HABITER L'INHABITABLE


Pratiques n°45, "Le confort au cœur du soin", avril 2009

"Moi qui croyais avoir trouvé un coin tranquille, voilà que des hommes en bleu de chauffe envahissent la pièce, apportant des marmites de ratatouille dans un grand tintamarre de fer-blanc, et le personnel soignant s'installe aux tables de bois pour déjeuner. Il n'est que midi, et je me mets en quête d'un autre refuge." (1)

Ce matin du mercredi 11 août 1943, Etty Hillesum aura "noirci cette page en dix endroits différents" du camp de Westerbork, où il n'y a pas une place pour écrire. Le 7 septembre, sa carte jetée d'un wagon, retrouvée et postée par des paysans, arrivera à sa destinataire quand le train aura déjà atteint Auschwitz. Etty Hillesum y mourra le 30 novembre. En trois mois, elle sera passée du camp de transit de Westerbork, où l'on ne tue pas, mais où il n'y a tout simplement pas de lieu pour se poser, à la fumée des crématoires.
C'est ce raccourci meurtrier qu'il faut avoir en tête lorsqu'il est question du confort : un lieu de vie qui n'est qu'un lieu de survie est déjà, potentiellement, un lieu de mort. Et là où n'est pas donné l'espace de l'habitable, n'est tout simplement pas donnée la reconnaissance de l'humain.

1. L'adaptation du milieu au sujet

Le préfixe "cum" ("avec" en latin), sur lequel se construit la notion de confort, nous dit cela : il n'y est question que de lien, de relation, d'appartenance, de tout ce qui inscrit le sujet dans la coexistence avec un milieu. De ce point de vue, la notion de confort est strictement culturelle, parce qu'elle inverse le processus de l'adaptation : là où l'adaptation biologique définit les modalités de transformation du vivant en vue de sa conformité au milieu, le confort définit les modalités de transformation du milieu en vue de son adaptation au sujet. Il y a confort dans la mesure où le milieu se fait accueillant, hospitalier, intégrateur. C'est pourquoi, là où l'adaptation biologique a pour finalité la survie de l'espèce, le confort a pour finalité un au-delà de la survie biologique, la vie proprement humaine de personnes singulières.
En ce sens, la réponse aux besoins organiques y est aussi vitale que la réponse aux désirs esthétiques. Ou, comme l'écrivait au XVIIème siècle Spinoza :

"En quoi convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? (…) Il est d'un homme sage de faire servir à la réfection et à la réparation de ses forces (…) les parfums, l'agrément des plantes verdoyantes, la parure, la musique." (2)

Que les parfums ou la musique puissent servir à la "réparation des forces", nous dit précisément cette fonction vitale du confort, par laquelle la puissance roborative de l'esthétique est équivalente à celle de l'alimentation. C'est pour cela même que la mélancolie est aussi destructrice que la faim. Ou, comme le disait récemment un médecin d'un bourg de 6000 habitants, d'une personne âgée soumise à la fermeture des hôpitaux de proximité :

"S'il se fait hospitaliser à Dijon, il aura une espérance de vie diminuée par une moindre visite de ses proches." (3)

Cette adaptation du milieu au sujet est précisément ce que doit viser l'institution pour ne pas être meurtrière. Et c'est d'abord de l'institution, et non pas de ses membres pris individuellement, qu'il faut attendre une telle exigence. Là où les restrictions budgétaires poussent à la suppression des postes, à la fermeture des services, à la diminution des moyens, ce ne sont pas seulement les conditions d'une sécurité matérielle qui sont menacées, mais les conditions mêmes de la disponibilité mentale et psychologique des personnels médicaux et paramédicaux qui sont détruites. Un médecin d'un hôpital de Tokyo réagit ainsi à la fermeture de 250 service d'urgence en cinq ans au Japon :

"Les budgets coupés et les quotas instaurés au cours des dernières années dans notre système de santé ont des effets désastreux. La vérité est qu'au final, les gens que nous sommes censés soigner meurent." (4)

2. L'industrialisation du soin

Ce qui se profile derrière ce constat désespéré, c'est aussi le discrédit jeté par des soignants sur leur propre travail, le vécu au quotidien d'une pression physique et morale intense, la conviction intime et glaçante de devoir travailler comme des bouchers dans un abattoir.
Plus s'affirme une finalité économique du secteur de la santé, plus s'impose une industrialisation du soin qui met les patients en batterie comme des poulets, et les gère comme du bétail humain. Et le premier symptôme de cette gestion bétaillère est précisément la disparition de l'exigence de confort comme exigence fondamentale.
Cette exigence ne se traduit pas seulement dans les termes concrets du choix de mobilier ou de l'environnement sonore, visuel et olfactif, mais de manière indissociable dans la dimension psychologique du réconfort, s'il est vrai, comme le disait Spinoza, que la dimension mentale de notre existence est inscrite dans le corps, partie prenante de la corporéité. Mais, pour cette raison même, ce réconfort attentionné requiert lui aussi des conditions matérielles : le temps, la disponibilité qu'il faut pour être attentif non seulement à faire du bien, mais même simplement à ne pas brutaliser, nécessitent du personnel, des postes, de l'espace. Le temps de l'écoute, comme partie indispensable du temps de soin, est un temps qui nécessairement se paie, et ne doit en ce sens pas faire l'objet d'une simple incantation humaniste, mais d'abord d'une politique budgétaire. Et c'est aux conditions de cette politique que peut se donner la possibilité d'un réconfort.

