Être poussé à l’exil, subir l’enfermement


Pour la rencontre Éclairer le présent : traces d’exil, racines de création
Parc culturel de Rentilly - 3 décembre 2015
---------------------------------------------------
Dans le dernier chapitre de L’Impérialisme, deuxième tome des Origines du totalitarisme (après Sur l’antisémitisme et avant Le système totalitaire), Hannah Arendt écrit en 1951 :

Aucun paradoxe de la politique contemporaine ne dégage une ironie plus poignante que ce fossé entre les efforts des idéalistes bien intentionnés, qui s’entêtent à considérer comme « inaliénables » ces droits humains dont ne jouissent que les citoyens des pays les lus prospères et les plus civilisés, et la situation des sans-droit. Leur situation s’est détériorée tout aussi obstinément, jusqu’à ce que le camp d’internement – qui était avant la Seconde Guerre mondiale l’exception plutôt que la règle pour les apatrides – soit devenu la solution de routine au problème de la domiciliation des « personnes déplacées ».

Cette ironie poignante, vécue par Arendt moins de dix ans plus tôt, lorsqu’elle fuyait le nazisme envahissant le territoire français sur lequel elle s’était réfugiée, est au cœur du monde contemporain. Et l’on peut lire son parcours à livre ouvert, dans l’histoire des migrations actuelles : celle d’un exil induit par la violence politique des territoires d’origine, et potentialisé par la violence juridique des territoires d’accueil (si ce mot peut avoir ici un autre sens que, précisément, celui de l’ironie).
Ce dont on veut parler ici, c’est d’un exil qui ne trouve pas son lieu d’accueil, mais se retrouve en quelque sorte puni d’une double peine : celle qui transforme l’aventure difficile du mouvement de l’exil en une assignation brutale à l’immobilité ; celle qui rabat le geste de liberté que constitue le départ, dans la brutalité de l’incarcération.

1. Une politique des camps pour les exilés

En mai 1940, alors qu’elle vit depuis sept ans à Paris où elle s’est réfugiée, Arendt, fuyant l'avancée éclair de la Wehrmacht en France, est internée par la police française au camp de Gurs, dans les Pyrénées, avec d'autres apatrides. S’étant enfuie, elle gagne Lisbonne, d’où elle embarquera pour les USA en mai 1941, par l’obtention illégale d’un visa d'entrée. À l'issue d'une traversée éprouvante, et dans une situation de dénuement, elle finira par y trouver un emploi d'aide à domicile. De l’errance à l’enfermement en camp, le parcours, qui a fini bien pour elle, en aura tué plus d’un, parmi lesquels son ami Walter Benjamin, enfermé au camp de Vernuche près de Nevers, avant de se suicider à la frontière espagnole à la suite du refus d’asile qui lui est opposé.
Le livre Un monde de camps, paru en 2014 sous la direction de l’anthropologue Michel Agier, met en évidence ce phénomène d’ « encampement du monde », parfaitement parallèle et corrélatif des chasses à l’homme dont il est l’un des modes :

Camps de réfugiés, camps de déplacés, campements de migrants, camps d’étrangers, zones d’attente pour personnes en instance, zones de transit, centres de rétention ou de détention administrtive, centres d’identification et d’expulsion, points de passage frontalier, centres d’accueil de demandeurs d’asile, centres d’accueil temporaire, villages de réfugiés, villages d’insertion de migrants, « ghettos », « jungles », foyers, maisons de migrants … ces mots, dont la liste s’allonge sans cesse, sont devenus depuis la fin des années 1990 chaque jour davantage présents dans l’actualité sociale, politique et médiatique de tous les pays. (…) Les camps sont en train de devenir l’une des composantes majeures de la « société mondiale », et le lieu de la vie quotidienne de dizaines de millions de personnes dans le monde.

Ce camp d’internement, devenu selon Arendt, « la solution de routine au problème de la domiciliation des personnes déplacées », est ce qui les assigne à cette position de « déplacement » qui empêche toute resocialisation dans le monde commun. Agier montrera qu’il y a bien une socialisation du camp, mais qu’elle ne peut justement se faire que sur le mode de la séparation, de la rupture avec l’espace public ; de quelque chose qui, au final, est véritablement mortifère et transforme la nécessité de l’exil en une contrainte absurde. N’offrant d’alternative à l’incarcération que celle de la ghettoïsation. Et la banalisation de cette alternative se lit dans l’invisibilisation même des bâtiments qui l’abritent. Une indifférenciation qui tient lieu de voile à la violence de la réalité. Le sociologue Marc Bernardot écrit, dans Camps d’étrangers :

La plupart des centres actuels ne se distinguent pas des autres bâtiments et s’intègrent dans le paysage architectural sans attirer l’attention. Les lieux de rétention ou de logement contraint sont disposés dans des chaînes hôtelières, des foyers de travailleurs, des locaux policiers ou des baraques de chantiers. Ils sont implantés dans des complexes urbains de fort trafic qui garantissent l’anonymat (gares, ports et aéroports, zones industrielles) ou dans des zones désertes et cela en fonction de leur place et de leur intégration dans un processus de gestion des flux.

