Une histoire du "peuple blanc"
Entretien avec Nell Painter, historienne américaine
Revue Chimères n° 74, (daté été 2010, paru en mai 2011)
Nell PAINTER
Professeur émérite d'Histoire américaine, à l'Université de Princeton
Ancienne Responsable des études afro-américaines
Auteur de The History of White People, publié en mars 2010 aux USA
1. Vous venez de publier The History of White People, votre septième livre, dont le titre, "L'Histoire du peuple blanc", sonne étrangement.
Le titre est une provocation. Dans l'introduction, je pensais dire que le livre est l'histoire d'une construction des races blanches aux USA : l'histoire des Blancs est une autre chose. Je vois mon livre comme une généalogie, dans la ligne de Michel Foucault : en français, le sujet imposerait de distinguer la construction des idées, de l'histoire effective des Blancs.
2. Cette histoire est-elle donc celle d'une fiction ?
C'est une histoire intellectuelle, ce n'est pas une histoire des actes. Ce n'est pas réel, mais ça produit du réel. Je ne veux pas perdre de vue la loi, la politique, et la relation entre les idées, et des faits comme l'immigration : le fait de l'immigration des gens qui travaillent. Ce sont les travailleurs qui sont surtout sujets aux idées sur les races, qui sont "racialisés". Dès le XIXème siècle, les Irlandais catholiques sont racialisés comme race celtique, donc inférieure. Par opposition aux anglo-saxons, qui sont supposés être la race supérieure, les Irlandais sont pensés comme race inférieure. Aux USA, les Irlandais étant blancs, les hommes irlandais pouvaient voter, et c'était très important. Mais, comme blancs, ils étaient quand même considérés comme membres d’une race inférieure à la race saxonne.
Il est difficile, pour les Américains d'aujourd'hui, de comprendre que tous les Blancs ne sont pas égaux : pour eux, la race blanche est unie et singulière. Mais, au XIXème-XXème siècle, il y avait beaucoup de Blancs qui n'étaient pas considérés de même race, et donc pas égaux : les Saxons, les Juifs, les Nordiques, les Slaves, les Italiens, etc. Des formes d'égalité ne se sont établies que progressivement, par une série d'élargissements successifs. Des événements comme la Guerre civile (guerre de Sécession) ont été importants.
Les Irlandais par exemple, au XIXème siècle, étaient considérés comme blancs, mais de race inférieure (la race celtique). Alors qu'au XXème siècle, ils étaient considérés comme des Européens du Nord-Ouest - des "Nordiques" - et c'était supposé être la race supérieure. Quelquefois les Irlandais catholiques étaient inclus dans le groupe (présumé) supérieur des Anglo-Saxons ou WASPs (White Anglo-Saxon Protestants). Quoique beaucoup d'Irlando-américains aient vivement rappelé avoir été stigmatisés comme inférieurs, leur stigmatisation avait été largement oubliée au milieu du XXème siècle.
Ernest Renan en France, ou Matthew Arnold en Angleterre, ont été des héros de la valorisation des Celtes au XIXème siècle, mais ils étaient minoritaires : c'est seulement le XXème siècle a revalorisé les "Western-Nordistes".
3. Vous présentez le concept d'Aryen comme intrinsèquement porteur d'une confusion entre langue, géographie et race.
L'idée d'Indo-européen, créée au XIXème siècle, est devenue une catégorie raciale au tournant du XXème siècle. Le mot est popularisé par le français Gobineau, qui a écrit en 1853-55 les deux volumes de l'Essai sur l'Inégalité des races humaines, dont la publication a été plus ou moins un échec. Il a été redécouvert, et traduit en anglais en 1915 : c'est là que ses idées ont gagné une popularité fulgurante. L'idée raciale des Aryens est alors entrée en Angleterre, en France et en Allemagne.
4. Peut-on dire que l'idée de race, telle qu'elle s'est développée depuis le tournant du XIXème siècle, ait pris naissance en Allemagne avec Blumenbach ?