3. La discrimination comme politique de santé

L'optique étroitement gestionnaire que suppose l'industrialisation des dispositifs de santé n'a en ce sens rien de rationnel : on ne peut taxer de "rationalisation" une politique qui refuse de prendre en compte la réalité même de l'acte de soin. C'est par l'effet de ce dispositif radicalement irrationnel, que le confort cesse d'être un droit pour devenir un privilège : non plus l'exigence constitutive d'un politique de santé, mais la faveur accordée à une élite.
Or, dès que le confort n'est plus un droit, c'est la discrimination sociale qui tient lieu de politique de santé. Car le corps affecté par la maladie ne connaît pas la neutralité ; et en ce sens, réserver les conditions du réconfort à une caste économiquement privilégiée, c'est renvoyer le reste de la population aux conditions explicites de l'inconfort : aux chambres sinistres, aux repas insipides, au personnel insuffisant et survolté. C'est-à-dire, dans la position de faiblesse où se trouve un sujet malade, aux conditions du désespoir.
Payez un dépassement d'honoraires, et vous serez bien traité ; un dessous de table, et vous serez bien opéré ; un supplément, et vous serez bien nourri ; une chambre en service privé, et vous serez bien entouré ; une consultation en secteur privé, et vous serez soigné à temps. Est-ce à dire que la norme du soin est d'être mal traité, mal opéré, mal nourri, mal entouré, soigné trop tard ? Est-ce à dire, comme l'annonçait ce médecin japonais, que la norme du soin est de laisser mourir les patients ? C'est exactement à ce résultat qu'aboutit le placement du confort sous le régime de l'exception.
Placé sous le régime de l'exception, le confort est ainsi, par un véritable tour de passe-passe, identifié au luxe. Ce qui est tout simplement nécessaire à une vie proprement humaine devient du superflu, et de ce fait même l'apanage d'une catégorie financière.

4. Le discrédit jeté sur le confort

C'est par ce tour de passe-passe qu'a été imposé le déremboursement des "médicaments de confort". Le Petit Robert donne à cette locution le sens suivant : "qui permet de mieux supporter le mal, mais qui ne soigne pas". Le médicament "de confort" est donc celui qui ne traite pas la cause de la maladie, mais ses effets, ou, pour ce qui concerne par exemple le cancer, les effets mêmes du traitement étiologique. Leur donner la qualification de "confort" laisse implicitement entendre que l'attente de leur remboursement signifierait de la part du patient une sorte d'abus, d'atteinte par caprice à l'équilibre de la sécurité sociale. Le médicament de confort serait un luxe pour le patient, qui coûterait cher aux finances publiques. Et provoquer son déremboursement entrerait dans le cadre bien compris d'une chasse aux abus, d'une politique d'assainissement non seulement budgétaire, mais quasiment moral.
La dénonciation du luxe, la valorisation de l'ascétisme, n'ont cessé d'être revendiquées d'abord par les philosophies héllénistiques de l'Antiquité gréco-romaine, puis par les philosophies issues de la modernité protestante (celle de Rousseau en particulier). Dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, Rousseau dénonce le luxe de l'état de civilisation dans la mesure même où il provoque la misère et produit ce qu'il appelle "l'inégalité morale ou politique", qu'il définit ainsi :

"Celle-ci consiste dans les différents privilèges, dont quelques uns jouissent, au préjudice des autres, comme d'être plus riches, plus honorés, plus puissants qu'eux, ou même de s'en faire obéir." (5)

Mais que signifierait une telle préoccupation d'ascétisme et de rigueur, si elle conduisait au contraire à aggraver les inégalités devant la maladie ? C'est exactement ce dévoiement de l'intention ascétique que produisent les politiques prétendues d'assainissement budgétaire, puisqu'elles ne restreignent les budgets publics qu'en favorisant l'émergence des secteurs privés, sur le plan hospitalier ou pharmaceutique comme sur le plan assurantiel.
Et c'est précisément à cette perversion du sens qu'est utilisée l'ambivalence du terme de "confort", qui dans l'inconscient collectif demeure marqué par les connotations péjoratives liées à l'idée de luxe, de surplus, ou même de décadence, d'amollisement, de perte de dynamique. On parlera ainsi avec mépris du "confort bourgeois", de cette sorte d'autosatisfaction conformiste, sociale et intellectuelle, que Flaubert dénonçait dans le Dictionnaire des idées reçues de son Bouvard et Pécuchet. On se représentera les caricatures de Daumier, celles d'une bourgeoisie louis-philipparde qui avait renié les idéaux de la révolution. Ou ces peintures d'intérieurs cossus du XIXème siècle, ourlés de tentures et de nappes damassées, où la vie paraît étouffer sous les coussins et les brocarts.

