DÉRAISONNER
Pour la revue Empan, octobre 2012
Le « rationalisme » est un concept historique qui enferme en lui un monde d’oppositions (… ) Ce qui nous intéresse, c’est précisément l’origine de l’élément irrationnel qui est à l’œuvre dans cette notion (…) comme dans toutes les autres.
Cette formule du sociologue allemand Max Weber est au cœur de son ouvrage L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, dans lequel il met au jour l’idéologie religieuse qui sous-tend les prétentions scientifiques de l’économie capitaliste. Et montre comment ce qui se présente comme une volonté de mesure et de mathématisation du monde, va au contraire s’affirmer par la légitimation d’une pensée originellement théologique.
La mathématisation du monde a son origine légitime dans la volonté moderne, depuis ce qu’on a appelé la Renaissance, d’affirmer, à l’encontre de la violence des dogmes et des préjugés, une nécessité de la connaissance rationnelle pour comprendre le monde.
Mais, dans ses abus contemporains, elle finit bien souvent, dans une perspective positiviste de foi aveugle dans le chiffre, par se présenter elle-même comme une nouvelle figure dogmatique.
Elle n’aboutit ainsi nullement à provoquer un excès de rationalité, mais au contraire une véritable tornade de déraison, une frénésie du chiffre et de la spéculation sans limite, dont la traduction économique est la financiarisation du monde. Une démesure qui contredit radicalement la définition même de la raison (issue du latin « ratio » qui signifie la mesure).
La mathématisation du monde, c’est l’excès d’une prétention à tout mesurer. Mais cet excès obsessionnel du quantifiable n’a rigoureusement rien de rationnel : il procède au contraire d’un fantasme.
Ce sont les effets bien réels de ce fantasme qu’on veut envisager ici.
1. Raisonner, discriminer
Raisonner est, dans son origine, une stratégie d’interprétation du monde, qui permet de ne pas se laisser déborder par lui. C’est une façon pour les hommes de reprendre la main sur leur destin, en tentant d’analyser l’origine de leur conditionnement.
C’est aussi une manière d’assigner des finalités à ses actes, de se fixer des objectifs, ou, comme l’écrivait Kant à la fin du XVIIIème siècle, de « s’orienter dans la pensée ». La raison est un outil privilégié pour ouvrir des perspectives, clarifier ses choix, ne pas se laisser envahir par des illusions, ou par la part de nos émotions qui pourrait être destructrice.
Dans la pensée de Spinoza un siècle plus tôt, ce qu’il appelle notre « entendement » est le moyen de reconnaître ce qui nous détermine, pour éviter d’en être affecté négativement, c'est-à-dire d’avoir à en souffrir : l’ignorance est la source de toutes les angoisses, et c’est sa mise à distance qui nous permet d’accéder à une forme de liberté.
Mais la raison peut être aussi un instrument privilégié de la domination, la mise en œuvre de logiques de pouvoir contraignantes, ou d’une justification des rapports de force. On voit ainsi comment des lois injustes, loin de permettre l’organisation rationnelle d’un Etat, en vérouillent au contraire le fonctionnement pour dissuader toute attitude critique. Et dans ce cas, la raison authentique sera bien du côté de la désobéissance civile. Une illustration en est donnée au XIXème siècle dans le travail du philosophe américain Thoreau, qui va mettre en évidence les contradictions qui sont au cœur de la constitution des Etats-Unis, et caractérisent au final de façon emblématique les Républiques modernes, dans leur prétention à la démocratie : on affirme une politique de Droits de l'Homme et d’égalité, mais on établit en réalité des rapports de soumission qui, par le biais du pouvoir économique, vont pérenniser les processus de ségrégation. La persistance de l’esclavage dans l’Amérique de la fin du XIXème, puis l’établissement du racisme comme norme juridique dans une nation qui place la déclaration des Droits de l'Homme en préambule de sa constitution de 1783, placent le pays entier dans un dilemme qui est celui du double langage, et pousseront Thoreau à affirmer la nécessité de désobéir à la lettre du droit pour en respecter l’esprit : une forme de responsabilité citoyenne devient garante de la légitimité des lois par la dénonciation de leur double langage.
