de la sécurité commune, et comme protection d'une identité collective. C'est à ce double titre qu'il s'autorise ce que ses tenants sont bien forcés de reconnaître comme des atteintes aux droits de l'homme, présentées marginalement comme les dégâts collatéraux d'une politique nécessaire. Les inévitables scories d'une avancée de la modernité.
Il nous paraît au contraire que cette politique de contrôle est fondamentalement productrice de l'insécurité qu'elle prétend combattre, et destructrice de l'idée même d'une humanité. Les atteintes aux droits de l'homme n'en sont nullement une conséquence annexe, mais le principe fondateur. Enfin, elle détermine un retour aux positions les plus archaïques, et en ce sens, elle n'est pas seulement violente, mais véritablement barbare, alors même qu'elle se présente sous les justifications les plus policées.
C'est donc sous l'angle de ce déni de barbarie, et du sens qu'il prétend se donner, qu'il nous faudra interroger l'actuelle gestion industrielle des flux migratoires, dont la "rétention" est le maître-mot.

1. Contrôle des flux

Le terme même de rétention est éloquent : il oppose la capacité spécifiquement humaine de mesure et de maîtrise qui caractérise le phénomène culturel, à une sorte de naturalité débordante et primitive du flot. Les sociétés industrialisées auraient pour vocation d'endiguer les flux incontrôlés vomis par les sociétés primitives, et la représentation du "contrôle des flux" nous renvoie ainsi à un rapport Nord / Sud identifié au rapport Nature / Culture, ou Civilisé / Sauvage. A la capacité technique de produire les barrages qui transforment l'eau sauvage en énergie hydraulique, répondrait très exactement la capacité politique de produire la rétention, qui transforme la force brute incontrôlée des êtres vivants en force de travail canalisée dans la réponse aux besoins industriels. Les rebuts de cette rétention serient ainsi renvoyés dans leur lieu d'origine, pour y disparaître au sens propre.
Il n'y a pas d'autre sens à l'idée d'une immigration sélective, que celui de cette très élémentaire instrumentalisation de la force de travail, dont l'institution de l'esclavage a été l'un des modèles, et dont la flexibilité de l'emploi est le nouveau paradigme, sous une modalité euphémisée. C'est cette construction historique que met en évidence le sociologue Marc Bernardot, en montrant les positions respectives de l'Etat et des entrepreneurs dans le contrôle de l'immigration en France :

"Après le premier conflit mondial, l'Etat se désengage à nouveau de la gestion migratoire, et l'acteur principal de l'immigration de travail devient la Société Générale d'Immigration (SGI) mise en place par les entreprises employeuses de main d'œuvre." (1)

On le voit, il n'est ici nullement question ni de sécurité, ni d'identité, Mais seulement de besoin économique, qui justifie ce "désengagement de l'Etat", comme effacement, dans la question de l'immigration, de toute ambition collective au profit d'une émergence incontrôlée des intérêts privés. Ce "contrôle" de l'immigration laissé à l'appréciation des entrepreneurs apparaît bien, consécutif à la première guerre mondiale, comme un véritable acte de dérégulation, et donne tout son poids à l'analyse produite par Hannah Arendt dans L'Impérialisme, lorsqu'elle envisage ce quelle appelle "Le déclin de l'Etat-nation et la fin des droits de l'homme" :

"Aujourd'hui encore, il est presque impossible de décrire ce qui s'est réellement produit en Europe le 4 août 1914. Les jours qui ont précédé la Première Guerre mondiale et ceux qui l'ont suivie sont séparés non pas comme la fin d'une vieille époque et le début d'une nouvelle, mais comme le seraient la veille et le lendemain d'une explosion." (2)

Elle décrit ainsi, au cœur du continent européen de l'entre-deux guerres, ce qui est devenu depuis la réalité exponentielle d'un espace mondialisé :

"(Les guerres civiles) ont entraîné l'émigration de groupes qui, moins heureux que leurs prédécesseurs des guerres de religion, n'ont été acceuillis nulle part, n'ont pu s'assimiler nulle part. Une fois qu'ils ont quitté leur patrie, ils se sont retrouvés sans patrie ; une fois qu'ils ont abandonné leur Etat, ils sont devenus apatrides ; une fois qu'ils ont été privés des droits que leur humanité leur conférait, ils se sont retrouvés sans-droits, la lie de la terre." (3)