5. Les exigences socialisantes d'un monde commun

Il faudra alors, pour extirper la notion de confort de cet ensevelissement d'un luxe lénifiant, retrouver non plus seulement le préfixe, mais la racine. Celle qui désigne la force et nous renvoie à l'idée d'un milieu susceptible, comme le disait Spinoza, de "réparer les forces", de rendre au sujet sa puissance, de le restaurer dans sa vitalité. Et l'on sait bien qu'une telle restauration n'est pas seulement technologiquement, mais aussi socialement conditionnée ; c'est-à-dire, d'abord et avant tout, socialisante. Tenir un sujet hors des exigences du confort, c'est donc le tenir hors du monde social, hors de ce qu'Hannah Arendt appelait "le monde commun", lié à la fois à la production technique des objets et aux relations entre les hommes :

" Vivre ensemble dans le monde : c'est dire essentiellement qu'un monde d'objets se tient entre ceux qui l'ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s'assoient autour d'elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes." (6)

Cet entre-deux est précisément le milieu humain, le monde d'objets produit par l'homme qui crée les conditions de la relation entre les hommes. Il sépare les hommes au sens où il permet à chacun de se reprédenter comme singulier ; il les relie au sens où il leur permet de se reconnaître comme participant au même monde. De ce point de vue, les mouvements de la mode, ceux de l'architecture, ceux du design, ne prennent pas leur sens dans les officines décadentes de l'industrie du luxe, mais dans l'ameublement, les objets ou vêtements du quotidien dans lesquels chacun d'entre nous peut se reconnaître et se sentir bien, s'identifier comme personne et marquer les signes de son appartenance.

6. L'intime et le familier

Quand ces signes ne peuvent plus être marqués, le lieu où l'on habite est devenu tout simplement inhabitable, et le monde où l'on vit invivable : c'est précisément dans le confort que réside toute la dimension symbolique de l'existence, ce qui sépare le monde humain de l'animalité originelle. Ce qui sépare aussi le familier de l'hostile. Dans son essai de 1919 L'Inquiétante étrangeté, Freud fait une analyse du mot allemand "heimlich" :

"Cela nous rappelle plus généralement que terme de heimlich n'est pas univoque, mais qu'il appartient à deux ensembles de représentation qui, sans être opposés, n'en sont pas moins fortement étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé." (7)

Est "heimlich" ce qui fait que l'on peut se sentir chez soi, dans un milieu accueillant. Mais est "heimlich" aussi ce qui de soi ressortit à l'intimité, ce qui doit être protégé dans l'intériorité d'un sujet, et n'a pas à être exposé. Ce qui, comme le dira plus tard Foucault, n'a pas à susciter l'aveu. C'est dire que le confort est précisément cela même qui nous permet de préserver notre intimité. Et qu'offrir à un patient les conditions du confort, c'est lui permettre de ne pas être surexposé à la brutalité de l'intrusion médicale, et de pouvoir se reconnaître comme sujet de soin plutôt que comme objet d'investigation. Et Freud ajoute :

"Serait unheimlich tout ce qui devait rester un secret, dans l'ombre, et qui en est sorti" (8)

Le refus du confort n'est ainsi rien d'autre qu'un viol de l'intimité, qui rend le monde "unheimlich", hostile, et expose le sujet à l'agression des choses.

Cette exposition à l'agression des choses, qui définit la précarité, est la règle pour la majorité des territoires mondiaux. Elle est en train, sous les coups de butoir des atteintes à l'espace public, de devenir la règle sur les territoires qui prétendaient jusqu'ici garantir le droit, dans le mouvement même par lequel ceux-ci stigmatisent les aléas migratoires. C'est bien pourquoi le traitement des déplacés, les situations de brutalité délibérée qu'on leur fait vivre, ne sont pas la rançon, mais au contraire le modèle, de ce que les Etats mondialisés s'apprêtent à infliger à leur propre population : le renoncement à la protection.
C'est de cet enjeu qu'est porteur le discrédit jeté sur l'exigence, humaine et radicalement socialisante, du confort.

Notes:
1. Etty Hillesum, Une Vie bouleversée, suivi de Lettres de Westerbork, Seuil, 1995, p. 313
2. Spinoza, Ethique, Garnier-Flammarion, 1965, p. 263
3. Libération, Mercredi 11 février 2009, série "L'hôpital au scanner" (2/5), p.14
4. Ibid., "Les hôpitaux nippons en plein chaos", p. 10
5. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Garnier-Flammarion, 1971, p. 157
6. Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, Pocket Agora, 1994, p. 94
7. Freud, L'inquiétante étrangeté, Folio Essais, Gallimard, 1985, p. 221
8. Ibid., p. 222

© Christiane Vollaire