Elle s'est étendue en France, en Angleterre, aux USA ; mais on peut dire que la racine de ces idées est en Allemagne. L'idée de taxinomie, au XVIIIème siècle, définit la science au plus haut degré. A ce moment-là, les Allemands étaient au sommet de la science en général, et ils ont voulu, à partir d'une légitimation par la taxinomie, créer une science des races : c'était une autre voie de supériorité.
Les Allemands du Nord étaient moins civilisés (moins raffinés, moins éduqués) que les Allemands du Sud, les Autrichiens ou les Français. La différence entre les Allemands et les Français est très présente dans ce livre. On mentionnait la virilité des Allemands, mais les Français étaient vus clairement comme plus civilisés qu'eux. Mais les Allemands se vantaient de leur intelligence dans des grands textes.
5. Vous mentionnez, dans votre livre, le rôle joué par Mme de Staël au XIXème siècle, pour établir un pont avec la culture allemande.
Je me suis demandé quel est le rapport entre les idées allemandes, et les idées anglo-saxonnes ou américaines, surtout à une époque où la langue allemande demeurait hors de la formation americaine. La clef était De l'Allemagne, de Germaine de Staël. Elle a influencé d’abord Carlyle en Angleterre, puis son ami Emerson en Amérique. Mme de Staël a traduit des idées que les Anglophones trouvaient très difficiles. Par exemple les idées sur le naturalisme. Les idées philosophiques d'Emerson sont venues de ses traductions : il a été influencé par Mme de Staël, et par Carlyle, qui était très germanophile.
Les idées de Kant sur la religion, ou sur la nature, sont pour Emerson ce qu'il a pu en comprendre grâce à Mme de Staël. Et le Transcendantalisme d'Emerson a été très important dans la Renaissance américaine du milieu du XIXème siecle.
6. Une part centrale de votre ouvrage est consacrée à cette figure d'Emerson, et vous insistez sur un point paradoxal : son anti-esclavagisme, pour lequel il est connu, n'est pas du tout corrélatif d'un anti-racisme.
Pour Emerson, l'esclavage est un crime contre la civilisation, c’est-à- dire, contre la civilisation des hommes blancs. Emerson ne s'intéressait guere aux Noirs : pour lui, les classes laborieuses (noires en particulier) font partie de ce qu'il appelle "le guano". Il écrit dans son Journal en 1851 :
The absence of moral feeling in the whiteman is the very calamity I deplore. (…) The captivity of a thousand negroes is nothing to me. (1)
L'esclavage est un crime, un délit, quelque chose de très mauvais de la part des Blancs. Jefferson aussi était contre l'esclavage dans cet esprit : parce qu'il nourrit le caractère des Blancs propriétaires d'esclaves (ce qu'il était du reste lui-même). Mais peu importe le sort des Noirs : ce sont des travailleurs de nature. Dans un autre texte, Emerson dit que la race noire est une race d'esclaves. Pour lui, il vaut mieux tout simplement rendre les Noirs invisibles (les faire disparaître de la vue), mais leur sort ne l'intéresse pas beaucoup. Le point important est de libérer les Blancs de l'esclavage comme culpabilité.
7. Comment concilier ce point de vue avec l'affirmation de l'universalisme ?
Les anti-esclavagistes avaient beaucoup d'idées différentes. Certains voyaient les Noirs comme des citoyens, mais la plupart ne s'intéressaient pas beaucoup à ce qu'étaient les Noirs, ou à leur sort : le plus important était le futur des Blancs aux USA comme nation de liberté. Une chose qui m'a frappée dans mes recherches, c'est que les Américains n'ont commencé que très tard à voir les Noirs comme américains.
Je présente dans le livre la couverture d'une brochure de 1938 intitulée Americans all, immigrants all, supposée valoriser la diversité du peuplement américain au moment du New Deal. Les Noirs n'y figurent qu'en tout petit, dans le coin en bas à gauche, réduits au standard sudiste du coton et du Mississipi. Ce sont des esclaves sudistes, tout petits dans le coin, tandis que les Puritains sont représentés en très grand.
