Empreintes de l’exil, mémoire des luttes


Pour le séminaire des Non Lieux de l’Exil Traces, empreintes, engagements
Séance d’ouverture
Mercredi 11 octobre 2017

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1. Ce que les luttes des exilés nous disent d’un engagement autour de l’exil
2. Une histoire postcoloniale des constructions du concept de « migrant »
3. La condition de paria dans le jeu du stigmate
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On fait souvent des lieux de mémoire des espaces liés au recueillement et au souvenir.
Mais la mémoire collective fonctionne d’abord, Mircéa Eliade le montrait bien, comme empreinte inaperçue, comme marquage d’un inconscient collectif d’autant plus puissant qu’il est justement inconscient.
L’exil n’est pas simplement une douleur, mais un motif de combat. Et les luttes passées laissent une empreinte qui devient en quelque sorte le moule de luttes futures. Les combats du présent autour de l’exil sont ainsi configurés à partir d’une expérience passée qui leur donne son orientation et les spécifie.
C’est sous cet angle qu’on voudrait aborder ici la relation entre empreinte et engagement, qui oriente cette année la réflexion des Non-lieux de l’exil.

1. Ce que les luttes des exilés nous disent d’un engagement autour de l’exil

Un ouvrage du GISTI (Groupe d’Information et de Soutien des Immigrés), paru en 2014, est sur ce point très éclairant. Il s’intitule Mémoire des luttes de l’immigration en France et s’étend des années trente aux années contemporaines.
Il montre comment l’après-guerre est marquée par le rôle essentiel joué par les ressortissants des anciennes colonies dans la libération du territoire français et anticipe sur la légitimité de leurs propres revendications d’émancipation.
Or cette dernière, une fois réalisée par les guerres de décolonisation, aura la conséquence paradoxale de l’exil. Les territoires décolonisés, lieux d’espoirs trahis par les collusions entre leurs nouveaux dirigeants et les anciens colonisateurs, deviendront pour une part des espaces invivables économiquement et politiquement qui pousseront à l’exil, jusqu’aux grandes vagues migratoires contemporaines.

En lutte sur leurs territoires d’origine, en lutte sur leurs territoires d’accueil, ceux qu’on appellera les « immigrants » puis les « migrants », vont y trouver aussi des soutiens solidaires, par l’engagement et la militance des sédentaires contre leurs propres dirigeants.

Cette mémoire des luttes se trouve en quelque sorte résumée en ces termes :

Les années 1970 avaient été particulièrement fertiles en luttes immigrées, dont le Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA) et la coordination des résidents des foyers Sonacotra en grève furent des acteurs emblématiques. Les revendications étaient alors multiples, allant de la dénonciation des crimes racistes ou des violences policières aux conditions de logement, des revendications liées à l’emploi au refus de l’arbitraire des expulsions et à l’exigence d’un droit au séjour durable.

Et ces termes concernent tous les éléments des luttes contemporaines, dont les configurations ont pourtant varié, comme l’écrit Alexis Spire :

La promulgation du décret du 24 décembre 1945 confiant le traitement des naturalisations au ministère de la santé publique et de la population (et non plus au ministère de la justice) est perçue par les associations comme la volonté de rendre plus accessible l’accès à la nationalité française :
- 1945 : 4280 naturalisations
- 1946 : 17 000
- 1947 : 83 000.
(…) Mais elles ne se traduisent par aucun changement législatif. Faute d’être parvenues à lancer le débat à l’Assemblée, les associations de soutien à l’immigration ont concentré leur effort dans une lutte qui a porté essentiellement sur les décrets et circulaires d’application.

Et plus loin :

L’immigration quitte alors le débat de la scène politique et devient, jusqu’au début des années 1970, une affaire strictement interne à l’administration.

