Défis de l’éducation en contexte contemporain



1. Dans les contradictions du système éducatif : les effets du double langage
a. L’écart entre norme et réalité
b. Un concept du double langage croisant terrain et théorie
2. Le procès de l’éducation par l’immigration
a. Du texte de Sayad à la représentation théâtrale
b. Des pouvoirs entre filiation révolutionnaire et filiation réactionnaire
3. La réappropriation de l’histoire comme travail
a. L’histoire retournée par les présumés subalternes
b. L’éducation comme exigence d’un effort
4. La charge polémique et subversive du processus éducatif

Le paradoxe du processus éducatif, et son défi fondateur à tous les âges de la vie, est qu’il vise à la reproduction sociale, tout en reconnaissant la nécessité d’un renouveau, supposé par la transmission intergénérationnelle elle-même. Mais cette nécessité du renouveau se manifeste aussi dans l’écart entre les attendus égalitaires d’un système éducatif tel qu’il se légitime, et la réalité inégalitaire de son fonctionnement. Elle se manifeste enfin dans tout ce qui travaille, indépendamment du système éducatif, à toutes les formes d’une éducation populaire.

Il est donc clair qu’un tel projet, par son ampleur même et ses propres contradictions, suppose pour chaque sujet une pluralité d’intervenants, autant qu’un conflit d’interventions antagonistes. Et c’est du conflit même de ces interventions que se nourrit tout processus d’éducation. La genèse éducative n’a rien de linéaire et, pour cette raison même, elle s’oppose à la linéarité biologique, autant qu’aux injonctions parentales originelles : l’éducation n’est pas un développement continu, mais une suite de ruptures souvent violentes, qui échappent précisément à la volonté éducatrice de chacun des acteurs de ces ruptures. C’est la raison pour laquelle elle ne peut pas se réduire à ces procédés rectilignes que Foucault désignait comme « orthopédie », et dont son œuvre même tend, en en montrant la généalogie, à briser la légitimité. Dans le contexte de la philosophie des Lumières, Rousseau affirmait, dans Le Contrat Social, que « la loi est éducatrice ». Ce qui signifie que le concept d’éducation est avant tout un concept politique et sociétal, comme le dit, dans de nombreux pays, l’existence d’un ministère de l’Éducation nationale. Or tout processus éducatif réel tend à la fois à désirer et à briser la fiction d’un monopole éducatif. L’éducation scolaire, puis la formation technique ou académique, brise le monopole de l’éducation familiale, comme les réseaux d’internet brisent à leur tour le monopole de l’éducation scolaire et de la formation. Tout comme les affiliations affectives, sociales ou militantes briseront à leur tour le monopole virtuel de l’internet.

Il est donc impossible de concevoir un processus éducatif indépendamment de la variété des contextes sociaux qui le contraignent et en font un nœud d’antagonismes. Le défi essentiel qu’on devra alors affronter, parce qu’il est un creuset de ces antagonismes, sera celui des inégalités de classe et de territoire. Et c’est celui-ci que, dans la perspective d’une problématique d’émancipation, et en partie autour d’un travail de philosophie de terrain, je souhaite ici développer.

1. Dans les contradictions du système éducatif : les effets du double langage

a. L’écart entre norme et réalité

Qu’éduquer soit à la fois la visée qui singularise chaque individu pour en faire un sujet, et celle qui remplit le programme d’une réponse à la nécessité sociale et collective, est déjà un paradoxe essentiel du processus éducatif. Déjà, s’imprégner de sa propre langue maternelle, c’est entrer dans l’appartenance à un commun dans le temps même et par les moyens par lesquels on construit sa propre intériorité.
Mais en outre l’appartenance à un commun, l’intégration sociale au sein d’un État, ne se fait pas au sein d’une unité, mais au sein d’une source permanente de conflits et de rapports de pouvoir. Une société n’est pas le lieu fictif de l’intérêt général, mais le lieu réel de rapports de classe et d’effets de domination au sein desquels s’inscrit déjà le processus éducatif. Dans cette dynamique permanente, où aucune position ne peut être essentialisée, à quelles finalités multiples vont répondre les différentes instances éducatives, et plus particulièrement celles qui structurent un dispositif institutionnel d’éducation nationale ?