8. Peut-on parler d'une politique d'intégration ?
C'est une idée très difficile pour les Américains de cette époque. Même dans les années 1950-60-70, il s'agissait plutôt d'une dé-ségrégation. Très peu de gens en étaient préoccupés, et le pays se représentait à lui-même comme peuplé de quelques Noirs dans une marée de Blancs. C'est ce que je vois dans cette image avec les tout petits Noirs dans le coin : une volonté qui se limite à la dé-ségrégation.
Même maintenant, c'est difficile d'imaginer l'intégration. Ça réussit plutôt dans les classes supérieures, mais c'est difficile dans les classes moyennes et dans la classe ouvrière. Parce que là, les questions de compétition pour les salaires et le travail sont aiguës.
J'arrive de Martha's Vineyard (2), où j'étais invitée : c'est "l'élite", et tout le monde est content ensemble. On y va depuis la côte du Massachusetts, par navette ou par avion. Nos hôtes étaient professeurs à Harvard, et leur voisinage compte beaucoup de professeurs, d'artistes. De l'autre côté de l'île, ce sont les riches. C'est essentiellement un lieu de vacances, et ce sont les vacances des classes aisées. En ce moment, le Président y est. Et quand Clinton était président, il y allait aussi en villégiature. Là, c'est mixte : on voit Noirs et Blancs se côtoyer, et tout le monde est très content parce que tout le monde est très gentil. Mais maintenant, il faut des millions de dollars pour y acheter une toute petite maison.
Et cependant, dans le monde des classes moyennes, les Noirs, même bien éduqués, demeurent systématiquement présumés coupables : tout n'est pas facile et heureux ! Dans les classes laborieuses, on voit des mariages entre Blancs et Noirs ; mais, quand se pose la question de la compétition, c'est toujours difficile. C'est dans les classes où la compétition est voilée, que les gens peuvent être ainsi ensemble.
9. Vous montrez, dans votre livre, la confusion, autour du fantasme de la race, entre les dimensions esthétiques, scientifiques et politiques.
Ces confusions se cristallisent dans la question du genre masculin / féminin. L'idée de la beauté de la race caucasienne (créée par Blumenbach au XVIIIème siècle) est fondée sur la féminité de l'esclave blanche, de l'odalisque. Mais, pour Emerson, il faut transformer cette beauté féminine en masculinité, et produire la beauté des Blancs saxons : pour lui, le concept de Blanc est trop large, il faut le réduire au concept de Saxon. Et là, il faut retrouver une beauté masculine : c'est l'époque de la colonisation, de l'Empire nord-européen.
Mais l'idée de la beauté, ce qu'on voit de la personne, ce sont toujours au fond des catégories raciales. Qu'est-ce qu'on voit ? Le nez, les yeux, les lèvres, la stature, la couleur des cheveux, tout ça se voit. Quand on voit, on ne voit pas l'histoire de la personne, on voit seulement son image. Et l'on ignore ce qu'il y a derrière.
L'identification entre Blanc et Caucasien est venue de Blumenbach, qui en a écrit le texte. Mais Winckelmann était antérieur à Blumenbach, et il a influencé Goethe sur l'idée de la beauté des Grecs anciens, comme beauté parfaite, dure et blanche. L'idée de la beauté parfaite des Grecs anciens est une idée allemande, qui s'est répandue au XIXème siècle en Europe. Pour les Allemands du XIXème, il y avait un lien entre eux et les Grecs anciens, par la beauté.
10. Est-ce à dire qu'il y a, dans l'idée même de beauté, un ferment de domination ?
C'est chez Emerson qu'il faut en trouver l'idée : il est l'auteur le plus important, comme écrivain et comme penseur. Pour Emerson, l'origine est dans l'histoire des Vikings, qui sont pour lui les ancêtres des Saxons : c'est un peu compliqué, et non vertical, mais pour lui ça marchait …
Emerson n'est pas un homme de science : pour lui, l'histoire est plus importante que la science ; mais c'est une histoire "vraie", et donc au final scientifiquement crédible. La beauté comme catégorie scientifique, quand on l'examine de près, ça n'a pas de sens. C'est l'idée de race qui lui donne une orientation : une idée qui permet de distinguer les gens les uns des autres, pour créer et renforcer les différences. Et ça donne, dans la société américaine, l'idée de race comme moyen de discrimination entre les gens. Pas mal de Blancs, comme de Noirs, pensent qu'il y a des différences permanent et fondamentales entre les personnes, leur histoire, leur nation, ce qu'ils pensent. Et ils préfèrent distinguer par la race, que par la richesse ou par la classe.