2. Un vécu destructeur de l’enfermement

Le très beau film de la cinéaste Claire Angelini, La Guerre est proche, réalisé en 2011, montre ces espaces dégradés dans la continuité de leur occupation, sur les lieux du camp de Rivesaltes. Ayant servi d’abord à enfermer les Républicains espagnols qui fuyaient l’Espagne franquiste dans la seconde moitié des années trente, il servira ensuite de camp de transit pour les persécutés juifs et tziganes canalisés vers l’extermination ; puis, pendant et après la guerre d’Algérie, on y enfermera les harkis. Et c’est autour de ses espaces que se dressent actuellement les dispositifs d’un centre de rétention pour les migrants. Un même traitement punitif et dégradant pour des sujets qui n’ont commis aucun délit, mais que leur position de faiblesse expose aux abus et aux humiliations que potentialise l’enfermement concentrationnaire.
Actuellement, au Centre de Rétention Administrative de Bordeaux, le troisième numéro du Journal du CRA, MiCRAcosme, publié par la Cimade et paru en octobre 2015, nous éclaire sur le vécu quotidien de ces lieux, et la situation de terreur et de désespoir où l’on y assigne les demandeurs d’asile :

Tout a commencé au mois de juin, quand deux jeunes maghrébins ont avalé leur batterie de téléphone. Cet acte violent, qui révèle l’angoisse ressentie par les personnes qui risquent d’être expulsées, les met en danger. Si la pile explose, personne ne connait vraiment les conséquences, mais les différentes équipes médicales s’accordent à dire que le risque est vital. Deux heures, c’est le temps estimé d’intervention avant la mort.
Voilà pourquoi une personne qui a avalé sa batterie de téléphone ne peut plus être expulsée, tant que la batterie reste dans son corps. Cet été, cinq personnes retenues ont ainsi avalé leur batterie de téléphone.
Début août, un jeune algérien, père d’une enfant française de deux ans, a avalé sa batterie, avant de tenter de se pendre avec un drap au plafond du réfectoire du centre. Le cri dans le réfectoire de celui qui le trouve en train de passer à l’acte, le brouhaha de l’attroupement qui se forme autour de lui, gisant sur le sol en pleurs et hors de lui, au milieu des autres personnes retenues et du seul policier tentant en vain de le calmer lorsqu’il prend le fil de son chargeur de téléphone pour s’étrangler...

Que le téléphone, moyen de relation et de communication, seul fil qui relie des sujets à leurs proches et au monde extérieur dans le temps même où ils sont enfermés, puisse devenir un instrument de suicide par son fil ou par sa batterie, en dit long sur le dispositif de perversion qu’est l’enfermement de ceux qu’a si puissamment mobilisés la dynamique du départ qui les a poussés vers les dangers de l’exil.
Un Monde de camps, dont l’ambition n’est nullement exhaustive, et qui ne fait état ni des centres officiels de rétention parqués dans les aéroports et les zones portuaires, ni des espaces plus opaques encore, en souterrain des lieux de police et des préfectures, cible vingt-cinq lieux d’encampement, répandus à travers le monde, sur lesquels ses équipes de chercheurs ont pu ramener des éléments d’information.
Sept se situent en Europe : à Chypre, en Italie, en Grèce (à Patras), en Serbie (Subotica) et trois en France (à Sainte-Livrade, à Saint-Denis et à Calais). Cinq au Moyen-Orient : deux au Liban (dont Chatila), en Cisjordanie, en Syrie et au Qatar (là, c’est un camp d’enfermement pour les travailleurs destinés à la main d’œuvre des chantiers) ; deux en Afrique du Nord (en Algérie et au Maroc) et six en Afrique sub-saharienne (Zambie, Tanzanie, Bénin, Kénya, Soudan et Mali) ; trois en Asie (Pakistan, Thaïlande et Japon –dans la zone de Fukushima …) ; deux en Amérique (Haïti, Colombie).

