Humanitaire : de la légitimation à l’assujettissement


Revue Sens dessous n° 24, Humanités
Juin 2019
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Si la politique (et le droit positif qui la soutient) n’est, selon l’expression employée par Clausewitz au XIXème siècle, que « la poursuite de la guerre par d’autres moyens », quel serait alors le statut d’un « droit humanitaire » qui prétend au contraire faire de la guerre une exception du politique, au sein de laquelle restaurer malgré tout une normativité juridique et morale ? Cette normativité s’enracine, au début du XVIIème siècle, dans un concept du droit naturel : celui d’une nature humaine universellement respectable, dotée du langage et de la raison qui doivent lui permettre non seulement de pallier les effets de la violence, mais de destituer son origine, par opposition à la dimension animale de la brutalité en l’homme.
Le « droit humanitaire », création contemporaine qui tire ses principes du droit naturel, apparaît alors bel et bien comme un double oxymore. D’une part parce que, s’inscrivant dans le dispositif – par définition meurtrier – de la guerre, il prétend y imposer une exigence de respect de la vie ; d’autre part parce que posant un impératif juridique, il le fait non pas au nom de ce qui est dû par le droit, mais au nom de ce qu’on peut accorder par « humanité ».
Sont ainsi mis en abîme les effets d’un double langage qui maintient le juridique dans une injonction paradoxale : d’une part proclamer la valeur nécessaire d’un respect des droits fondamentaux, et d’autre part légitimer l’action guerrière comme susceptible de laisser place au respect de ces droits. Ce « double bind » de l’injonction morale humanitaire n’a pas seulement un effet macropolitique au niveau des relations internationales, il a aussi un effet sur les politiques publiques, tout autant qu’un effet micropolitique sur les consciences.

1. L’irrationnel du droit

Pascal, dès la fin du XVIIème siècle, énonce à l’encontre du droit naturel une critique qui discrédite le pouvoir même de la raison : il met en évidence l’absence réelle de fondement du droit positif. Le droit ne se fonde que sur la force et sert bel et bien à pérenniser les rapports de domination. Mais il garantit la stabilité des rapports politiques. Prétendre en établir des principes rationnels, ce serait alors, par l’échec assuré d’une telle tentative, mettre en évidence l’illégitimité réelle du pouvoir, et par là même, fissurer l’assise de la paix sociale. Celle-ci en effet repose non sur la rationalité du pouvoir, mais seulement sur la tradition dans laquelle il s’origine.
Si l’on veut la paix sociale, il ne faut donc surtout pas interroger les principes du droit, ni tenter d’y établir le moindre fondement rationnel. En conséquence, l’exigence de paix ne peut s’imposer qu’à l’encontre de l’exigence de justice, comme de toute légitimation rationnelle. Pascal destitue ainsi la pensée rationaliste du droit naturel, en montrant comment c’est l’irrationalité même du politique qui le rend raisonnable. Le droit positif, fondé sur une tradition issue de la violence et de la domination, devient paradoxalement source de pacification. Mais il ne peut le demeurer que dans la mesure où il n’interroge pas ses origines et n’en réactive pas aux yeux de tous l’illégitimité, qui doit demeurer tacite. L’argumentaire, établi après l’épisode de révolte de la Fronde qui a précédé la prise du pouvoir absolu par Louis XIV, est clairement contre-révolutionnaire. Mais il n’est pas pour autant légitimant pour l’ordre établi, auquel le respect n’est dû que pour des raisons purement fonctionnelles, et nullement morales ou symboliques.
Pascal, qui affiche son antirationalisme, n’est clairement pas un humaniste, et son mysticisme affirmé va de pair avec un double concept de la « misère de l’homme sans Dieu » : celle du renoncement aussi bien à l’ambition rationnelle qu’à l’exigence de justice. Il est aussi étranger au concept de théologie rationnelle qu’à celui de « guerre juste », tels qu’ils étaient défendus de pair par Thomas d’Aquin, dans la mouvance corrélée des croisades et de l’Inquisition, ces premières formes de l’internationalisme médiéval qui anticipaient les processus de globalisation.