2. Dérégulation

L'explosion dont elle parle est donc bien celle qui dissocie les frontières administratives des Etats de la réalité politique des hommes, et produit le modèle de l'apatride comme sans droits. Et cette perte de la coïncidence entre la visibilité géographique de la frontière et le statut juridique des populations produit précisément les "sans-droits", exposés à toutes les formes de l'exploitation économique.
A cette "explosion" de la Première Guerre mondiale succèdera celle de la deuxième, puis les éruptions successives de toutes les guerres mondialisées qui leur feront suite dans le mouvement de la décolonisation et des conflits post-coloniaux, produisant de nouvelles disséminations de populations aux cicuits de plus en plus étendus. Ce principe de dissociation entre frontières et populations, ne peut plus être considéré comme exception, mais bien plutôt comme une règle parallèle, relativement à laquelle ce sont au contraire les coïncidences qui font exception. Cette dérégulation exponentielle s'évalue bel et bien quantitativement, en terme de nombre de réfugiés ; mais elle s'évalue, de façon plus tragique encore, qualitativement, dans la mutation de l'appellation de "réfugiés" à celle de "déplacés". Comme l'écrit Fabienne Hara :

"Les réfugiés, au sens juridique de la convention de Genève (1951), ne sont plus que treize millions parmi les cinquante millions de victime de déplacements forcés. Pour tous les autres, on a vu une floraison d'appellations diverses (personnes déplacées, dispersées, rapatriées, regroupées, demandeuses d'asile, etc. ) correspondant à différentes formes de déplacement forcé : nettoyage ethnique, expulsion massive, transfert de population, ou encore rapatriement non volontaire." (4)

Dans l'idée de refuge se trouvait encore un principe régulateur, à la fois géographique et juridique : celui d'un lieu vers où orienter le départ, celui de la possibilité humaine d'un accueil et de la volonté politique d'une protection. Cette idée d'une orientation est perdue dans celle du déplacement ; et c'est cette désorientation même, dans tous les sens du terme, qui désigne le statut du déplacé, comme celui qui ne saurait trouver ni place, ni direction, ni sens. En Europe, dans ce qu'on appelle "l'espace de Schengen", un texte administratif de 2003 intitulé "Règlement de Dublin" condamne les déplacés à une véritable errance, en les renvoyant de façon obligatoirement circulaire vers l'Etat de première entrée dans la communauté européenne, d'où ils sont destinés à une nouvelle expulsion.
L'association Migreurop a dressé la carte des 224 camps de rétention disséminés dans l'Union Européenne, destinés aux étrangers non européens, et contenant actuellement environ 40.000 demandeurs d'asile, en attente d'admission ou en instance d'expulsion, selon l'arbitraire administratif à la merci duquel ils sont livrés. En France en sont dénombrés dix-neuf sur l'ensemble du territoire, auxquels s'ajoutent les zones d'attente des ports et des aéroports, qui en doublent le nombre.

3. La gestion de l'occulte

Les chiffres ne sont pas là pour faire statistique, mais pour dire la pregnance d'un non-dit. A l'occultation des personnes répond en effet bien évidemment l'occultation des lieux, comme le laisse entendre un article du Herald tribune paru dans le Courrier international :

"De petits centres pouvant abriter une vingtaine de personnes au maximum sont disséminés dans toute l'Europe, mais ils ne figurent pas sur la carte de Migreurop. Certains sont établis dans des commissariats ou des palais de justice, comme celui aménagé en sous-sol sur l'île de la Cité, à Paris." (5)

Qu'un déni de droit radical soit actuellement masqué dans les sous-sols d'un palais de justice, et qui plus est au cœur historique de la nation qui se revendique fondatrice des droits de l'homme, vient ici comme un symbole concrétiser cette "fin des droits de l'homme" stigmatisée par Arendt.
Mais peut-être serait-il plus juste d'inverser le sens du symbole, pour faire du déni de droit une véritable arme politique. Que ces lieux soient cachés nous dit en effet d'abord qu'ils sont, pour le système même qui les produit, inavouables. Rien ne peut être revendiqué d'un système de persécution qui livre à la folie, à la destruction mentale et physique, des sujets que leur statut désigne à l'illégalité sans que leurs actes les assignent à la culpabilité.
L'internement administratif, en s'opposant à l'internement judiciaire, poduit ainsi sa propre illégitimité, un arbitraire qui renvoie aux temps absolutistes de la Lettre de Cachet. Marc Bernardot montre de ce point de vue comment la rétention ne peut se donner de justification que sur des motifs préventifs qui constituent une véritable régression dans le domaine du droit, devant pour cela utiliser l'épouvantail du "terrorisme". Ainsi établit-il une relation entre la création d'un réseau de centres de torture déterritorialisés à la suite du 11 septembre, et ce qu'il appelle, sous la forme de la rétention policière, une "militarisation de la question sociale" :

