Iran : les perversions du commun


Paru dans la revue Chimères n° 87, Politiques de la communauté
Novembre 2015
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C’est de votre faute, à vous qui parliez sans cesse de « peuple » ! Ce même peuple auquel vous vous êtes donnés corps et âme a pris le pouvoir aujourd’hui, et il a soif de votre sang, naïfs que vous êtes. Oui, naïfs, qui vous réclamiez de votre éducation et de vos connaissances mais avez négligé de connaître votre peuple et sa culture. C’est une histoire qui est faite pour durer, ce n’est là que le début.

Ces paroles exaspérées par l’angoisse, sont rapportées dans un cahier par Aziz Zarei. Elles ont été adressées par lui, le 16 juin 1981, à sa fille Fatemeh, devant le chef du bureau de la prison de Chiraz où elle vient d’être incarcérée depuis deux jours. Sept ans plus tard, durant l’été 1988, ayant été transférée maintes fois d’un lieu de torture à un autre, elle sera massacrée avec d’autres prisonniers.
Au mois de mars qui précède sa mort, lui est accordée sa première permission de trois jours dans sa famille. Le cahier de son père rapporte ce qu’elle lui dit :

Nous croyions que nous étions iraniens et que cette société était la nôtre. Hélas, cent fois hélas, nous n’avions pas compris une chose : qu’importe combien nous nous pensions iraniens, l’Iran ne nous appartenait pas ; cette société, nous ne la connaissions pas. Maintenant, nous payons le prix de notre ignorance.

Quel est donc ce « peuple » dont se réclament ses geôliers ? Et comment cette femme, physiquement disloquée, mais qui refuse de se renier et demeure durant ces années parfaitement consciente des mensonges de ses bourreaux, peut-elle reprendre à son compte le discours du désespoir ? Le Cahier d’Aziz nous fait entrevoir les multiples défigurations du commun qu’instaure un régime de la cruauté. Mais il ouvre aussi, par son existence même et sa transmission, les pistes possibles de ses reconfigurations.

1. Les conseils dans le surgissement d’une volonté collective

Le bébé dont Fatemeh a accouché quelques mois avant son incarcération est son deuxième enfant. Elle l’appelle Chowra. Chowra en persan signifie « conseil », au sens d’assemblée populaire. Le numéro de la revue Peuples méditerranéens, publié à la fin de 1984 et consacré à l’Iran, dit dans un article ce que fut cette « expérience conseilliste » comme tentative d’autogestion, de réappropriation des logements par les ouvriers, les sans-abri et les mal-logés, dans la dynamique du mouvement populaire de 1978-79, qui aboutit à la chute du pouvoir du Shah. Une expérience révolutionnaire portée dans l’enthousiasme :

Même s’il est aiguillonné par des jeunes militants marxistes ou « islamistes », issus des classes moyennes, le conseil ne prend d’essor que s’il mobilise les couches populaires en vue de remettre en question les rapports de classe.

De ces « jeunes militants marxistes ou islamistes » fait partie Fatemeh, membre des Mojahedins comme sa sœur Fataneh, de quatre ans plus jeune qu’elle, qui, enceinte, sera arrêtée en 1982 et exécutée après avoir été exhibée et avoir subi des simulacres d’exécution pendant des mois. Les mojahedins, à la pointe du mouvement révolutionnaire et persécutés par la police politique du Shah, sont pleinement partie prenante de ce mouvement conseilliste qui sera par la suite infiltré par l’appareil répressif du Parti de la Révolution islamique créé par l’ayatollah Khomeiny.
Mais dans les années qui vont de 1978 à 1980, les lettres que les deux sœurs envoient à la troisième, qui fait ses études à Paris, témoignent de cet enthousiasme du commun qui embarque les militants dans la conviction du partage, dans la volonté du combat collectif, dans la certitude que le mot « peuple » a bien un sens et que ce sens passe par la double affirmation d’une lutte des classes ici et d’une croyance commune au-delà. Fataneh a vingt-quatre ans en 1978, elle est employée de la compagnie pétrolière de sa région. Et son discours passe, en quelques mois de soulèvement populaire, des vacillements du découragement existentiel et de l’absence de perspective :

Au cours de ces deux mois, j’ai essayé de transformer la platitude et l’absurdité de ma vie. (…) Si l’eau pure, qui est à l’origine de la vie, stagne dans un endroit privé de mouvement, après un certain temps elle pourrit. Moi aussi, il va m’arriver la même chose et cela me fait peur.

