Des lignes de clivage


Pour la revue Chimères n° 96, Devenirs étrangers
Décembre 2019
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À la rentrée 2019, les membres de l’Université de Cergy Pontoise recevaient une sorte de document pédagogique sur les « attaques terroristes », leur expliquant la différence entre une « menace exogène » et une « menace endogène ». La première se rapportait aux attentats « type Bataclan » (du 13 novembre 2015, commis par des éléments extérieurs), la deuxième aux attentats « type Préfecture de police » (du 3 octobre 2019, commis par un agent spécialiste de l’informatique à la Préfecture). C’est ce second événement, survenu dix jours avant le courrier envoyé aux personnels de l’Université, qui donnait l’occasion de cet « Appel à la vigilance » et de ces explications différentielles. On y apprenait ainsi que « la prévention de la menace endogène repose en grande partie sur la vigilance de tous ».
Le « tous » désignait ici une communauté parfaitement excluante, puisque les indices excitant la vigilance s’identifiaient à ceux d’une pratique de l’islam. La parfaite assimilation entre affiliation musulmane et risque terroriste était ainsi établie. Et l’on peut noter que, quinze jours après ce courrier, l’attentat commis à Bayonne par un ancien candidat du Front National contre une mosquée ne donnera lieu à aucune inquiétude sécuritaire, ni au moindre appel à la vigilance sur la radicalisation fasciste.
Qui est « tous », et de qui ce « tous » doit-il devenir étranger, est donc la double question qu’on voudrait poser ici.

1. Une « société de vigilance » ?

Cette « vigilance », qui, selon un discours récent tenu à la tête de l’État, doit qualifier la norme exclusive du comportement social, est donc supposée, dans le courrier reçu par le personnel de Cergy, s’exercer à partir du repérage d’un certain nombre de « signaux faibles » (entendre : des indices qui, bien qu’ils semblent relativement banals et peu éloquents, sont cependant devenus porteurs d’une lourde charge de risque). Et ces « signaux faibles » portent tous, sans exception, sur ce qui est supposé désigner, aux yeux du public, une pratique religieuse musulmane, c'est-à-dire par définition étrangère aux pratiques dominantes : « port d’une djellaba » ou d’un « pantalon dont les jambes s’arrêtent à mi-mollet » ( !), ou d’une « barbe sans moustache » pour les hommes, « port d’un voile ou d’un niqqab » pour les femmes. Mais aussi en vrac : « arrêt de consommation de boissons alcoolisées », ou « arrêt de faire la fête » ( !) ou de « consommation de nourriture à base de porc », personne « qui ne dit plus bonjour », « qui n’embrasse plus ou ne serre plus la main », « intérêt soudain pour la religion » (inutile de préciser laquelle … ), « intérêt soudain pour l’actualité nationale et internationale », « fréquentation d’individus radicalisés », etc. Mais aussi « refus de l’autorité des femmes », ou « remise en cause du contenu des enseignements ». Laissant en outre entendre qu’un regard critique porté sur la transmission des savoirs rend d’emblée suspect.

L’auteur du courrier se présentait sous quatre titres : Directeur de la DHSE, Conseiller de prévention, Fonctionnaire Sécurité Défense, Référent radicalisation. De cette DHSE (Direction Hygiène Sécurité Environnement), rattachée à plusieurs pôles universitaires, le mandat semble essentiellement sécuritaire, l’hygiène et l’environnement ayant assez peu de rapport avec ses attributions principales. Le responsable à Cergy est un Fonctionnaire Sécurité Défense, c'est-à-dire un policier. Mais il est aussi « référent radicalisation », ce dernier terme ne s’appliquant jamais à un autre type de radicalité que celui dont la forme est religieuse, l’option « islamiste » et les pratiquants, dans leur majorité, « issus de l’immigration ».

Le 3 juillet 2019, trois mois avant le courrier envoyé par le directeur de la DHSE aux membres de l’Université de Cergy, s’était tenu à Bobigny un colloque international intitulé « Mécaniques de l’extrémisme violent : leçons d’une expérience et d’une logique comparative ». Il présentait ainsi son argument :

Depuis 2015, dans un contexte social et politique français marqué par l’urgence, les perspectives des études sur l’extrémisme violent se sont polarisées sur la « radicalisation » dite « djihadiste ». Mais, l’actualité le démontre, différentes violences extrêmes se déploient sous des formes aussi discrètes que spectaculaires, dont des violences politiques et/ou xénophobes. D’autres pays articulent, d’ailleurs, ces différentes expressions de la « radicalisation » violente, dans leurs actions de prévention. La visée de ce colloque est de porter un regard croisé sur les mécaniques de l’extrémisme violent, à partir de la restitution de notre action-recherche.