"Ce réseau doit être analysé conjointement avec les nouvelles formes de contrôle social et l'émergence d'un Etat pénal visant à la surveillance renforcée des migrants, voire à la guerre qui leur est menée dans une société globalisée. Alimentée par un nouvel imaginaire de la violence, cette militarisation de la question sociale s'inscrit dans la ligne d'un mouvement global de brutalisation, qui peut être un point de rebroussement du processus de civilisation." (6)

4. La brutalisation

Il nous semble que c'est cette "brutalisation", comme retour à la force sans droit de la barbarie, qui entre en contradiction avec l'affichage corrélatif d'une défense de l'identité, et d'une protection sécuritaire : le traitement infligé aux déplacés fait exception par rapport au droit, et tout système d'exception instruit sa propre délégitimation. Mais, faisant exception, il se produit aussi comme anticipation : ce qui s'inflige à des sujets désocialisés préfigure nos propres devenirs désocialisants. La flexibilité du travail qui est le lot des populations précaires est en train de devenir le mot d'ordre pour des populations citoyennes livrées à la précarisation de l'emploi. Et de ce point de vue, l'immigration semble ne faire question que dans la mesure où elle devient le laboratoire de la question sociale, le lieu d'expérimentation des processus de désocialisation mis en œuvre par les formes contemporaines du libéralisme.
Ainsi trouve-t-on, à l'article "Construction européenne" du Dictionnaire historique et géopolitique du XXème siècle, la chronologie suivante :

"Au 1er janvier 1990, la libéralisation complète des capitaux est consacrée, et, le 19 janvier suivant, la convention de Schengen relative à la circulation des personnes trouve ses premiers signataires." (7)

On est bien dans cette logique d'une libre circulation des capitaux corrélative de l'enfermement des personnes. Dans une étroite liaison de l'expansion économique à la dérégulation juridique et à la restriction sociale. Mais c'est alors le terme même de dérégulation qu'il faut interroger. La dérégulation signifie bien en effet non pas l'absence de contrôle, mais un contrôle d'autant plus violent qu'il est devenu sélectif. On est passé d'une logique politique de contrôle des mouvements de capitaux au profit d'une collectivité civile, à une logique policière de contrôle des mouvements de personnes au profit d'un marché.
Et ce marché est aussi, en même temps que celui des biens, celui des corps, activé par les réseaux de clandestinité. Comme l'écrit Jean de Maillard :

"Marchés financiers opaques et paradis bancaires et fiscaux sont devenus les vecteurs privilégiés d'un système global qui rend de moins en moins visibles les limites entre une économie criminelle qui s'infiltre dans l'économie légale, et une économie légale qui se criminalise." (8)

5. L'opacification des pratiques sociales

Et il énumère, au premier titre de cette économie criminelle, les trafics d'êtres humains, incluant réseaux d'immigration illégale, prostitution et travail clandestin. La brutalisation de la gestion sociale, corrélative de son occultation, est donc indissociable de sa livraison aux systèmes mafieux : l'opacité des systèmes de rétention ne livre pas seulement les clandestins à l'arbitraire d'un système militaro-policier, elle les livre à la violence des mafias, et met en évidence la relation entre la libéralisation des capitaux et leur opacification. Et, de ce fait même, entre l'opacification des pratiques sociales et leur relation aux réseaux mafieux. A cet égard, dans un système régi par la loi de l'offre et de la demande, la clandestinité, comme occultation de l'offre réelle, est une incontestable source de profits occultes.
Il faudra bien considérer les systèmes mafieux autrement que sous l'angle folklorique des feuilletons télévisés ou des sagas hollywoodiennes, pour comprendre que la criminalisation de l'économie n'est pas seulement un crime contre les personnes, ou l'occasion de quelques scandales de corruption, mais une destruction de l'ensemble du corps social, et de ce fait même un crime contre le politique. De ce crime contre le politique, les déplacés livrés à la clandestinité sont les premières victimes :

"La seule différence entre l'économie criminelle et l'économie légale, est que la première spécule sur l'interdiction ou la restriction du commerce d'une denrée (l'homme étant lui-même une marchandise) pour faire des bénéfices que les acteurs de la seconde s'interdisent de faire." (9)

Si l'on veut donc reprendre ici la question de l'identité, il nous semble que le choix d'une vie politique nous identifie bien davantage à ceux qui sont désespérément en quête d'une appartenance, qu'à ceux qui s'obstinent à la leur refuser, les livrant ainsi à toutes les violences. A cet égard, ce que produit la ségrégation des sans-papiers n'est au final rien d'autre qu'une véritable rupture entre les dirigeants politiques qui la promeuvent, et le peuple dont ils se prétendent représentants. Plus se durcissent les politiques discriminatoires, plus est privée de sens l'idée d'une représentativité politique. Et le mouvement qui se dessine en France en faveur des sans-papiers, de l'engagement du GISTI au récent Réseau Education Sans Frontières, a très précisément cet effet de solidariser le corps social non sur un principe de charité philanthropique, mais sur un principe d'identification. C'est le sens de la proposition d'Etienne Balibar :