à l’enthousiasme révolutionnaire du mouvement armé, dans l’effusion de l’émotion collective :

Dommage que tu ne sois pas là au moment où l’on prend la victoire dans ses bras, où l’on étouffe sous nos embrassades notre frère soldat et où la notion d’étranger se dissout : nous ne sommes plus que des sœurs et des frères qui ne se sont pas vus depuis des années. (…) Moi, par bonheur, du fait de la grève de la compagnie pétrolière qui a cassé le dos du régime (eh oui, c’est nous !), j’étais tout le temps dans les villes de province : Ahvaz, Tehran, Vhirz, Abadeh, Ispahan, Gachsaran.

Elle vit comme une épopée ce moment qui « casse le dos du régime » et laisse entrevoir la possibilité pour un peuple de se constituer en sujet par la réappropriation du politique. Michel Foucault, à la même époque, venant en Iran dans la perspective de ce qu’il appelle un « reportage d’idées » pour le Corriere della sera, est lui aussi embarqué dans cette dynamique :

Il y a plus d’idées sur la terre que les intellectuels souvent ne l’imaginent. Et ces idées sont plus actives, plus fortes, plus résistantes et plus passionnées que ce que peuvent en penser les politiques. Il faut assister à la naissance des idées et à l’explosion de leur force : et cela non pas dans les livres qui les énoncent, mais dans les événements dans lesquels elles manifestent leur force, dans les luttes que l’on mène pour les idées, contre ou pour elles.

Ces idées qui dépassent tout autant l’imagination des intellectuels professionnels qiue l’anticipation des dirigeants politiques, Foucault cherche à en toucher du doigt la puissance d’impact, à en percevoir le bouillonnement. Ce besoin vital du commun, il éprouve comme une contamination positive à le partager, à tenter d’en saisir l’effervescence. Il le dit dans un entretien paru l’année même de la révolution :

La volonté collective, c’est un mythe politique (…) c’est un instrument théorique : (…) personnellement, je pensais que (…) ça ne se rencontrait jamais. (…) Nous avons rencontré, à Téhéran et dans tout l’Iran, la volonté collective. Eh bien ça, ça se salue, ça n’arrive pas tous les jours.

Celui qui, à la suite de Kant, posait incessamment la question « qu’est-ce que notre actualité ? », vit dans l’actualité iranienne ce dont les livres l’ont toujours fait douter. Et il décrypte dans ce commun la volonté, c'est-à-dire la possibilité de ne pas se laisser réduire aux mécanismes du pouvoir :

L’Iran est actuellement en état de grève politique généralisée. Je veux dire en état de grève par rapport à la politique. (…) Tous ses piquants dehors, le peuple iranien fait le hérisson : sa volonté politique, c’est de ne pas donner prise à la politique.

« Donner prise à la politique », ce serait admettre l’enkystement du processus révolutionnaire, et par là même produire sa négation. Et Foucault insiste sur le paradoxe que constitue cette nécessité vitale de ne pas viser la stabilisation, de se laisser porter et emporter par la dynamique du refus : la force du mouvement commun n’est pas seulement une force offensive, mais une force défensive qui doit utiliser la tactique du hérisson. Non pas la position du repli, mais celle du refus de la récupération. Donner prise à la politique comme système de pouvoir, ce serait dissoudre le potentiel du politique comme puissance du commun, et le perdre. Mais cette nécessité tactique exige aussi une problématisation stratégique, et Foucault la pose en ces termes :

La question est de savoir quelle forme prendra cette volonté nue et massive qui, depuis longtemps, a dit non à son souverain, qui a fini par le désarmer. La question est de savoir quand et comment la volonté de tous va céder la place à la politique, la question est de savoir si elle le veut et si elle le doit. C’est le problème pratique de toutes les révolutions.

2. L’opium du peuple et l’énigme du soulèvement

Ce « problème pratique de toutes les révolutions » demeure pour Foucault un enjeu réflexif. Mais c’est précisément celui dont la résolution va conduire les deux filles d’Aziz à la mort. Et sur ce point, il est éclairant de lire l’analyse que Foucault fait du rapport au religieux dans le processus révolutionnaire, en retournant la formule de Marx dans le célèbre passage de la Critique de la philosophie du droit de Hegel, qu’il cite. Marx écrit :

La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple.