Cette volonté de faire sortir le débat sur l’immigration de la scène politique pour le réduire à une affaire administrative est bien évidemment une volonté politique. Et cette volonté politique, qui s’opère à l’encontre des immigrants, est dans la droite ligne d’une histoire coloniale. Elle aura une double conséquence : celle de livrer la réflexion politique à la gestion technocratique d’une part. Mais en outre, elle rendra, pour cette raison même, des pouvoirs prétendument « démocratiques » impuissants à réduire l’impact électoral des partis ostensiblement xénophobes, en France comme en Europe. Dans l’espace de Schengen contemporain, elle a substitué le concept de « migrants » à celui d’ « immigrés », avec les conséquences qu’on voudrait examiner maintenant.

2. Une histoire postcoloniale des constructions du concept de « migrant »

Que les exilés, les demandeurs d’asile actuels, ne puissent pas devenir des immigrés, mais restent de plus en plus massivement des migrants, nous dit précisément que l’accueil n’a pas de sens s’il ne signifie pas une modification du dispositif « accueillant » lui-même, une transformation de ses modes de production.
Que les processus de l’émigration et de l’immigration soient devenus ceux de la « migration » nous oblige à penser cette mutation du discours en termes de perversion du réel lui-même. La privation de l’« ex » et du « in », de la provenance et de la destination, fait de ces sujets des êtres sans destinée, n’ayant d’autre spécificité que le mouvement de leur destitution. Ce qui jusque là désignait les espaces territoriaux comme des lieux de sortie et d’entrée des personnes, ne les désigne plus que comme des espaces de transit, c'est-à-dire ne les désigne plus du tout comme espaces, mais comme qualifications du suspens des personnes, de l’entre-deux ou du nulle part dans lequel on les situe et par lequel on les assigne à une forme de non-existence. Là où les personnes étaient désignées par les espaces qui orientaient leur devenir, donc comme « sorties de » ou « entrant dans », elles cessent désormais d’être définies par ce devenir, mais le sont au contraire par une essentialisation indéfinie de leur statut de non-appartenance. De sujets dont l’unique caractérisation s’apparente davantage à celle des oiseaux migrateurs qu’à celle d’êtres humains déterminés à faire leur place dans un nouvel espace de vie, de relations et de travail. C’est exactement ce que Hannah Arendt dénonçait, en écrivant en 1951 son ouvrage sur L’Impérialisme, dans le statut de l’apatride :

Même la terminologie appliquée aux apatrides s’est détériorée. Le terme d’« apatride » reconnaissait au moins le fait que ces personnes avaient perdu la protection de leur gouvernement, et que seuls des accords internationaux pouvaient sauvegarder leur statut juridique. L’appellation postérieure à la guerre « personnes déplacées », a été inventée au cours de la guerre dans le but précis de liquider une fois pour toutes l’apatridie en ignorant son existence.

Or ce qu’il en est des « migrants » actuels nous en dit rétrospectivement beaucoup plus long, à la manière anachronique de l’ « ange de l’histoire » de Benjamin retourné vers l’arrière en étant poussé vers l’avant, sur ce qu’il en était déjà de ceux qui les ont précédés, et que l’on qualifiait, eux, d’« immigrés » dans l’immédiate décolonisation. Car le titre d’immigrés qui leur était conféré l’a été de façon telle qu’à l’encontre de toute logique, il est devenu … héréditaire. On parle en effet, le plus naturellement du monde, d’immigrés « de la deuxième génération » pour des personnes qui précisément, elles, n’ont jamais migré. Et ce qualificatif ne s’applique jamais à des enfants d’immigrés américains ou scandinaves, mais toujours à des personnes issues de l’immigration post-coloniale, et qui pour cette raison même demeurent, ad vitam aeternam, « issus de l’immigration », là où pour tous les autres, l’issue originelle est depuis longtemps oubliée.
Que nous dit cette obstination à rappeler le passé, à le désigner comme marque, si ce n’est que, précisément, ce rappel a une fonction : celle de stigmatiser.
L’ouvrage de Sidi Mohammed Barkat, Le Corps d’exception, éclaire d’un jour juridique particulièrement précis ce stigmate qui, avant la génération des immigrés, frappait celle des colonisés, jusqu’à ce que celui de « migrants » ne frappe, pour les mêmes raisons désormais post-coloniales, ceux de la génération suivante. On y lit en effet les informations historiques suivantes :

L’ordonnance qui est adoptée le 7 mars 1944 par le Comité français de libération nationale, futur Gouvernement provisoire de la République française, prévoit dans son article 3 la création d’une nouvelle catégorie de personnes : les « citoyens français à titre personnel ». (…) Le caractère personnel de cette citoyenneté implique par conséquent cette chose remarquable qu’elle n’est pas transmissible.