2. Du soin des blessés à la protection des victimes

Une première forme de droit humanitaire s’impose dans la ligne d’un effort de légitimation, comme possibilité accordée de secours aux blessés sur les champs de bataille. Trouvant son origine dans l’expérience de la bataille de Solférino en 1859, elle est corrélative d’un double contexte : celui de la montée en puissance de l’armement militaire, et celui de la présence, comme témoins impuissants, des habitants de la région qui accueillent les blessés chez eux. Quelque chose se fait jour de l’ordre d’un effet de choc et d’une volonté de solidarité, se cristallisant par la médiation et l’effet de médiatisation d’un homme d’affaires protestant genevois. Sur ce territoire de Lombardie, où une coalition franco-italienne attaque l’armée autrichienne, les secours organisés par l’armée sont clairement insuffisants pour répondre aux besoins. On organise le massacre, mais pas son Service Après Vente, et encore moins la gestion des épidémies qui lui sont consécutives. Henry Dunant est venu dans ce Nord de l’Italie, pour tenter de régler ses affaires en Algérie (en phase de colonisation française depuis 1830), par une audience avec Napoléon III, présent sur place. C’est à son retour en Suisse qu’il fondera la Croix-Rouge et sera l’un des artisans de la Première Convention de Genève en 1864.
Clairement, le régime colonial ultra-violent de l’Algérie, dont Dunant est témoin (et acteur en tant que commerçant) ne l’affecte pas autant que les souffrances du continent européen. Il y a donc bien là, dès l’origine, deux modalités de l’humanité. C’est seulement dans la deuxième moitié du XXème siècle que, la décolonisation ayant produit un ordre post-colonial, le focus des batailles se déplacera massivement des régions européennes et nord-américaines vers les territoires africains, latino-américains ou du Sud-Est asiatique, dans un rapport non plus de solidarité avec les soldats blessés, mais d’aide et d’assistance aux populations civiles. Ce que dit la mutation des Conventions de Genève qui, en 1949, après la Deuxième Guerre mondiale, s’appliquent encore au sort « des blessés, des malades et des naufragés des forces armées », alors que celles de 1977 seront relatives à la « protection des victimes des conflits armés internationaux ».

3. Le double langage du déplacement

Or, près d’un siècle après Solférino, l’année 1948 met au jour une nouvelle problématique. De la Shoah, durant laquelle la Croix-Rouge, précisément liée par le principe de neutralité, s’est trouvée impuissante face aux camps de la mort et à l’extermination infligée aux Juifs d’Europe par le triomphe des armées nazies, on est passé à la Nakba, infligée aux Palestiniens par les rescapés juifs et leurs descendants, créant, avec le plein accord de l’ONU, l’État d’Israël en chassant les habitants palestiniens des territoires attribués au nouvel État. C’est l’origine des premiers camps de réfugiés pris en charge par l’ONU. On est passé d’une problématique spécifique de la protection des civils en temps de guerre à une problématique beaucoup plus large des « personnes déplacées ». Hannah Arendt, qui en voit déjà l’origine dans ce qu’elle appelle « l’explosion des nations européennes » à la suite de la Première Guerre mondiale, décrit ainsi ce changement de paradigme :

Avant que la politique totalitaire n’attaque sciemment et ne détruise en partie la structure même de la civilisation européenne, l’explosion de 1914 et ses graves séquelles d’instabilité avaient suffisamment ébranlé la façade du système politique de l’Europe pour mettre à nu les secrets de sa charpente. Ainsi se dévoilèrent aux yeux de tous les souffrances d’un nombre croissant d’êtres humains, à qui les règles du monde environnant cessaient soudain de s’appliquer. C’était précisément le semblant de stabilité du reste du monde qui faisait apparaître chacun de ces groupes, loin de la protection de ses frontières, comme une exception malheureuse à une règle au demeurant saine et normale .

Mais elle ajoute :

Aucun paradoxe de la politique contemporaine ne dégage une ironie plus poignante que ce fossé entre les efforts des idéalistes bien intentionnés, qui s’entêtent à considérer comme « inaliénables » ces droits humains dont ne jouissent que les citoyens des pays les plus prospères et les plus civilisés, et la situation des sans-droit. Leur situation s’est détériorée tout aussi obstinément, jusqu’à ce que le camp d’internement – qui était avant la Seconde Guerre mondiale l’exception plutôt que la règle pour les apatrides – soit devenu la solution de routine au problème de la domiciliation des « personnes déplacées ». Même la terminologie appliquée aux apatrides s’est détériorée. Le terme d’« apatride » reconnaissait au moins le fait que ces personnes avaient perdu la protection de leur gouvernement, et que seuls des accords internationaux pouvaient sauvegarder leur statut juridique. L’appellation postérieure à la guerre « personnes déplacées », a été inventée au cours de la guerre dans le but précis de liquider une fois pour toutes l’apatridie en ignorant son existence .