Ici, très clairement, il s’agissait de faire varier la focale, et de constater d’une part que l’extrémisme violent n’est nullement l’apanage exclusif du « terrorisme islamiste », et d’autre part que celui-ci lui-même trouve ses racines dans d’autres formes de violence, que l’on doit interroger si l’on veut, précisément, le prévenir. Mais la veille de l’ouverture, l’association organisatrice de ce colloque recevait un coup de fil du ministère de l’Intérieur, lui intimant l’ordre d’interdire de parole l’un de ses responsables, le sociologue Saïd Bouamama, qui travaillait depuis quatre ans à l’organisation de cette rencontre internationale et au long temps de recherche dont elle était l’aboutissement. Durant la semaine précédente, une tribune de « Français de souche » parue dans Le Figaro, une autre parue dans Valeurs actuelles et une lettre ouverte du second du Rassemblement National avaient appelé à cette interdiction. Et c’est sur ces trois pressions conjuguées de l’extrême droite raciste qu’un pouvoir, supposé élu pour lui faire barrage, avait cédé.

2. Sous occupation

La période actuelle pourrait ainsi se vivre exactement comme une période d’Occupation, dans laquelle le pouvoir est usurpé par des étrangers à la cause commune, plaçant le pays sous tutelle et le contraignant à ne produire que ce qui sert à le détruire. Les interventions, plus clairement visibles, de la « troïka » des Banques européennes et mondiales en Grèce en seraient un paradigme.
L’usage des armes de guerre pour terroriser un peuple et faire taire sa colère, l’usage massif de la police pour le contrôler et le contraindre (dans les quartiers populaires en particulier), et de l’administration judiciaire pour l’enfermer et l’intimider, l’usage des médias de masse pour le désinformer, l’appel à la délation, sont autant de signes dont l’extension massive connote et réactive un traumatisme d’Occupation.
Dans la question des migrations, la révolte nouvelle que provoque le traitement des migrants, les solidarités que leur présence suscite dans tous les pays « d’accueil » et les appels à la désobéissance civile contre toutes les formes juridiques d’un délit de solidarité, sont autant d’indices majeurs d’une inversion du devenir-étranger. La conscience que ceux qui sont à la tête du pays sont devenus des occupants, des sortes d’Alien dont les avatars peuvent se repérer dans toutes les occurrences de « réformes » qu’ils mettent en œuvre à l’encontre de tout ce qui peut faire socius. Et il devient de jour en jour plus évident que ce pouvoir-là doit être combattu par ceux qui le subissent, s’ils veulent pouvoir survivre.
Les exilés actuels, par la conjugaison de la violence économique et de la répression policière qu’ils ont subies dans leurs pays d’origine, sont bel et bien des figures d’opposants politiques. Et les standards mêmes de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides) les poussent à le revendiquer, puisqu’on mesure la légitimité de leur demande d’asile aux traces des tortures qu’ils ont subies et à la crédibilité du récit de leur martyre.
Être sans papiers, être clandestin, renvoie clairement à l’histoire politique française du milieu du XXème siècle, à la fois de l’exposition à l’extermination et du passage à la lutte armée contre l’occupant. Être considéré comme ennemi intérieur, ou comme indésirable, devient alors l’indice d’un authentique désir de liberté, violenté par un système de gouvernementalité désormais globalisé. Et dans ce système, les pouvoirs qui ont poussé les migrants à la fuite et ceux qui leur refusent l’accueil sont singulièrement apparentés. De même que la précarisation des travailleurs sédentaires est singulièrement apparentée à la clandestinisation des travailleurs migrants, dont elle est le pendant dans une organisation globale de l’exploitation du travail.
Dans une pensée de la modernité qui prétend revendiquer la valeur du travail (sa « glorification », selon la formule nietzschéenne) et le mérite qui y est attaché, comment un pouvoir politique pourrait-il revendiquer le mépris économique affiché contre cette valeur, autrement qu’en se comportant en ennemi étranger à sa propre culture ? En occupant abusif d’un territoire dont il ne représente pas la population ?
Les discriminations envers les migrants, au niveau du travail comme au niveau de « l’accueil », recoupent ainsi clairement les appels à la délation sur repère des « signaux faibles », convoquant d’autres formes de ségrégation dans l’espace social.