11. Quel est l'intérêt de produire préférentiellement ce type de distinction ?
Produire et reproduire : pour nous aussi, la race fonctionne par proximité de classe. C'est plus facile aux Etats-Unis de parler de race que de classe : tous les Américains pensent qu'ils sont de classe moyenne. C'est plus simple que Marx : c'est fondé sur lesclavage, et l'esclavage est un esclavage racial, pour lequel Blanc signifie libre, et Noir signifie esclave.
Si un Blanc n'est pas de classe moyenne, il faut utiliser l'adjectif "poor", pour dire "poor-white" (Blanc pauvre). Pour un Noir, c'est s'il est de classe moyenne qu'il faut utiliser l'adjectif "middle-class," pour signifier qu’il ne s’agit pas d’un type pauvre. Sans l'adjectif, il va sans dire que c'est le contraire.
Il y a un chapitre dans mon livre que je crois très important, et dont personne n'a parlé, c'est sur le troisième élargissement des Blancs américains : la politique de New Deal dans les années trente, la politique de la deuxième guerre mondiale et la politique de la Federal Housing Administration. La politique de Housing (politique du logement) est très ségréguée, même maintenant : c'est la politique de financement des Financing mortgages, qui fixait l'hypothèque à trente ans dans les années 1950-60-70. Cette politique d'emprunt a séparé les Noirs cantonnés à l'intérieur des villes, et les Blancs auxquels étaient réservées les banlieues : c'était légal de discriminer par le logement.
Pour le troisième élargissement, l'important a été le rôle de la politique fédérale. La ségrégation entre villes et banlieues n'est pas naturelle, c'est le fait de la politique de l'emprunt pour acheter des maisons, basée sur la discrimination. Et cette politique est toujours invisible : on ne voit pas que la politique de Housing était discriminatoire. Les Blancs pensent qu'ils ont travaillé très dur, qu'ils ont fait des efforts, et que les Noirs n'ont pas d'ambition.
Après 1968, il y a eu une loi fédérale : Fair Housing Act. Mais auparavant, c'était tout à fait légal de refuser l'installation aux familles noires : ça a été le cas pour ma famille en Californie. Tout ça est toujours très important, parce que le fondement du Family Wealth (les finances familiales) aux USA, c'est la maison. Et c'est très inférieur pour les familles noires, par rapport aux familles blanches. Le logement est fondamental pour stigmatiser les différences de race, corrélativement aux différences de richesse, entre les familles. Avant 1968, c'est sur des critères raciaux qu'on refusait aux gens d'emprunter pour acheter des maisons.
Etre blanc voulait dire avoir le droit d'acheter une maison n'importe où : les Noirs ne pouvaient acheter que dans les villes, parce qu'ils étaient moins riches, ils n'avaient pas accès aux emprunts de trente ans. C'était plus difficile d'avoir l'argent pour acheter, parce qu'on empruntait : les conditions de l'emprunt sont très importantes. Personne n'achetait à la campagne : maintenant, acheter à la campagne, c'est pour la maison de vacances.
12. A l'endroit où a lieu cet entretien, dans les Adirondacks, au Nord de l'Etat de New-York, on ne voit quasiment que des Blancs : comment l'expliquez-vous ?
C'est une question de classe : les Adirondacks sont un parc de vacances, et on y trouve généralement les gens assez aisés pour avoir deux maisons. Ce qui, même maintenant, est rare pour les familles noires. On en trouverait plutôt à Martha's Vineyard, où la classe aisée est plus âgée, et c'est bien connu comme lieu pour les familles noires dans les classes aisées. Mais ici, non : c'est une ségrégation économique, plutôt que raciale. Quelques lieux ont été établis il y a longtemps pour les familles noires riches, parmi lesquels Martha's Vineyard, et si vous y allez, vous trouverez pas mal de Noirs de la Upperclass. Mais c'est aussi une scène pour se faire voir : la scène du quatrième élargissement.