A la période contemporaine, ce double langage est celui de l’économie, et il produit des effets dévastateurs en termes sociaux, par des formes très insidieuses de propagande qui prennent toutes les apparences d’un discours rationnel. La propagande ne consiste pas seulement à propager des idées, mais leur propagation aura d’abord pour effet de les naturaliser, de présenter comme allant de soi pour tous ce qui n’est qu’une norme parfaitement arbitraire. Et de conduire par là à ne plus rien interroger.
2. Le double langage de la morale
Nietzsche montrait à la fin du XIXème siècle, en Europe cette fois, dans un ouvrage demeuré célèbre, ce qu’est la Généalogie de la morale : comment elle présente sous la figure de l’universel et de l’intemporel des injonctions en réalité très opportunistes et historiquement datées. Et comment elle produit par là un effet de tétanisation qui la rend ininterrogeable. Faire que les injonctions aillent de soi, c’est annuler toute distance à leur égard. Et par là même bloquer tout accès à leur critique. Il y a une autorité de la norme, produite par sa prétention à l’intemporalité, qui lui donne une sorte de transcendance et la renvoie par là au sacré. Et c’est bien sûr en produisant cet effet de transcendance qu’on parvient à l’imposer. Le transcendant intimide et rassure à la fois, il est donc par excellence un instrument de manipulation et de domination.
Dans le domaine de l’économie contemporaine, le transcendant paraît s’identifier à l’international : les normes internationales sont le plus sûr moyen de contrainte, parce qu’elles apparaissent précisément comme transcendant des normes nationales qui leur sont données comme inférieures. Elles sont présentées comme un absolu, comme un inconditionné, dont l’origine réelle et les conditions d’apparition sont obstinément tues.
Ainsi les injonctions du Fond Monétaire International vont-elles être présentées comme autant de « règles d’or », transcendantes et rationnelles à la fois, d’une mathématisation du monde. La forme la plus achevée d’un « réalisme » établi par la transcendance du chiffre. Transcendance du chiffre intégrée elle-même à une forme de transcendance morale : le vocabulaire de l’ « austérité », de la « rigueur », de la « stabilité » vient à la fois ici occulter et légitimer. Il occulte la réalité d’une dérégulation totale, d’une soumission à la « loi des marchés » dont on ne peut plus ignorer qu’elle s’identifie à tous égards à la loi de la jungle : par son caractère foisonnant et inextricable, par sa démesure inassignable au contrôle, et par l’évidence des rapports de force qui s’y donnent libre cours. L’antiphrase de la rigueur est ici le masque d’un véritable dévergondage économique, l’écran derrière lequel il peut se déchaîner.
Mais cette fonction d’écran est aussi dans une fonction de légitimation. Un vocabulaire de la raison et de la moralité vient donner son assise éthique et sa justification au déchaînement de la violence économique. L’abstraction du chiffre d’un côté, l’abstraction de la règle morale de l’autre, viennent en renfort de ce qui n’a strictement rien à voir ni avec les mathématiques, ni avec la morale, ni avec un quelconque universel : un pur rapport de prédation, qui va se traduire dans le vocabulaire de la dette.
3. Détruire l’Etat par l’Etat
Un ouvrage récent de l’économiste François Chesnais montre précisément l’émergence d’une omniprésence de ce vocabulaire historiquement daté :
C’est seulement dans les années quatre-vingt-dix que la rémunération des dirigeants d’entreprises en stock-options est devenue la règle. Mais on avait précédemment vu la réémergence du pouvoir des créanciers. Leur « dictature » a ouvert la voie au « pouvoir de la finance » entendu comme celui des investisseurs institutionnels et des marchés actionnaires. Il n’aurait pas pu s’installer aussi vite et facilement si les gouvernements des grands pays ne l’avaient pas appuyé. Ce sont eux qui ont remis la finance en selle.