3. Un agencement en contrepoints

Une voix dit : « La race ne m’intéresse pas ».
Une autre : « La question n’est pas la réalité de la race, mais que des gens y soient assignés, et soumis à la racisation ».

Une autre : « La race, je ne veux pas en entendre parler, il n’y a pas de race ».
Une autre : « Mais il faut parler de décolonial ».

Une autre : « La colonisation, il y a longtemps que c’est fini, ça sent le moisi ».
Une autre : « On est obligés d’analyser l’émergence de la décolonisation ».

Une autre : « Je suis contre le sujet de la race ».
Une autre : « Dans ma pratique avec les toxicos, la question de la race est majeure. La guerre à la drogue cible les Noirs et les Maghrébins. C’est une spécificité internationale, et j’y suis confrontée ».

Une autre : « La décolonisation, la race, c’est pas important et pas intéressant ».
L’autre voix qui s’élève alors disparaît derrière un claquement de porte : « À Saint Denis et dans certains quartiers, tout le monde sait très bien ce que c’est que la race. On en est victime au quotidien. Je ne supporte plus d’entendre ça ».

Du silence qui suit s’élève une autre voix : « La question de la race occulte la question de la classe ».
Une autre : « La race doit être prise par le biais clinique ».

Puis une autre, qui s’est tue jusqu’à présent, se fait entendre :

On est dans Les Trois Ecologies. On est plongés dedans au quotidien. Je vis avec deux ou trois Africains et un Tibétain. La violence de la décision française, il faut qu’on en parle. L’État raciste, c’est hyper-violent. C’est pas du tout une mode. On inhibe le social par la race. Et toute cette discussion-là, il faut qu’on l’ait. Qu’on voie s’il en ressort des choses qui peuvent être écrites et étudiées.
Mes fils sont chiliens, et ils parlent de décolonisation tout le temps. Moi, je suis née ici et je m’appelle « de Machin-chose », alors, tu parles d’un truc.

Devenir étranger ? À sa famille ? À son propre nom ? À un État qui racise ses propres enfants parce qu’ils sont chiliens ? À un quartier où les tentes prolifèrent sur le trottoir en plein hiver ? À une police qui en confisque régulièrement le contenu et en tabasse les occupants ? À un groupe de travail au sein duquel passent les lignes de fractures et les écarts du dissensus ? Ceux qu’on héberge et dont on ne parle pas la langue maternelle, ceux auxquels on a fait place, difficilement, dans son intérieur, et avec lesquels on partage la salle de bains et la cuisine quotidienne, ceux avec lesquels on va tenter de déchiffrer les arcanes des bureaucraties mortifères, ceux pour qui on s’inquiète de savoir où il faudra aller les chercher ce soir. Ceux-là, quels que soient leurs destinées et les secrets qu’il leur faut garder et qu’on ne partagera jamais, sont-ils devenus des proches ? Et de quelle proximité ?
Ceux que leur couleur expose à la violence, quelle violence est-on prêt à subir pour les en protéger ? Et dans cette violence qu’ils subissent, de quelle part se sent-on menacé, et de quelle part protégé ?
De quelles histoires sommes-nous les héritiers et quelle part nous est-il nécessaire d’oublier ? Arendt introduisait La Crise de la culture, publié en 1972, par cette formule de René Char :

Notre héritage n’est précédé d’aucun testament.

Et la même année, L’Anti-Oedipe posait, en des termes que Fanon n’aurait pas reniés, la question de l’inscription sociale et mentale de l’ex-colonisé (de première ou de énième « génération ») sur les terres du colonisateur :

Est-ce cela, le moyen « de se situer personnellement dans sa propre société » ? Et quelle société ? La société néo-colonisée qu’on lui fait, et qui réussit enfin ce que la colonisation n’avait fait qu’esquisser, un effectif rabattement des forces du désir sur Œdipe, sur un nom de père, dans le grotesque triangle ?

Que « tous » ne soit personne, et qu’un commun défiguré ne puisse se reconfigurer qu’à partir du multiple, nous dit exactement de quelles diffraction nous sommes tributaires et quelles « mésententes » (au sens ranciérien de ce qui fait le politique) sont nécessaires au paiement de ce tribut.
C’est sans doute à éprouver ces formes différenciées de l’étrangeté que quelque chose qui ressemble à un « nous » pourrait émerger, si prendre le « nous » par ses fractures pouvait être un exercice de schizo-analyse. Un « nous » d’abord polémique, tourné en machine de guerre contre les ségrégations massives que tout, dans le contemporain, le pousse à reconduire. Un « nous », pour cette raison, vigilant à se savoir aussi étranger à soi-même.