3. L’accoutumance à la violence comme dressage des citoyens

Ce qu’on voudrait souligner ici, c’est que le processus d’enfermement, qu’il se traduise en termes d’incarcération ou d’encampement, ne signale pas seulement une brutalisation du monde et une gestion violente des populations migrantes à la fois discriminées et réduites à une indifférenciation. Mais ce mode de manipulation massifiante constitue par là même un véritable dressage des sujets, aussi bien des sujets en exil que des populations sédentaires amenées à être témoins, et par là même complices, à travers les institutions qui les représentent, de cette déshumanisation.
Le traitement infligé aux exilés constitue une véritable éducation à la violence (cette loi de la « jungle » qui qualifie les lieux de parcage, de survie précaire et de chasse à l’homme imposés aux migrants). C’est une accoutumance au non-droit, aux rapports de domination, aux comportements de soumission, aux mensonges imposés par le double langage institutionnel. C’est aussi une vie vouée à la suprématie de l’occulte : fuir, s’échapper, tomber dans les mains des mafias, vendre son corps en sous-mains, se cacher, mentir, mendier à la dérobade, s’attendre à la violence et la pratiquer pour s’y dérober, sont les modes de comportement qu’on exige de ceux qu’on réduit à la clandestinité, c'est-à-dire à la disparition de l’espace public.
Et ce dressage s’applique aussi aux sédentaires supposés être citoyens, lorsque la loi crée un délit de solidarité, sanctionnant ainsi l’aide aux personnes démunies. L’accoutumance à la violence infligée à l’autre, l’acceptation des rapports de soumission, l’aval accordé à la discrimination, sont autant de manières de nier la légitimité de l’exil, et de contribuer aux représentations banalisées de l’exilé comme sans-droit, participant ainsi de ce qu’Arendt appelait très clairement « banalité du mal ».
L’exil est ainsi devenu non pas seulement exil de son territoire d’origine, mais exil du monde : disparition de l’espace social, qui constitue, comme j’ai voulu le montrer en écrivant Le Milieu de nulle part, une forme très claire de l’extermination. Des hommes considérés comme « jetables », pour reprendre le titre d’un livre de Bertrand Ogilvie citant Hannah Arendt, deviennent cela même que le régime de la République islamique, avec la même violence, stigmatise en tant qu’impies comme « mobah » (indifféremment destructibles), ouvrant par là la possibilité et l’impunité de toutes les violences à leur encontre. Il s’agit, sur les territoires occidentaux, d’une véritable exposition à la violence du non-droit, par les pouvoirs publics de pays de droit.
Récemment, le contrôleur des lieux de privation de liberté a clairement dénoncé, à propos de l’encampement de Calais et des chasses à l’homme qui y sont menées par la police, un véritable déni de droit, que le Conseil Constitutionnel lui-même avait précédemment signalé.
Ainsi se vérifie l’analyse faite par Michel Foucault des processus de gouvernementalité : un « contrôle » qui s’oppose à l’idée même de protection ; une gestion « sécuritaire » qui contrevient à l’idée même de paix sociale.
Une telle perversion du droit et de la responsabilité politique se manifeste dans la politique du chiffre initiée par le concept absurde de « quotas ». Au regard de ses effets et des intérêts qu’il sert, il nous semble lié à ce qu’on peut appeler corruption : une gestion technocratique qui a pour effet, exposant un nombre grandissant de personnes à la clandestinité, de les livrer aux réseaux mafieux et aux trafics de toutes sortes dont ils vont être l’objet. Parmi lesquels les circuits du travail surexploité, pour lesquels les exilés démunis semblent constituer un véritable réservoir de main d’œuvre exploitable dans des conditions qui s’apparentent dans bien des cas à celles de l’esclavage moderne.

Cette exposition à la violence mafieuse, cette violence même des perversions du droit, la façon dont la gestion policière et carcérale des mouvements d’exil liés aux migrations est porteuse elle-même d’une surviolence, conduisent à questionner le sens même du mot « barbarie » : utilisé originellement, dans la langue grecque en particulier, pour désigner les étrangers, ne s’applique-t-il pas ici beaucoup plus opportunément aux décisions politiques qui s’appliquent à eux, et dans lesquelles aucune revendication de citoyenneté ne saurait se reconnaître ?
Une déclaration du Président d’Emmaüs France, publiée le 2 octobre 2015 à la sortie d’une réunion avec des représentants gouvernementaux, le disait en quelques mots :

Nous refuserons toujours de « trier » parmi ceux qui souffrent, périssent et meurent de faim. Emmaüs entre définitivement en guerre contre cette politique punitive, criminelle et destructrice.

Une telle déclaration fait écho à ce que disait Arendt du terme de « déplacés » pour désigner les exilés ayant, pour quelque raison que ce soit, fui leur patrie d’origine :

Même la terminologie appliquée aux apatrides s’est détériorée. Le terme d’« apatride » reconnaissait au moins le fait que ces personnes avaient perdu la protection de leur gouvernement, et que seuls des accords internationaux pouvaient sauvegarder leur statut juridique. L’appellation postérieure à la guerre « personnes déplacées », a été inventée au cours de la guerre dans le but précis de liquider une fois pour toutes l’apatridie en ignorant son existence. La non-reconnaissance de l’apatridie signifie toujours le rapatriement, c'est-à-dire la déportation vers un pays d’origine, qui soit refuse de reconnaître l’éventuel rapatrié comme citoyen, soit, au contraire, veut le faire rentrer à tout prix pour le punir.

Considérer un sujet comme « déplacé », c’est lui refuser une place dans le monde commun. Et ce refus, qui s’inscrit déjà dans une longue histoire du déni et de la destruction, on peut bien en effet le mettre au compte d’un comportement dont chacun devrait souhaiter qu’il lui demeure étranger : la barbarie.