Ce pouvoir de la finance, c’est celui d’une pure abstraction spéculative, qui se traduira dans ce double effet d’enclosure que constituent les « bulles spéculatives » et les « paradis fiscaux ». Il ne participe donc à aucun niveau de ce que le premier théoricien du libéralisme, Adam Smith, appelait au XVIIIème siècle la « richesse des nations ». C’est au contraire un effet fondamentalement parasite, qui produit la captation des richesses à des fins particulières, en les désinscrivant de la circulation publique. Et le phénomène massif des « privatisations » participe bel et bien de cet effet. La dictature des marchés s’instaure donc très clairement à l’encontre de la richesse des Etats, et participe au contraire de leur appauvrissement, et d’une véritable hémorragie de l’argent public, traduite par leur « endettement ». Comment expliquer alors qu’elle n’ait pu s’installer, comme l’écrit Chesnais, qu’avec l’appui des grands Etats ?
Cette perversion est au cœur même de la pensée ultralibérale : une pensée qui vise à la destruction de l’Etat par le moyen de l’Etat lui-même.
Il faut des Etats, non pas pour assurer la défense des intérêts des citoyens, mais au contraire pour servir de relais à leur assujettissement. Il faut un contrôle étatique pour assurer l’aliénation des sujets à la domination supra-étatique de ce qu’on appelle « les marchés », comme pouvoir occulte et incontrôlable des circuits financiers internationaux. Et la dette a précisément cette fonction de placer les gouvernants non plus en position de représentants du peuple, mais en position d’intermédiaires de la disparition du concept même de peuples.
4. Peuples et populations
Michel Foucault opposait déjà dans la construction du concept de biopolitique, la notion de peuple à celle de population. Le peuple est, dans sa définition moderne issue du travail de Rousseau, celui qui détient une forme de responsabilité politique, celui dont l’unité consciente donne lieu à ce que Rousseau appelait la « volonté générale », comme reconnaissance d’un intérêt collectif. C’est ce concept qui disparaît avec l’émergence des biopouvoirs, pour faire place à celui de population. Une population est une masse d’individus traités de façon statistique comme des entités corporelles, comme les objets du politique et non plus comme ses sujets. Dès lors que le concept de population prend le pas sur celui de peuple, c’est la question même de la représentativité qui est vidée de son sens. Les gouvernants ne sont plus les représentants d’un peuple, ils sont les gardiens d’une population dont les intérêts ne sont plus supposés rencontrer les leurs. Le clivage qu’on voit apparaître de façon de plus en plus massive, la création progressive d’une véritable caste politique qui fait perdre au terme même de politique son sens commun, est issu de ce mouvement corrélatif de séparation entre peuple et représentants, et d’aliénation de ces derniers à un pouvoir violemment opposé aux intérêts d ceux qu’ils sont supposé représenter.
L’émergence de ce qu’on appelle méprisamment « populisme » est exactement corrélative de cette dégradation du concept de peuple, qui produit une distinction de classe. Et là encore, le mot va avoir un redoutable usage : confondant les crispation réactives et nationalistes de l’extrême droite avec les revendications d’une pensée sociale de l’espace public, il va conduire à discréditer cette dernière pour rejeter la revendication aussi éclairée que fondamentalement populaire de l’égalité. Ce double langage participe bien évidemment, comme le montre la sociologie contemporaine, d’un processus de délégitimation du seul concept qui puisse permettre la revendication des droits : celui de peuple. Et le discrédit jeté sur le concept de peuple va de pair avec le crédit accordé aux marchés.
Foucault écrivait, dans un entretien de 1983 intitulé « Structuralisme et post-structuralisme » :
Je n'admets absolument pas l'identification de la raison avec l'ensemble des formes de rationalité qui ont pu, à un moment donné, à notre époque et tout récemment encore, être dominantes dans les types de savoir, les formes de technique et les modalités de gouvernement ou de domination, domaines où se font les applications majeures de la rationalité. (…) Pour moi, aucune forme donnée de rationalité n'est la raison.
