DISCRÉDITER LA HORDE


Pour la revue Lignes n°41, Ce qu’il reste de la politique, mars 2013

En 1995, le critique d’art américain Hal Foster écrivait :

Tandis que la gauche discourait sur l’importance politique de la culture, la droite la mettait en pratique. Ses philosophes ont réussi là où les lecteurs de Marx ont échoué : ils ont transformé le monde, et il faudra d’énormes efforts pour le transformer à nouveau.

C’était il y a dix-huit ans, c’était dit par un Américain de New-York, et c’était supposé concerner l’art. Mais ces mots peuvent s’appliquer très exactement à la situation française de 2013, après le déferlement quinquennal des hordes de droite. Ses barbares ont réussi là où les lecteurs de Marx ont échoué : ils ont transformé le monde, et il faudra d’énormes efforts pour le transformer à nouveau.
Clinton, démocrate, était au pouvoir en cette année 1995, entre deux présidences Bush qui avaient elles-mêmes succédé aux années Reagan. Un îlot de « gauche » droitière entre deux océans de droite brutale.
Que cette droite brutale ait bel et bien « transformé le monde » le sabordage des politiques publiques ne le dit pas seulement aux USA ou en France, mais dans la totalité des pays qui prétendaient en avoir une, et dans les « préconisations » qui ont induit ces politiques publiques. Préconisations issues non pas d’une décision démocratique nationale, mais de la main-mise de pouvoirs financiers internationaux, se présentant comme référents de la raison et de l’équilibre. A cet égard, on peut dire en effet que les « économistes » de droite ont réussi, là où les lecteurs de Marx ont échoué : ils ont internationalisé le monde.

Ce qu’il reste alors de la politique ? Sa vérité, qui apparaît dans toute la réalité de sa violence : celle des rapports de domination. Et nous oblige par là même à repenser de fond en comble l’une de ses conditions : celle de la représentation.
La représentation n’a rien de naturel, elle est l’essence même du culturel, offerte par la possibilité du langage, dont la symbolique permet de donner présence à toute absence, selon l’évocation qu’en offre Mallarmé. Mais déjà, dans le Contrat social, Rousseau récusait la légitimité de la représentation politique : un peuple ne saurait se faire représenter. Et il ne saurait être une personne morale que dans la présence réelle, comme personnes physiques, des sujets qui le constituent. Or, quand l’entité politique passe de l’échelle de la cité à celle de la nation, la présence réelle comme assemblée physique cesse d’être envisageable, et ne laisse pas d’alternative à la représentation. Se pose alors la double question de savoir d’une part qui sera représenté, et de l’autre qui va se poser en représentant.
Sur ce point, les ambiguïtés de la Révolution française étaient déjà dénoncées, dans le temps même de son déroulement, par Baboeuf. Elles se sont vues confirmées par les aléas de ses suites historiques, de Thermidor à la Restauration, des répressions de 1830 à celles de 1848 ; du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte en 1852, premier Président de la République, retournant ce statut pour se proclamer Empereur, à l’écrasement de la Commune de Paris dont le bourreau, Adolphe Thiers, devient le second Président de la République française.
Durant toute cette période, la représentativité nationale oscille entre les faveurs du retour monarchique et celles de la notabilité bourgeoise.
Dans tous les cas, ce qui se dessine à partir du suffrage censitaire, instaurant un seuil de revenus pour ouvrir droit au vote, c’est bien l’écart institué entre un peuple et l’assemblée de ses représentants. Et l’impossibilité de voir se dessiner quelque chose qui ressemblerait à un intérêt général. C’est de cette organisation du politique que nous sommes issus : celle des assemblées veules et des pouvoirs corrompus, qui inaugure le XXème siècle par une guerre de tranchées, et donne suite au discrédit jeté sur la représentation en ouvrant la voie au culte des tyrans. Et nous avons sur ce point une longue tradition à combattre.

Mais le tournant du XXIème va tendre à en occulter la violence sur les territoires occidentaux, dans le temps même où elle se déchaîne sur le terrain des anciennes colonies : une recolonisation par l’occulte, par les services secrets, par une guerre qui prend désormais les formes standardisées de la « lutte contre le terrorisme ». La « défense de la patrie », renvoyée sur le terrain des matches de foot aux supporters, est déléguée sur les territoires africains et moyen-orientaux aux mercenaires de la protection des intérêts pétroliers. Et ceux-ci relient indissolublement le pouvoir de l’Etat à celui de l’actionnariat des compagnies.
Quelle représentativité, là où règne la violence de l’opacité ? Et quel jeu médiatique, là où le rôle des « chiens de garde », selon la formule de Nizan réactualisée pour désigner le milieu journalistique, est d’en entretenir la confusion ?
Au tournant des années quatre-vingt-dix, la chute des blocs s’est faite sur le mot d’ordre de la « glasnost », la transparence qui garantit en effet la possibilité d’un espace public. Elle a abouti à la montée à la tête de l’Etat russe du responsable des services secrets, et à la diffusion sur l’ensemble du territoire européen des organisations mafieuses qui en étaient issues. Ce pouvoir de contamination a pour nom corruption, remettant en cause le principe fondateur de la séparation des pouvoirs par l’intimidation des défenseurs du pouvoir judiciaire, et la volonté constante de les inféoder.
Il place à la tête de l’Etat des dirigeants manifestement contaminés. C'est-à-dire au pire déterminés (lorsqu’ils sont de droite), au mieux déorientés (lorsqu’ils sont issus de la gauche de pouvoir) par l’injonction paradoxale que constitue la tension entre les exigences affichées de la représentativité et les exigences occultes de la domination.

Le terrain politique actuel est le lieu de ce double langage, qui fait des représentants de l’Etat les fossoyeurs de l’idée même d’Etat et les acteurs de sa dissolution. Qui renvoie le concept légitime de protection à une métaphysique obsolète de la « Providence » et saborde les politiques publiques au nom de la modernité qui les a fait naître, liant au processus de financiarisation de l’économie un processus de brutalisation du politique.
Il n’y a pas de reste de la politique, mais au contraire une exigence pleine et entière, plus que jamais radicalisée par l’évidence des perversions auxquelles elle s’affronte : celle de jeter le discrédit sur des formes de toute-puissance économique au sens propre suicidaires. Elles reposent pour une large part sur le crédit intellectuel et moral qu’elles ont usurpé, et la terreur qu’elles infligent, sous l’appellation incontrôlable de « crise », à l’expression du politique. Il est d’une parfaite actualité, et pas seulement pour les lecteurs de Marx, de discréditer la horde.

© Christiane Vollaire