L’octroi de la citoyenneté constitue donc bel et bien, dans l’ère coloniale, et ce dans le moment même d’une Libération de la France à laquelle les ressortissants des colonies ont largement contribué, une juridiction d’exception sur les territoires dont les populations sont clairement infériorisées, discriminées et peu susceptibles de quelque promotion citoyenne que ce soit. La décision d’intransmissibilité constitue de ce fait une sorte de cordon sanitaire : la transmission, s’agissant d’une citoyenneté octroyée au sens le plus hygiéniste du terme, avec des pincettes, constitue non pas un droit, mais un risque de contamination du corps social par le sujet douteusement intégré. Il faudra donc prévoir une sorte d’antidote à ce risque infectieux. Un principe de précaution, qui est précisément l’intransmissibilité. C’est ce que Barkat appelle à juste titre une « prophylaxie politique », évitant le risque d’une « dénaturation » du corps social par abus de naturalisation de nouveaux membres.

De cette manière, les descendants des membres de ces catégories se trouvent privés du bénéfice du droit du sang, pourtant officiellement reconnu. C’est donc bien de prophylaxie politique qu’il s’agit : l’objectif consiste à protéger la nation vraie contre les dangers de dénaturation que peuvent présenter les descendants de ces nouveaux citoyens encore régis par leur statut personnel. (…)
Sans doute cette détermination irréductible de l’enfant est-elle l’expression la plus radicale et la plus insupportable de l’enfermement implacable, sans rémission, du colonisé – c'est-à-dire des générations successives de colonisés – dans sa condition de paria.

3. La condition de paria dans le jeu du stigmate

La « condition de paria », selon l’expression d’Hannah Arendt, infligée comme une destinée aux générations futures, se dit dans cette intransmissibilité de la citoyenneté qui, pire que d’être une exception dans le monde colonial en tant que citoyenneté, est d’abord une exception dans le monde tout court en tant qu’instransmissible : où peut-on voir qu’une citoyenneté acquise par les parents ne soit pas nécessairement transmise aux enfants ? Et n’est-ce pas précisément dans ce but que bien des parents la demandent, moins pour eux-mêmes que pour leurs descendants ?

C’est pourquoi, en tant qu’elle participe à une politique positive de protection de la nation, l’ordonnance du 7 mars 1944 doit être rangée dans la généalogie des textes juridiques inaugurée par le sénatus-consulte de 1865 qui, non seulement ont confiné les colonisés dans leur condition de français de deuxième zone, mais encore les ont fabriqués en tant que corps d’exception.

Et ce « corps d’exception », tel qu’il s’est construit dans la pensée et le droit colonial, demeure le corps même d’une pensée post-coloniale : on est en quelque sorte passés de l’oxymore d’une citoyenneté intransmissible à celui d’une immigration transmissible par la même intention discriminante d’un statut d’exception qui naturalise le sujet dans son exclusion de la normalité sociale et son éjection de la reconnaissance commune.
Cette éjection, produite de la façon la plus perverse dans le temps même et par le moyen d’une intégration au droit, met en évidence les usages détournés de ce droit lui même à des fins de ségrégation sociale : le double langage s’y manifeste à tous les niveaux. Un troisième niveau contemporain, après celui de l’immigration « de seconde génération », puis celui de populations « issues de l’immigration », sera celui de « Français musulmans », dont l’usage fait florès aujourd’hui pour identifier dans une même réprobation implicite ou explicite des personnes incessamment soupçonnables d’« islamisme », de « fondamentalisme », de « radicalisme », tous sujets à des pratiques clairement thérapeutiques de « déradicalisation », faisant l’objet médiatique de la construction de centres affectés à cet effet. Ces stigmates trouvent un écho redoutable dans les péripéties d’une histoire de la colonisation :

Il s’agit (…) d’attribuer à certains indigènes (désormais appelés « Français musulmans ») les droits politiques entiers sans renoncement au statut personnel.