Foucault écrit :

Disons que l’islam, cette année 1978, n’a pas été l’opium du peuple, justement parce qu’il a été l’esprit d’un monde sans esprit.

Ce que Foucault désigne ici, c’est la force du spirituel non pas seulement comme facteur de cohésion, mais comme facteur d’enthousiasme au sens originel : une sorte de ferment d’énergie, de processus de dépassement de soi dont témoigne la correspondance de Fataneh, qui passe de l’apathie d’une jeunesse sans objet à la vigueur d’un ressourcement dans l’énergie collective. Il y a énergie là où quelque chose se passe dans la transfiguration de l’individuel en collectif, mais aussi du réel en idée, comme possibilité de penser en commun. Et ce que Foucault tente de montrer, c’est le caractère populaire, partageable, de cette transfiguration. La manière dont, abolissant les différences de classe, elle permet d’assumer un idéal politique commun. C’est ce processus de subjectivation qu’il tente d’interroger, de rencontrer, de déceler comme irruption d’un dynamitage du réel par la force de la pensée commune :

(La religion) est aujourd’hui ce qu’elle a été plusieurs fois dans le passé ; la forme que prend la lutte politique dès que celle-ci mobilise les couches populaires. Elle fait, de milliers de mécontentements, de haines, de misères, une force. Et elle en fait une force parce qu’elle est (…) une manière d’être ensemble, une façon de parler et d’écouter, quelque chose qui permet de se faire entendre des autres et de vouloir avec eux, en même temps qu’eux.

Le texte où il analyse cette mobilisation populaire commence par une indication topographique : celle de la ville de Téhéran, dont il décrit l’urbanisme en termes d’espace géopolitique :

Téhéran se partage en deux selon un axe horizontal. La ville riche, au milieu d’énormes chantiers et d’autoroutes en construction, grimpe lentement sur les contreforts des montagnes ; elle va vers la fraîcheur ; les villas, avec leurs jardins, sont fermées par de hauts murs et des portes de métal plein. Au sud, il y a le bazar, le vieux centre de la ville et les banlieues pauvres ; à la périphérie, des casernements très bas, à perte de vue, finissent par se confondre, dans la poussière, avec la plaine (…). Là où finit la ville et où on sent déjà le désert, deux vagues de sens contraire se sont rejointes : celle des paysans chassés de chez eux par l’échec de la réforme agraire ; et celle des citadins chassés par les triomphes de l’urbanisation.

La rencontre entre paysans et citadins se fait dans cet espace de la périphérie créé à partir de l’exode rural et de l’exclusion citadine. Un lieu d’échec et de discrimination, lié aux processus de modernisation de l’Iran des débuts du XXème siècle. Mais Foucault a précédemment montré que cette modernisation avait en réalité promu les dimensions les plus archaïques de la corruption et des rapports de domination, et livré le pays aux intérêts étrangers. Et ce qu’il affirme ici est que le véritable archaïsme n’est pas du côté du religieux, mais du côté des dirigeants qui veulent casser les ressorts de la vie commune. Une « modernisation » qui crée l’exode, le sabordage des politiques agricoles et la promotion de la caste militaire et des budgets de l’armement ; une modernisation qui produit la confiscation des leviers du pouvoir et de la production renvoie en réalité aux pratiques les plus primitives des rapports de pouvoir. Et en ce sens, si une communauté spirituelle peut donner l’énergie de lutter contre ces pratiques, elle sera elle, véritablement, dans le sens de « notre actualité ».
Foucault pose donc, à tous ceux qu’il rencontre sur ce terrain de la protestation en territoire iranien, la question « Que voulez-vous ? » pour tenter de comprendre quels sont les ressorts de cette énergie commune, et trouver une orientation politique à son analyse anthropologique. Pour que la « volonté collective » ne soit plus le mythe politique de légitimation du pouvoir que la tradition philosophique occidentale a investi après Rousseau, mais une dynamique frémissante d’émergence commune du multiple. Ce qu’il interroge dans ce « Que voulez-vous ? », c’est l’épopée d’une possible communauté de désir dans le bouillonnement des différences. Quelle est la raison politique qui peut combattre les effets pervers des prétentions à la rationalité ? Et pourquoi les éléments de spiritualité lui donnent-ils une force que la revendication sociale ne suffisait pas à soulever ? Foucault en posera rétrospectivement les données dans les termes d’une énigme dont la formulation évoque puissamment le travail de Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société :