"La reconnaissance du droit de circulation et du droit à l'existence, leur priorité par rapport aux limitations de police apportées à l'entrée et au séjour, constituent une pierre de touche pour le juste usage, la juste mesure du principe de nationalité lui-même." (10)

6. Quels abus ?

Autrement dit, le vrai sens de la nation comme collectivité est l'antithèse même de l'hystérie nationaliste, et ne peut considérer le communautaire qu'inclus dans un universel. C'est cette conviction de l'universel qui permet de reconnaître dans la revendication des sans-papiers non pas une supplication victimaire, mais un véritable acte de responsabilité politique. C'est elle aussi qui, dans le même mouvement inversé, renvoie les Etats fauteurs de discrimination à leur propre impuissance :

"Il y a en effet deux terrains au moins sur lesquels éclate au grand jour l'impuissance de l'Etat : d'une part il est de plus en plus impuissant à réguler les flux mondiaux dont dépend notre prospérité économique, en particulier les flux financiers ; d'autre part il est manifestement incapable de contrôler sa propre corruption." (11)

Or c'est précisément cette impuissance qui les rend paradoxalement abusifs. Et c'est sur cette notion d'abus que peuvent s'appuyer des argumentaires militants de revendication des droits. Ainsi l'association suisse SOS-Asile, sous la plume du juriste Christophe Tafelmacher, met-elle au jour l'inversion du concept d'abus opérée par les pouvoirs politiques. Il montre comment la droite suisse a mis en place un plan idéologico-administratif de "lutte contre les abus", qui consiste à considérer a priori comme abusive ou fautive toute demande d'aide venant des catégories de population défavorisées. Ainsi, la moindre erreur de datation ou d'orthographe est prétexte à refuser une assistance. Cette traque est déjà mise en place aux Etats-Unis par les systèmes d'assurance pour refuser les rembousements. Elle s'exerce aussi en Suisse à l'égard des demandeurs d'asile, pour leur opposer un NEM (Non Entrée en Matière). Cette inversion du sens de l'abus, qui ne s'applique jamais ni aux abus de pouvoir ni aux malversations économiques, mais stigmatise toujours le faible par rapport au fort, est à l'origine d'une véritable "chasse". Elle est devenue ce que l'auteur dénonce comme une "arme de destruction massive des droits". (12)

Il est clair que si les politiques sécuritaires peuvent trouver quelques échos par leur argumentaire populiste, elles sont de plus en plus discréditées par les formes massives d'insécurité sociale que génèrent leurs producteurs : il est impossible que les crises financières, l'aggravation constante des inégalités et les vecteurs opaques de la relation entre système économique et système politique, puissent générer un rapport de confiance et un sentiment de protection.
De ce point de vue, les dérives contemporaines ne font que mettre en évidence une réalité sous-jacente de beaucoup plus long terme : la libéralisation, qui prétend abolir les frontières, ne fait que les multiplier. Logement contraint, regroupement forcé, internement extrajudiciare, pouvoir discrétionnaire et inquisitorial, rétention de sûreté, sont autant de figures du contrôle policier devenu indissociable de la dérégulation juridique. Là où le recours à la force n'est plus soumis au droit mais en redevient, comme dans les figures archaïques, concurrent, il reste à revendiquer, contre les réalités d'une telle brutalisation, l'exigence radicalement juridique d'une solidarité.

Notes :
1. Marc Bernardot, Camps d'étrangers, Terra, 2008, p.84
2. Hannah Arendt, L'Impérialisme, Gallimard, 2002, p.251
3. Ibid, p.251-52
4. Dir. Serge Cordelier, Le Nouvel état du monde, La Découverte, 1999, p.44
5. Courrier international n°897, 10-16 janvier 2008, p.14
6. Marc Bernardot, op.cit., p.217
7. Dictionnaire historique et géopolitique du XXème siècle, La Découverte, 2005, p.162
8. Dir. Serge Cordellier, Le Nouvel état du monde, La Découverte, p.134
9. Ibid.
10. Etienne Balibar, Droit de cité, PUF, 2002, p.11
11. Ibid., p.112
12. La Politique suisse d'asile à la dérive, ed. d'En Bas, 2005, p.46

© Christiane Vollaire