Cette problématique du « déplacement » crée ainsi des espaces qui se définissent par le fait que nul ne peut plus désormais y avoir sa place. De l’explosion de l’Europe autour de 1914, on est passé à un dynamitage des territoires après la Deuxième Guerre mondiale, puis à la centrifugeuse constituée par les configurations actuelles de la globalisation issues de la chute des blocs. Les dénominations octroyées par les systèmes de gouvernementalité qui la promeuvent finissent par faire du déplacement la norme de la plupart des existences humaines : exode rural, fuite devant la guerre, la pollution des terres, le réchauffement climatique, l’assèchement, la terreur policière, déportations, délocalisations, expatriations forcées, abolissent l’espace clairement défini de la vie sociale et de la décision collective au profit de l’indétermination de zones sans statut politique, où les corps sont stockés dans les dispositifs sans limite de ce que l’anthropologue Michel Agier nomme « l’encampement ». La parution, en 2014, de l’ouvrage Un Monde de camps, qu’il coordonne avec Clara Lecadet, en offre un aperçu. Il est la stricte résultante de cet instant emblématique de 1948 où l’Organisation des Nations Unies, créée en 1945 sur l’échec de la Société des Nations, met au point le double langage de sa propre politique en adoptant le plan de partage de la Palestine qui va permettre la création de l’État d’Israël. Créer de toutes pièces un État sur l’expulsion de ceux qui en habitent réellement le territoire, c’est produire, au nom de l’institution d’un espace politique, la destitution de toute appartenance possible et de toute vie sociale, pour ceux qui n’en seront désormais plus que les déplacés.
C’est précisément cette institution du déplacement comme norme de la décision internationale qui va transformer la vie sociale non plus en organisation politique, mais en système de « regroupement ». Les regroupés n’y sont nullement unis par la juridiction autonome et souveraine d’un contrat social dont ils seraient les acteurs et les décideurs, mais au contraire par l’hétéronomie radicale de décisions qui leur échappent de part en part, parce qu’elles appartiennent à des juridictions internationales qu’aucun d’entre eux n’a mandatées.
L’essence de l’humanitaire s’est ainsi transférée de la nécessité de soigner telle que la définissaient les premières Conventions de Genève à la volonté de neutraliser toute vie politique, au profit d’une sorte de vie socialement végétative, réduite à l’état non plus de sujet de droit, mais d’une « bienveillance » pastorale : celle, comme le dit Foucault, que le berger accorde à son troupeau.
Si Kant, créant à la fin du XVIIIème siècle, le concept de « Société des Nations », l’inscrivait dans le contexte d’une « ère des Lumières » elle-même définie comme la sortie des peuples de l’état de minorité et de tutelle, alors il est clair que ce « monde de camps » fait rebasculer les sujets de droit vers l’assujettissement et la tutelle.

4. Espaces d’exception et vulnérabilité

Ainsi prend tout son sens un texte que Michel Agier avait publié en 2004 dans le n° 627 de la revue Les temps modernes consacré à l’humanitaire :

Le nom de réfugié désigne le comble de la citoyenneté niée. Niée, d’une part, dans le double traitement, policier et humanitaire, des populations indésirables, transformées en des hordes de sans-lieux : à différentes échelles, les épisodes récents concernant le centre de la Croix-Rouge de Sangatte dans le Nord de la France, (…) ou encore la pérennisation d’un vide juridique concernant les six cents détenus du camp de Guantanamo, ont tous montré l’instauration au plan mondial d’un ensemble d’espaces et de régimes d’exception. La chasse aux indésirables du système mondial semble bien ouverte, et l’après-11 septembre a décomplexé les adeptes de leur mise à l’écart .