Énigme du soulèvement. Pour qui cherchait en Iran non les raisons profondes du mouvement, mais la manière dont il était vécu, pour qui essayait de comprendre ce qui se passait dans la tête de ces hommes et de ces femmes quand ils risquaient leur vie, une chose était frappante. Leur faim, leurs humiliations, leur haine du régime et leur volonté de le renverser, ils les inscrivaient aux confins du ciel et de la terre, dans une histoire rêvée qui était tout autant religieuse que politique. (…) Sur quoi, sinon sur la religion, pouvaient donc prendre appui le désarroi, puis la révolte d’une population traumatisée par le « développement », la « réforme », l’ « urbanisation » et tous les autres échecs du régime ?

Mais en tentant de répondre à la question de ce qu’est une énergie spirituelle, en interrogeant la puissance de dépassement de soi qu’elle véhicule en dépit de ses absurdités manifestes, il va trouver devant lui la violente force d’inertie du pouvoir clérical, l’empire étouffant de sa domination. Deux textes suivront ce retournement de l’énergie révolutionnaire en arbitraire de la répression, dont il est témoin : une lettre ouverte à Mehdi Bazargan, et une réflexion sur le soulèvement.

3. Où passent les lignes de fracture ?

Bazargan a dirigé le gouvernement provisoire de l’Iran pendant neuf mois, depuis la proclamation de la fin de la monarchie après la fuite du Shah et le retour de Khomeiny en Iran en février 1979, jusqu’à l’occupation de l’ambassade américaine par les étudiants khomeinistes en novembre. Entre-temps, le 1er avril 1979, la République islamique avait été instaurée à la suite d’un referendum. À la mi-avril, Foucault adresse une lettre à ce chef non religieux d’un gouvernement désormais soumis au pouvoir clérical, lui rappelant les propos qu’il avait tenus dans la période du soulèvement révolutionnaire contre le Shah :

Vous disiez aussi que l’islam, dans son épaisseur historique, dans son dynamisme d’aujourd’hui, était capable d’affronter, sur ce point des droits, le redoutable pari que le socialisme n’avait pas mieux tenu – c’est le moins qu’on puisse en dire – que le capitalisme. (…) À ces devoirs fondamentaux, nul gouvernement ne saurait échapper. Et, de ce point de vue, les procès qui se déroulent aujourd’hui en Iran ne manquent pas d’inquiéter.

La ligne de fracture marquant ici la prise du pouvoir, et inaugurant le régime d’ultra-violence qui va suivre, ne passe nullement entre religieux et laïcs. Elle se poursuit sans faille aujourd’hui, comme le montre la répression du mouvement de protestation de 2009 qui fait suite à la réélection de Mahmoud Ahmadinejad , ancien responsable de la milice policière des Pasdarans, puis des Bassidji , devenu chef d’Etat.
La fracture passe par le retournement des assemblées de conseil populaires, des « chowra », en « Komités » infiltrés et inféodés à un pouvoir dont les ressorts, particulièrement opaques, vont fracturer ce peuple soulevé et le jeter à terre. Il ne s’agit ni de Dieu, ni de l’islam, mais bel et bien de ce qui va transformer l’espoir d’une justice sociale en étranglement de l’impuissance. Et cette mutation se fait dans un contexte international qui est celui du tournant des années quatre-vingt. La libération des otages de l’ambassade américaine a lieu en janvier 1981, exactement douze minutes après l’élection de Reagan. Elle signe un accord sous-jacent des dirigeants du Parti de la République islamique, détenteurs d’un pouvoir qui remobilise la police politique du Shah, avec la droite américaine, fer de lance d’un ultra-libéralisme violent et « sans alternative », arrivant au pouvoir. En octobre 1979, Fatemeh écrivait à sa sœur :

L’Organisation des mojahedins s’est abstenue de voter « oui » au referendum sur la Constitution, parce que celle-ci ne contenait aucune référence à l’impérialisme, au colonialisme et à l’exploitation.