13. Et qu'en est-il des Indiens ?
Je l'aborde difficilement, parce que mon livre est sur les constructions des Blancs. On me pose très souvent des questions, en particulier les gens qui ne sont pas blancs, parce que la question des Noirs est traitée de façon plus importante. Mais ça n'est pas dans mon sujet. J'ai très peu travaillé sur les Chinois ou les Indiens, ou sur le racisme anti-japonais pendant la Deuxième Guerre mondiale. Mon livre n'est pas sur ce que les Blancs ont fait contre les autres, mais plutôt sur la construction des races blanches. On voit donc les autres, mais assez peu. Il y a beaucoup de livres sur les actes des Blancs contre les autres, mais ça n'était pas ce que je voulais faire.
14. Ce qui apparaît dans votre livre, c'est la multiplicité des représentations de ce qu'on appelle "la race blanche".
Ça a changé avec les époques. Au XIXème siècle, ce sont les Celtes et les Saxons. Au XXème siècle, les Juifs et les Italiens. A la fin du XXème siècle, on parle juste d'une seule race blanche. Mais ce sont des idées, et les idées changent. Ce sont des fantaisies qui se présentent comme la découverte d'un fait. Tout le monde cherche des faits : on mesure des têtes pour "découvrir" les différences, pas pour les créer. Mais, en réalité, on les crée. Et cette création trouve sa légitimité dans l'appellation "scientifique".
Les constructions des races n'auraient pas duré, si elles n'avaient pas été validées par les autorités scientifiques : est qualifié de "vérité scientifique" ce qui est considéré comme vrai pour toujours, depuis toujours et partout. Ce qui donne en outre au discours racial une caution de "vérité universelle".
15. Franz Boas, dont vous parlez longuement dans votre ouvrage, paraît être le premier à avoir catégoriquement remis en cause cette scientificité.
Boas, né en 1858 et mort en 1942, est le plus grand anthropologue du XXème siècle aux USA. Il est d'origine juive allemande, formé par une éducation allemande, et immigrant. Il a fait sa carrière à New-York. Ce sont lui et ses étudiants, qui ont discrédité l'importance de la mesure des crânes, et montré la nécessité de distinguer entre langue, culture et race.
Pour Boas, la culture peut changer ; et, pour lui et ses étudiants, ce qu'on décrit comme race est plutôt une culture. Au début du XXème siècle, ce qu'on disait relever de la race était "racial temperament" : le caractère, la personnalité originelle. Pour lui, cette idée d'une telle nature raciale n'a pas de sens. Cela relève seulement de la culture, et ça peut changer très vite. Les émigrants pourront ainsi changer leur culture d'une génération à l'autre, pour devenir américains.
Boas est le père de l'anthropologie culturelle : avant lui, l'anthropologie était plutôt physique. Maragaret Mead a été l'étudiante et l'amie de son élève, Ruth Benedict. C'est sur la suggestion de Boas que Ruth Benedict a écrit un livre sur les races. Elle n'était pas juive, et, pour elle comme pour lui, il y avait bien des races ; mais tous deux marquaient une distinction radicale entre reconnaissance des races et racisme. Lui n'était pas sûr du nombre ; elle disait qu'il y en avait seulement trois (mongoloïde, caucasienne et négroïde). Elle est morte en 1948 : à ce moment-là, l'anthropologie pensait encore que les races existaient. Mais, avec les progrès de la génétique, l'idée de race avait déjà perdu son statut scientifique : il était clair, même dans les années trente, que la race était une idée, et non un fait scientifique.