Les « espaces d’exception » que sont les camps, devenues normes du traitement des réfugiés vont de pair avec la production même de ces réfugiés par les décisions internationales, qui ignorent non seulement leurs droits, mais la légitimité de leur position d’acteurs de l’histoire. Et si l’on a souvent pointé les collusions entre l’humanitaire et le militaire , Agier insiste ici non pas sur la collusion, mais sur l’authentique corrélation entre humanitaire et policier, en établissant le parallèle ente le camp de réfugiés de Sangatte et le camp de détenus de Guantanamo. Le sécuritaire apparaît bel et bien ici lié à l’impossibilité que des sujets acceptent de plein gré le sort qui leur est fait, d’être réduits à la passivité politique par le fait même du statut d’assistés qui leur a été très intentionnellement imparti. Car l’assistanat n’est pas un effet de l’humanitaire, mais véritablement sa raison d’être, dans les configurations spécifiques qui sont celles du XXème et du XXIème siècle, sur la question des réfugiés.
C’est dans cette mesure même que prend tout à coup une ampleur inédite le concept même de victime, concept passif par excellence du devenir de l’humanité. Celui qui subit peut alors bel et bien se plaindre, et non plus revendiquer, et le dispositif de la plainte permet d’annuler celui de la revendication. Accéder au statut de réfugié, ce sera donc d’abord et avant tout faire valoir sa vulnérabilité :

Les vulnérables comme les misérables et toutes les victimes absolues ne forment pas un sujet de parole. Leur droit humain référé aux identités victimaires est un non-droit politique. (…) Si « nous » sommes ainsi atteints par la ségrégation sécuritaire-humanitaire mondiale autant que les populations réfugiées, (…) c’est que se mondialise l’échelle de la « solidarité organique » dont Durkheim faisait le moteur du fonctionnement social. En ce sens, nous sommes bien solidaires des réfugiés, où qu’ils se trouvent. Il y a une urgence intellectuelle à découvrir les conséquences politiques de cette solidarité de destin .

Or cette assignation à la vulnérabilité est particulièrement stigmatisée par les demandeurs d’asile et réfugiés qui revendiquent un droit à prendre place dans l’espace public et la décision politique des sociétés où ils ne demandent qu’à prendre les responsabilités qu’on leur refuse.
Au mois de février dernier, dans l’île de Lesbos, un groupe d’exilés, sur la périphérie du sinistre camp de Moria, disait avec un redoutable humour les apories de ce concept humanitaire de « vulnérabilité » :

Vous traversez quelque chose comme la mer, vous prenez tous les risques, et on vous dit à l’arrivée que pour avoir des droits, il faut être « vulnérable ». Tu es dans la mer, au milieu de nulle part, dans une espèce de pompé, de bateau gonflable, c’est traumatisant. Et ici, c’est encore pire. Dans notre pays, personne n’envisagerait d’entrer dans la mer. En Europe, on dit qu’on veut des travailleurs, mais on nous oblige à être malades. Ou peut-être il faut être fous, et aller voir un psychiatre. Ici, si on n’a pas une plaie infectée, si on n’est pas vulnérable, on est obligé d’être fou. Ils veulent des malades, des fous, des disjonctés. On arrive avec de l’eau dans le zodiaque, et il faut des cicatrices pour prouver qu’on est malades … mais ils vont nous rendre tous fous .

Ainsi, c’est véritablement d’une absurdité du régime humanitaire qu’atteste l’expérience des réfugiés. Mais cet apitoiement de commande qu’ils condamnent, et qui vise à neutraliser la volonté politique, va clairement de pair avec ce qui aurait dû pourtant le contredire : une gestion policière de l’encampement.
En atteste, à Lesbos, l’antagonisme radical entre le camp de Moria, géré par le gouvernement grec avec le soutien des organisations internationales et du HCR, et le camp de Pikpa, autogéré par une association issue des No-Border avec les réfugiés. Une des responsables de ce dernier nous en parle, évoquant d’abord le camp de Moria :

Ils sont enfermés dans des conditions terribles. Quand on parle réfugiés, on parle détenus. Depuis longtemps, ils sont systématiquement détenus, séparés, dans une ségrégation complète de la société. Il n’y a pas de visibilité de ce qu’on leur fait et les conditions sont effroyables. C’est la situation en Grèce depuis des années : violation des droits, absence de droit s’asile, absence de services pour les demandeurs d’asile. Il n’y a que police, rétention, déportation. Depuis 2001, l’île était toujours un lieu de passage. En 2002-2003, ça a augmenté, et on a eu quelques lieux de détention qui étaient terribles : des prisons militaires reconverties pour réfugiés. En 2006-2007, la Préfecture a loué un bâtiment, et ils ont fait un centre, à 3 km de Mytilène. Personne n’y avait accès. En 2007, il y a eu un mouvement d’activistes contre ces conditions d’isolement .