Il semble bel et bien que se soit anticipée, dans ce refus paradoxal de souscrire au referendum sur la Constitution de la République islamique, autant que dans les motivations qui le sous-tendent, la sentence de mort qui va tomber sur les mojahedins. Banisadr, Président de la République islamique destitué par Khomeiny en juin 1981, produira en 1984 les documents trouvés lors de l’occupation de l’ambassade américaine. Il les cite :

Il faut en finir avec les communistes tant qu’ils ne sont pas organisés. (…) Khomeiny a démontré qu’« il est sérieux dans la répression des déviationnistes ». Lui et les clercs qui lui sont proches « ont supprimé les groupes d’opposition les uns après les autres, en l’espace de six mois de pouvoir ».

Le « sérieux dans la répression » est très clairement ce qui motive l’appui américain à un régime iranien dont il conteste pourtant les fondements religieux. Un article de l’économiste Nirou Eftekhari en éclaire les données, par la politique anti-sociale du pouvoir :

Avec la destitution du Président de la République, dernier rempart de l’opposition à la dictature cléricale, le processus de rentisation de l’économie iranienne s’est poursuivi à un rythme accéléré. (…) Les conseils et syndicats ouvriers indépendants qui s’étaient créés pendant la période révolutionnaire sont réprimés et supprimés. (…) Le ministre du travail est même opposé aux « conseils coraniques » dans les usines :
« L’islam ne reconnaît pas le système des conseils (chôwra) dans les usines : dans l’islam, le gouvernement appartient à Dieu, aux prophètes et aux imams ».

Et dans le même temps où la rente improductive du pétrole continue d’accroître les clivages sociaux, où l’agriculture, comme au temps du Shah, est livrée aux impératifs de rentabilité intensive de l’exportation, où l’économie ne subit pas le moindre infléchissement par rapport aux orientations du régime précédent, et où les revendications salariales sont muselées et les mouvements ouvriers soumis à la terreur des comités « révolutionnaires » qui enrayent les grèves, dans ce même temps se déploient des réseaux de « bienfaisance » dans une gestion humanitarienne de la misère populaire. Le conflit Iran-Irak, en imposant le rationnement d’une économie de guerre sur le territoire iranien, verra en outre la charité des distributions se muer en monopole accordé aux mosquées pour la distribution des vivres, activant à la fois l’arbitraire des privilèges et la corruption du marché noir. Mais aussi le contrôle total de la société. En mars 1980, Fatemeh écrivait à sa sœur :

J’ai été candidate aux élections législatives pour l’organisation des mojahedins. (…) Dans tout le pays, ces élections n’ont été que fraudes, insultes aux mojahedins lors des prières du vendredi et campagnes de dénigrement stipulant que si les mojahedins accédaient au pouvoir, ils entraîneraient l’Iran vers le communisme. (…) Il y a quelques semaines, ils ont lancé des pierres contre le quartier général des mojahedins. Bref, ils ont amnistié et réintégré tous les agents et collaborateurs de la Savak et les généraux de l’armée du Shah.

4. « Inutile de se soulever ? »

En juin 1981, Fatemeh était arrêtée. Professeur de physique, passionnée par son métier, elle avait été dénoncée par une de ses élèves. Un chef mojahedin en fuite dira ce que représente, symboliquement, cette constance de la délation dans l’Iran post-révolutionnaire, ou plutôt contre-révolutionnaire ; et à quel point, au-delà des souffrances qu’elle inflige, elle accrédite ce désaveu du soutien populaire, qui fait perdre sens et puissance au mouvement même de l’insurrection :

Le nombre de membres arrêtés sur dénonciation des voisins était considérable. La population qui, par définition, aurait dû constituer un milieu sûr, un lieu de protection naturel, représentait au contraire un potentiel important de risque.

Cette mise au ban de ceux qui prônaient l’égalité sociale et l’autogestion des conseils se fait au nom même de leur appartenance sociale et intellectuelle : les nouveaux accapareurs du pouvoir et de la rente économique stigmatisent les défenseurs de l’équité comme séparés du peuple par le privilège intellectuel qui leur permet précisément de dénoncer cette séparation. Le Cahier d’Aziz cite les paroles publiques d’un dignitaire clérical, dans les allées d’un tribunal :

Je vis que l’hodjatoleslam Haj’agha Imani se tenait au milieu de quatre pasdars à fortes carrures, aux visages de démons et qui étaient armés. Il disait ceci (je le cite exactement) : « Tant que dans ce pays il se trouve une personne pour dire Je suis ingénieur, ou docteur, ou bien j’ai une licence, cette révolution ne sera pas stabilisée. Il faut que cette société révolutionnaire soit purgée de la crasse de leur existence, parce que tous ces gens sont occidentalisés et incorrigibles ».