Dejà, à la fin du XVIIIème siècle, Blumenbach lui-même savait qu'il n'y avait pas de distinction claire, et pas d'accord possible sur le nombre de races. Au XIXème siècle, il n'y avait d'accord ni sur le nombre, ni sur les critères : pour Ripley, la mesure la plus claire était "l'index céphalique". Au XXème siècle, même dans les années trente, on savait que l'idée de race était une superstition. Et plus encore dans les années soixante, où la génétique mettait en évidence tellement de différences individuelles. On sait déjà qu'il y a plus de différences au sein d'une même "race", qu'entre les races. La génétique a établi ces faits : le nombre de gènes (80 000), la replication de l'ADN. C'est tellement complexe, que l'idée de trois, sept ou deux races est beaucoup trop simple. Et ça ne s'accorde à rien, sauf à l'idée de : comment on distingue des groupes humains.
Maintenant, on parle plutôt de "breeding populations" : des populations "hybridées" par la sexualité.
16. Vous abordez également l'idée de "dégénération", avec ses conséquences en termes idéologiques.
Les "dégénérés", ce sont les Blancs pauvres, ruraux, idiots : c'est une façon de stigmatiser les Blancs pauvres, même les Anglo-saxons : ceux qui ne sont pas "supérieurs". Comment expliquer qu'ils puissent être saxons et inférieurs ? Au lieu de dire qu'ils sont tout simplement pauvres et isolés, on dit que cela vient de leur intériorité.
Mais ce n'est pas seulement une idée esthétique, ça a aussi un impact concret. Comme l'idée de l'infériorité des Italiens, ou des Juifs, ou des slaves, qui produit des lois contre leur immigration, l'idée de l'infériorité de ces familles aboutit à produire intentionnellement leur extinction. Chez les Nazis, "Vernichtung" signifiait "make them nothing", les réduire à rien, les faire disparaître. La politique américaine qui se fonde sur le concept de "dégénéré" est une politique nazie, après tout : faire disparître des gens qui ne sont pas comme il faut. C'est l'eugénisme.
Ce n'est pas par accident que les idées qui étaient à la base de cette politique ont quasiment disparu aux USA dans les années trente, quand les allemands ont poussé cette politique jusqu'au bout. Mais la stérilisation forcée était permise jusqu'aux années soixante, et sa dénonciation a constitué un des objectifs du mouvement noir : les Noirs pauvres, et les Portoricains, étaient aussi concernés. C'étaient les pauvres qui étaient stérilisés, et le Mouvement des Droits civils était aussi un mouvement pour les intérêts des pauvres, parce que, quand on pensait les Noirs, on pensait les pauvres.
17. Cette politique violente de stérilisation est-elle liée à la hantise de ce qu'une partie des idéologues raciaux appelaient "le suicide de race" ?
L'idée de "suicide de race" a été popularisée en particulier par Théodore Roosevelt au début du XXème siècle : l'idée est que les classes supérieures étaient en train de commettre un suicide, parce qu'elles n'avaient pas assez d'enfants. En même temps, les pauvres (Juifs, Slaves, Italiens, Catholiques) avaient beaucoup d'enfants. Après la Première Guerre mondiale, l'hystérie du suicide racial des Saxons est montée. Et en Europe, cette hystérie a pris différentes voies après la guerre.
Mais aux USA, il y avait d'un côté un anti-bolchevisme ("red-scare") contre la classe ouvrière, et de l'autre côté l'idée du suicide des classes supérieures. Et ça, c'était de l'eugénisme, ou ce que Théodore Roosevelt appelait "la compétition des berceaux". La stérilisation des classes inférieures avait une origine différente de celle du "suicide de la race supérieure". Mais, d'une certaine manière, la stérilisation visait à le compenser.
18. Vous montrez les liens entre certaines figures emblématiques de l'Amérique, et l'extrême-droite raciste : Charles Lindbergh, aviateur héroïsé pour avoir fait la première traversée de l'Atlantique en 1927, partageait avec Henry Ford une idéologie violemment raciste.
Lindbergh n'était pas tout le monde : il y avait un spectre d'opinions. Lindbergh et Ford sont des durs, mais tout le monde n'était pas si dur : il y avait des savants, des académiques, des universitaires qui regardaient autour d'eux et disaient : "Ces idées ne sont pas très bonnes, peut-être avons-nous poussé un peu trop loin."