Il mettait de cette manière en évidence les formes arbitraires des usages de la raison, mais aussi les trois domaines où elle s’exerce comme condition d’un pouvoir : celui des sciences, celui de la technique et celui du gouvernement. Les trois s’inscrivant à des degrés divers dans la configuration du politique.
5. Les effets meurtriers de l’« équilibre budgétaire »
Il est clair que désormais, c’est une nouvelle forme de rationalité qu’il faut revendiquer : celle qui, consciente des perversions de ses usages, s’obstine à utiliser la raison comme une arme légitime contre ces armes terrifiantes que constituent les politiques du chiffre. Le juriste suisse Christophe Tafelmacher qualifie la politique des quotas migratoires d’ « arme de destruction massive contre les droits ».
De cette politique du chiffre, on voit autant les effets meurtriers sur la question des quotas que sur celle des politiques de santé publique, qui privilégient des politiques gestionnaires sabordant la santé des personnes au nom de la solvabilité des Etats. Or c’est précisément dans les préconisations du FMI que se trouve le privilège exclusif accordé aux lois du marché. Privilège qui s’impose non seulement à l’encontre des sujets, mais à l’encontre des Etats eux-mêmes.
Dénoncer l’arme de destruction massive que constitue le double langage n’est donc nullement une position défensive : c’est la condition même pour saper les fondements de légitimité de politiques au sens propre du terme criminelles.
De la même manière qu'en économie, un certain vocabulaire du chiffre, de la rentabilité, de l' "équilibre budgétaire", de la "balance des comptes", et bien sûr de la "dette", font passer pour rationnels des modes de pensée économique qui sont radicalement absurdes, illogiques et dévastateurs ; de la même manière, les principes d' "évaluation", d' "expertise" ou de "médecine par la preuve" font passer pour rationnelles des pratiques médicales et hospitalières qui ne le sont nullement, et vont au contraire à l’encontre de ce qui devrait être leur finalité : l’intérêt des patients.
Si donc la rationalité authentique est celle qui subordonne ses moyens à des fins d'équité sociale, alors la culture du chiffre est le contraire d'une rationalité politique : ceci semble déterminant pour redonner sa dignité au vocabulaire de la raison, et éviter que le combat contre une culture du profit ne se transforme en combat contre une exigence légitime et vitale de rationalité.
Ce qu'il faut dénoncer en économie, à travers tout le domaine des politiques publiques, c'est précisément l'irrationalité fondamentale d'une logique du profit, comme on peut dénoncer en médecine l'irrationalité fondamentale d'une logique étroitement gestionnaire.
En 1990, l’intégration de la Russie dans le système financier mondial avait pour premier effet l’essor des mafias, et d’un régime fonctionnant sur les ressorts occultes du FSB, créé l’année suivante.
En 1994, le prêt accordé au Mexique par le FMI, conditionné à son intégration dans l’accord de libre-échange nord-américain, allait provoquer non seulement sa ruine, mais son exposition ultérieure à l’hyperviolence sans contrôle des narcotrafiquants.
En 1998, la crise argentine accompagnait la dérèglementation du système bancaire imposée par le FMI.
Et en 2009, le rapport sur les finances de la France préconisait de limiter la hausse des dépenses sur les pensions, la santé et les salaires. La dérèglementation exponentielle des marchés accompagnant les restrictions les plus drastiques des politiques publiques.
Intimider par le langage savant de l’économie, imposer une crédibilité par le langage scientifique de la rationalité, asséner une légitimité par le langage moral de la religion, c’est à la fois masquer l’ignorance, occulter le fantasme et euphémiser la violence économique.
Et l’arme qui permet de combattre tout cela est celle qui oblige à retourner contre eux-mêmes les effets de duplicité, de domination et de destruction liés à la pratique constante du double langage.
© Christiane Vollaire