Ce mois de juin 1981, où Fatemeh est jetée en prison, est le moment où Banisadr en fuite tente de s’allier avec les mojahedins. Les mojahedins seront décrétés, par le système religieux qu’ils ont porté au pouvoir, d’abord « monafeqins » (incroyants et hypocrites), puis, en 1982, « mobah » (indifféremment destructibles).
La rente pétrolière est passée des mains du Shah lâché par les Etats-Unis à celles du régime clérical, donnant tout pouvoir économique et politique au Parti de la Révolution islamique, qui est de ce fait devenu hégémonique : ce sont des sentences religieuses qui vont condamner, mettre au ban et au final exterminer ceux que la ferveur religieuse avait poussés à la revendication sociale. En septembre 1980, a commencé la guerre Iran-Irak. Elle est l’occasion d’un culte des martyrs pour un régime qui cristallise la ferveur populaire non plus sur l’élan de la solidarité vivante, mais sur la fascination des cimetières. Et elle déchaîne la haine contre les mojahedins, dont les chefs tentent de prendre pied en Irak contre le régime iranien. C’est lors de l’échec ultime de leur tentative, juste après la fin de la guerre, au printemps 1988, que Khomeiny décidera l’extermination de tous les mojahedins encore vivants dans les prisons. Fatemeh, qui avait été décrétée libérable l’année suivante, y sera massacrée. Sa famille attendra des mois l’annonce de sa mort, et ne saura jamais où elle a été enterrée.
Aziz, le père de Fatemeh et Fataneh, dit dans son cahier le grand moment d’espoir collectif soulevé par la révolution, et la redoutable perversion qui s’en est suivie dans l’utilisation des hommes de main de l’ancien régime par le nouveau : il y décrypte, dans sa lucidité fragile, le sort réservé à ses filles. Il meurt en 1991, dans l’avion qui le ramène de France où il est venu voir ses petits-enfants exilés pendant la captivité de leur mère.

En 2006, Chowra Makaremi, celle qui porte le nom des conseils populaires, travaille pour une association d’aide aux migrants, en vue de sa thèse en anthropologie, dans la zone d’attente de l’aéroport de Roissy :

Les étrangers attendent que leur dossier soit traité par l’administration au rez-de-chaussée : les locaux de la police, les bureaux où se passent les entretiens d’asile, la salle où les demandeurs expulsés attendent, menottés, les unités d’escorte pour l’aéroport.

Elle n’a aucun souvenir des visites à sa mère en prison, et a même oublié son visage. On lui racontera plus tard ses yeux gonflés de larmes au retour de l’allaitement, puis ses cris à chaque fin de visite ; et bien plus tard encore, une compagne de cellule de sa mère lui dira comment celle-ci, à chaque retour du parloir, était accueillie par les voix des prisonnières qui chantaient le nom de « Chowra ».
Mais elle éprouve tout à coup, vingt ans après, dans cette atmosphère policière et carcérale imposée aux migrants parqués à l’aéroport, la remontée d’un passé de violence refoulé, et l’afflux irrépressible des larmes. C’est elle qui se fera lire, par Farzaneh, la troisième fille, Le Cahier d’Aziz, son grand-père, et le traduira. Au-delà de la terreur, quelque chose d’un vécu commun s’est transmis. Une tension qui donne à lire, derrière les défigurations du politique (celles des violences infligées aux migrants autant que celles des régimes de terreur), la relance obstinée, et comme impossible à juguler, d’un refus. Foucault publiait, dans Le Monde du 11-12 mai 1979, son dernier texte sur l’Iran, intitulé « Inutile de se soulever ? » :

On se soulève, c’est un fait ; et c’est par là que la subjectivité (pas celle des grands hommes, mais celle de n’importe qui) s’introduit dans l’histoire et lui donne son souffle. (…). Nul n’est tenu de trouver que ces voix confuses chantent mieux que les autres et disent le fin fond du vrai. Il suffit qu’elles existent, et qu’elles aient contre elles tout ce qui s’acharne à les faire taire, pour qu’il y ait un sens à les écouter et à chercher ce qu’elles veulent dire. (…) Tous les désenchantements de l’histoire n’y feront rien.