Mais aussi, les courants intellectuels ont changé. Au début du XXème siècle, il était tout-à-fait ordinaire de rechercher les différences raciales. Mais, dans les années trente à quarante, il s'agissait de rechercher l'idée des races et l'idée de racisme. Et ça, ce n'était pas seulement l'influence des Nazis, mais aussi le changement de mode intellectuelle : on posait des questions différentes dans les années quarante. Les Nazis imposaient des questionnements très importants, mais ils n'étaient pas seuls.
19. Votre ouvrage passe très vite sur la période contemporaine. Pourquoi ce choix ?
Cette période est mieux connue. Ce qui était important pour les thèmes de ce livre dans le XXème-début XXIème siècle, c'est assez bien connu. Et le champ des "whiteness studies" est assez bien travaillé dans le présent et à la fin du XXème siècle. Ce que je voulais dire d'original était dans les chapitres 1 à 20 : c'est la manière dont s'est construit le concept de "Blanc", et sa "scientifisation".
Après la Deuxième Guerre mondiale, c'est bien connu. Mais qui sait, dans les années vingt, la relation entre eugénisme et immigration ? Comment les études sur les "dégénérations familiales", et les tests intellectuels, marchaient ensemble, ce n'était pas connu : le rapport entre l'eugénisme et l'évaluation de l'intelligence.
20. Quelle place peut-on attribuer, dans cette recherche, aux théories de Darwin ?
Darwin a aussi écrit un livre sur le rôle de la sélection sexuelle, où l'idée de beauté joue un rôle. Il a été utilisé dans un bouquin de l'UNESCO qui cherchait à lutter contre le racisme dans les années cinquante. Mais certains de ces savants n'avaient pas renoncé à l'idée de race.
Maintenant, l'idée de race n'est plus respectable, et il est probable que la majorité des chercheurs ne pense plus en termes d'existence physique des races. Mais ça reste une idée très répandue dans la société américaine en général : la plupart des Américains croient que les races existent, comme physiquement et scientifiquement vraies. Les Noirs et les Blancs le pensent, comme les autres.
21. Votre livre est un livre universitaire. L'avez-vous aussi conçu comme un livre militant ?
Non, parce qu'il ne propose pas de remède ou de suggestion. Je voudrais surtout que mes lecteurs sachent que l'idée de race est une idée, pas un fait. Et qu'elle existe pour les Blancs comme pour les autres : l'idée de race n'est pas limitée aux gens qui ne sont pas blancs.
J'ai toujours situé mes études historiques dans la société en général. Mon troisième livre, Standing at Armageddon, est une histoire des USA de la fin XIXème-début XXème siècle. J'ai aussi écrit un livre qui s'appelle Southern History. Across the color-line. Et, là aussi, j'écris sur les non-noirs. On me dit spécialiste des Afro-américains, mais ça n'est pas le tout de mon travail. Très souvent, des Noirs m'approchent après avoir vu seulement le titre de mon dernier livre, en disant : "Enfin, on a changé d'optique !"
Il faudrait un siècle pour que les Noirs trouvent eux-mêmes les concepts pour pouvoir dire des faits scientifiques sur la vie noire, parce que, quand s'est créé le regard scientifique du XIXème siècle, c'étaient les Blancs qui étaient experts sur n'importe quoi, Noirs inclus.
Dans les années trente, quelques Noirs ont gagné le pouvoir de dire quelque chose sur les Noirs, mais jamais sur autre chose. Et l'autorité intellectuelle a longtemps résidé hors de portée des Noirs. Une partie des stéréotypes sur les Noirs stipule que nous sommes stupides. On est "authentiques", mais on manque d'autorité intellectuelle. Et accéder à l'autorité a été un très long travail. Pour certains, dans mon audience, ce livre est une prise d'autorité. Mais il y a des gens qui n'entendent pas ce que je dis : il voient d'abord quelqu'un dans un corps noir, et qui parle avec autorité … et ça les renverse !
Notes :
1. "La catastrophe que je déplore, c'est l'absence de sens moral chez l'homme blanc. (…) Peu m'importe la captivité d'un millier de nègres."
2. Ile au large de la côte Est, connue comme lieu de villégiature de la Jet Set.
© Christiane Vollaire