ET POURTANT
Revue Lignes n° 36, février 2012, Pourquoi voter ?
Une môme de six ans, sur le chemin de l'école communale, tient la main de son père.
"Où on va ?
- On va voter.
- Pourquoi ?
- Pour savoir si on veut la paix ou la guerre.
- Y en a qui veulent la guerre ???"
On est le 8 avril 1962, lors du referendum de ratification des Accords d'Evian entre la France et l'Algérie, signés trois semaines plus tôt. Le referendum d'autodétermination aura lieu en Algérie neuf mois plus tard.
Et la même année, le 28 octobre, se déroulera le referendum sur l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, moment-clé des débuts de la Vème République.
Que la République gaullienne s'instaure (elle est déjà installée depuis quatre ans) par ce double geste nous met au cœur non seulement de son ambivalence politique, mais de l'ambivalence même du politique. Tandis que se montent les "réseaux Foccart", qui font de la "Françafrique" la pompe d'alimentation financière du pouvoir à partir des modalités mêmes de la décolonisation, s'organise dans le même temps le referendum qui doit avaliser la décision déjà prise de la "paix des braves".
Tandis que le "peuple français" est amené à manifester sa souveraineté par l'élection du Président de la République au suffrage universel, se mettent en place sur les territoires décolonisés toutes les modalités de l'impossibilité d'accéder à un régime démocratique. L'armée française, comme l'armée belge, comme les armées, officielles ou non, des ex-puissances coloniales, détruit tous les ferments d'une authentique démocratisation, en favorisant l'élimination des dirigeants éclairés au profit de soudards à sa solde. Et c'est précisément cette élimination armée qui va permettre l'alimentation économique des partis civils sur le territoire français.
Si un tel constat n'y suffisait pas, le simple tournis que donne la ridicule valse-hésitation des "sondages d'opinion" pourrait déraciner ce qui fonde l'argument électoral. Le nombre fait-il le vrai, et une majorité manipulable à merci par le rouleau compresseur médiatique a-t-elle nécessairement raison ? La justice ne demeure-t-elle pas une revendication minoritaire ? Le NSDAP n'a-t-il pas été porté au pouvoir, dans l'Allemagne de 1933, par une majorité électorale? Et le système destructeur du lien social qu'on voit établi actuellement dans tous les pays occidentaux et dans tous les régimes prétendument démocratiques n'est-il pas le produit du suffrage universel ?
Les processus électoraux, actuellement en cours ou déjà achevés, dans les pays du Maghreb, permettent la montée au pouvoir de théocraties. Et ceux qui se déroulent dans les pays dits du Nord ne mettent en place que des ploutocraties, dans lesquelles ce que Rousseau appelait "la volonté générale" a perdu tout contenu. Dans l'Italie infiltrée par les mafias, ce qu'on appelle "corruption" est devenu non pas une rupture, mais le cœur même de l'activité politique, réduisant au silence toute alternative et produisant cette métaphore de l'impuissance qu'est le dernier film vaticaniste de Nanni Moretti. Et de fait, le système électoral favorise à l'évidence la montée au pouvoir d'une véritable caste politique dont les représentants défendent aussi âprement leurs intérêts financiers, qu'ils lancent ardemment au peuple leurs appels civiques à "l'austérité".
De quelque côté qu'on la prenne, la question "Pourquoi voter ?" pourrait donc ne se résoudre que dans la formule du Bartleby de Melville I would prefer not to. Et l'exigence démocratique se dissoudrait ainsi en une forme de théologie négative, définissant la souveraineté populaire par tout ce qu'elle n'est pas et ne pourra jamais être. Car au fait qu'est-elle, si elle n'est ni une majorité, ni l'expression d'une voix, ni la possibilité d'une décision ?
Si la représentativité n'apparaît plus que comme une sorte d'autoproclamation vide, si les nombreux exemples du recours à la violence populaire ont abouti à autant de perversions de sa finalité, si les partis au pouvoir ne font alterner qu'autant de systèmes de domination, si les micropolitiques n'aboutissent précisément qu'à des effets micro dans une économie constituée sur l'échelle macro, à quoi bon se livrer à cette parodie dégradante que constitue le "vote utile" comme système défensif dérisoirement élevé tel un "barrage contre le Pacifique" ?
Sortant du Tribunal de l'Inquisition, ayant renoncé sous la menace de la torture à la théorie héliocentrique dont la confirmation avait été l'œuvre de sa vie, Galilée est supposé avoir eu ce simple mot : "Et pourtant, elle tourne".
Et pourtant, on vote. Et l'on n'a pas inventé un autre mode participatif qui permette d'éprouver réellement (et pas simplement par la virtualité d'internet) ce qui ressemble de près ou de loin à une forme d'appartenance élargie au-delà du cercle des proches. On n'a pas inventé non plus d'autre moyen de dénoncer de façon aussi claire ce qui ressemble à de la trahison, ou de manifester un désaveu.
Dire qu'on refuse les politiques discriminatoires à l'égard des "étrangers", ce n'est pas seulement dénoncer la violence dont ils sont l'objet, mais proposer de leur donner le droit de vote. Contester les politiques nationalistes, ce n'est pas appeler à la libéralisation mondiale (si avancée qu'elle n'a nul besoin d'être soutenue), mais affirmer clairement que ceux qui les promeuvent sont ceux-là même qui nous sont le plus étrangers. Et s'il existe encore un moyen aussi brutal que non-violent de désigner l'ennemi, c'est justement celui-là.
Car, au-delà de toutes les dénonciations, une question demeure : Qui est "nous" ? A cette question, même le collectif d'une revue est insuffisant à apporter une réponse. Mais la ligne qui s'étend devant un bureau de vote en donne au moins une. Et celle qui affronte, sur d'autres territoires, les menaces et les violences, pour parvenir à se constituer, en donne une autre.
© Christiane Vollaire