Et ce « statut personnel » est justement ce qui n’en fait pas des sujets de plein droit, mais les entoure en quelque sorte d’une barrière immunitaire destinée à ce que ce droit ne soit pas transmis à leurs descendants. On peut s’interroger actuellement sur ce que signifie encore, cinquante ans après les grandes vagues d’immigration qui ont suivi la décolonisation, ce stigmate de la descendance, qui est passé d’un droit de la citoyenneté devenu, par la force des choses, transmissible par l’impossibilité de maintenir des juridictions d’exception coloniales, à un discours, sans aucun fondement juridique mais parfaitement entré dans les mœurs, appliqué à des sujets que seul leur faciès (et non plus même leurs papiers) permet d’identifier comme « issus de l’immigration ».
Écrivant Stigmate en 1963, Erwing Goffman met en évidence cette transmissibilité du stigmate, produisant une intransmissibilité de la citoyenneté authentique liée à la reconnaissance sociale, en distinguant entre les identités sociales « réelle » et « virtuelle » : celle qui traduit dans la symbolique des papiers une forme d’égalité que la présence réelle du sujet dans l’espace public n’induit pas :

Nous avons soutenu jusqu’à présent qu’il convient d’accorder un rôle principal aux écarts entre les identités sociales réelle et virtuelle. C’est pourquoi nous nous sommes étendus sur le maniement de l’information et des tensions, afin de montrer comment l’individu stigmatisé présente à autrui un moi précaire, exposé à l’injure et au discrédit.

Et bien sûr, de cette « injure » et de ce « discrédit », un certain nombre de comportements policiers à l’égard des personnes « issues de l’immigration » sont particulièrement représentatifs.

Les luttes contemporaines, autour de l’accueil comme autour du droit, nécessitent de comprendre toute l’histoire qui se tisse autour de l’exil, et qui devient, de façon de plus en plus manifeste, la nouvelle configuration d’une histoire universelle. Howard Zinn le montrait déjà en écrivant une Histoire populaire des Etats-Unis, dont il cite les acteurs véritables, à l’encontre des héros de l’histoire officielle :

- l’histoire de la découverte de l’Amérique du point de vue des Arawaks,
- l’histoire de la Constitution du point de vue des esclaves,
- celle d’Andrew Jackson vue par les Cherokees,
- la guerre de Sécession par les Irlandais de New York,
- celle contre le Mexique par les déserteurs de l’armée de Scott,
- l’essor industriel à travers le regard d’une jeune femme des ateliers textiles de Lowell,
- la guerre hispano-américaine à travers celui des Cubains,
- la conquête des Philippines telle qu’en témoignent les soldats noirs de Luson,
- l’Âge d’or par les fermiers du Sud,
- la Première Guerre Mondiale par les socialistes et la suivante par les pacifistes,
- le New Deal par les Noirs de Harlem,
- l’impérialisme américain de l’après-guerre par les péons de l’Amérique latine, etc.

Le travail du chercheur, aux yeux de Zinn, ne concerne pas seulement la position théorique qui doit orienter sa recherche. Il inclut aussi une visée pratique dont l’intention n’affecte pas seulement ses écrits, mais l’anticipation de leur impact politique. Il écrit ainsi :

Cependant, si écrire l’histoire se réduisait à dresser la liste des échecs passés, l’historien ne serait plus que le collaborateur d’un cycle infini de défaites. (…) Je suppose - ou j’espère – que notre avenir sera plus à l’image de ces brefs moments de solidarité qu’à celle des guerres interminables.

Cet espoir pourrait aussi nous permettre d’écrire une histoire contemporaine des territoires nationaux à partir de l’exil, faisant ainsi de la marge une dimension centrale de notre devenir collectif.