Et elle évoque ainsi la volonté collective de création du camp alternatif de Pikpa :

C’était un acte de résistance politique : le premier camp ouvert, pour les réfugiés, dans toute la Grèce. L’idée est de donner un support aux actions de solidarité entre Grecs et migrants. Il fallait donc un lieu ouvert, sans la présence de la police. Mais ça réclamait la participation de la société locale. Il n’y avait pas de budget, pas de nourriture. Le lieu était abandonné. C’était un camp de vacances pour les enfants, qui avait été fermé. Au début, c’était impossible : les autorités ont refusé, car il était impossible pour eux qu’il y ait des réfugiés sans la présence de la police .

5. ONG et OIG dans le traitement pastoral de la ségrégation

Ce qu’Agier appelle la « ségrégation sécuritaire-humanitaire mondiale », provoque aussi des mouvements de protestation dans les camps officiels, et c’est le Haut Commissariat aux Réfugiés, réputé protecteur, qui fait appel à la police pour les réprimer violemment. Mais, d’abord réservée aux populations réputées « subalternes », cette gestion devient progressivement le lot commun de tous, par la précarisation de l’emploi, tout comme par le montée en puissance récente de l’injonction sécuritaire, et de l’arbitraire policier et judiciaire qui en découle.
Au tournant des années quatre-vingt-dix, déjà, s’était posée la question, inédite jusque là, de la nécessité d’user des organisations humanitaires y compris sur les territoires d’origine des associations. C'est-à-dire de considérer des citoyens, par définition associés aux décisions des politiques publiques, comme relevant d’un régime pastoral de l’assistance et de l’aide humanitaire. Cette contradiction profonde du politique avait conduit plusieurs membres de ces associations à se placer non pas en position de substituts des devoirs de l’État, mais en position de lobbying à l’égard de celui-ci pour en obtenir une extension des droits. C’est dans cette configuration que la Mission France de Médecins sans Frontières, sous l’égide de Noëlle Lasne, avait obtenu du gouvernement français la création de la Couverture Maladie Universelle. Et une telle exigence n’avait pas été sans tensions, conflits et ruptures au sein de ces associations elles-mêmes, entre des lignes politiques fondamentalement divergentes. Le constat dressé par Michel Agier dès 2004 montre que ce n’est pas cette ligne revendicatrice qui a prévalu au sein du mouvement humanitaire, mais bien plutôt celle qu’imposent les OIG (Organisations Inter-Gouvernementales) aux ONG (Organisations Non Gouvernementales) pour obtenir l’orientation pastorale de passification (comme assignation à la passivité) qui caractérise le traitement infligé aux déplacés.

L’argument humanitaire ne peut donc plus être considéré autrement que comme un mode de gestion des populations qui, s’il produit à la marge des effets protecteurs, produit au contraire massivement des effets de déréliction du politique et de dégradation de l’espace social. En ce sens, l’aide n’est plus considérée, par nombre des volontaires qui la prennent en charge, comme un devoir moral d’assistance, mais comme une exigence politique de solidarité. La conviction devient alors que ce qui attaque les droits des réfugiés comme de tous les « subalternes » n’est rien d’autre que ce qui attaque les droit de tous, dans la béance qui s’ouvre de plus en plus largement, comme l’écrit le philosophe Grégoire Chamayou, entre les sociétés et leurs propres gouvernements .
La question qui se pose désormais de façon réitérée est « Qui est NOUS ? ». Et elle nous conduit à comprendre que si nous devons combattre le sort fait aux victimes de l’humanitaire, c’est pour défendre une idée du politique qui nous inclut dans l’action qu’ils veulent assumer sur leur propre devenir, et en exclut les modes de gouvernementalité visant à leur assujettissement.