Ces contradictions, je vais en prendre l’exemple dans le système éducatif français, à partir d’un travail de philosophie de terrain mené en 2019 en banlieue Nord de Paris, à Stains. Là, un groupe de femmes décide d’organiser des États Généraux de l’Éducation dans les quartiers populaires. C’est la troisième année consécutive que ces États Généraux ont lieu : ils se sont faits d’abord à Montpellier, puis à Créteil. Ce que ces femmes constatent, de fait, c’est que l’organisation de l’école publique, dan le primaire comme dans le secondaire, ne répond pas aux exigences posées dans les fondamentaux du ministère qui en a la charge. Ce constat peut être fait à tous les niveaux du système éducatif. Mais elles se rendent compte que l’écart entre la norme posée et la réalité du fonctionnement est infiniment plus profond dans les lieux qu’elles habitent, et qui sont les banlieues des grandes villes.
La question de l’éducation leur apparaît donc déjà problématisable à partir de son ancrage territorial, et c’est des problématiques spécifiques au territoire sur lequel elles se trouvent, et dont elles expérimentent chaque jour les insuffisances en termes de dotation, qu’elles vont partir.

Or cette réflexion sur l’éducation suppose elle-même une mise en abîme du processus éducatif : élaborer une pensée critique sur le système éducatif, nécessite aussi de s’éduquer soi-même à l’analyse pour utiliser plus efficacement les données de sa propre expérience. Ainsi ma relation avec ce groupe devient-elle un véritable échange de savoirs : en échange de la transmission de leur expérience, dont j’ai besoin pour mon propre travail, je leur propose une éducation à la lecture des textes qui pourront leur servir à argumenter cette expérience, à en faire un objet d’analyse et de partage. Parallèlement se fera aussi une éducation à l’image (par le photographe Philippe Bazin) et un atelier d’écriture (par la journaliste Marina Da Silva), le tout coordonné par la médiatrice Zouina Meddour, militante du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues.

b. Un concept du double langage croisant terrain et théorie

C’est donc en travaillant les textes de la philosophe Hannah Arendt, et du sociologue Abdelmalek Sayad que les femmes de Stains vont construire un concept leur permettant de ressaisir les griefs qu’elles éprouvent à l’égard d’un système éducatif qui ne cesse de décevoir leurs attentes de reconnaissance pour elles-mêmes et de progrès pour leurs enfants. Ce concept est celui de double langage. La duplicité du pouvoir se lit ainsi dans l’écart entre les textes qui établissent le fonctionnement républicain de l’école, et la réalité des discriminations qui s’y font jour et s’en nourrissent.
Mais ce double langage est-lui-même inscrit dans l’histoire du peuplement des quartiers où elles vivent, ainsi que dans leur propre statut et celui de leurs familles au sein de ce peuplement. Dans le même temps où se tient le discours républicain de l’égalité et de la fraternité, se vit au quotidien l’expérience de la discrimination, pour une population dont une large part a pourtant acquis la nationalité française. Il est difficile en effet de combattre des discriminations réelles, si la législation est supposée les interdire dans le temps même où elle les tolère et permet leur reproduction. Pierre Bourdieu écrivait, dans le texte d’une conférence de 1989 :

Je voudrais évoquer aujourd’hui les mécanismes extrêmement complexes à travers lesquels l’institution scolaire contribue (j’insiste sur ce mot) à reproduire la distribution du capital culturel et, par là, la structure de l’espace social .

Ce concept de la reproduction des inégalités, appliqué à un système scolaire supposé permettre au contraire l’égalisation sociale, est au cœur des contradictions que Bourdieu désigne comme constitutives d’un ordre social républicain, dont la devise égalitaire entre en conflit avec les nécessités de son fonctionnement hiérarchisé. Et dont les prétentions à la dynamique sociale sont antagonistes de son rôle stabilisateur de maintien de l’ordre. Bourdieu attribue aux dirigeants politiques, c'est-à-dire aux technocrates responsables des politiques de l’enseignement, ce rôle précisément, d’associer le capital culturel (la manière dont l’accumulation des savoirs reconnus permet de négocier une position sociale) au capital économique, et par là de figer une école, réputée permettre l’ascension et le brassage social, dans la fonction contraire de perpétuation des privilèges :

La même position se retrouve dans l’ambivalence des mêmes dirigeants à l’égard d’un système d’enseignement auquel ils doivent sinon leur position, du moins l’autorité et la légitimité avec lesquelles ils l’occupent. (…) Ils favorisent l’enseignement privé et soutiennent ou inspirent toutes les initiatives politiques visant à réduire l’autonomie de l’institution scolaire et la liberté du corps enseignant .

2. Le procès de l’éducation par l’immigration

a. Du texte de Sayad à la représentation théâtrale

C’est dans cette perspective que Sayad comprend la dimension déceptive de l’école, pour ceux qui sont par excellence les représentants des groupes exposés à la précarité sociale : les habitants des quartiers populaires « issus de l’immigration ». En 1985, Sayad écrivait sa contribution à un rapport demandé par le ministère sur la scolarisation des enfants de l’immigration. Mais, estimant n’avoir pas été entendu au sein de la commission chargée de rendre ce rapport, il en démissionnait avant même sa remise. On pouvait y lire :

On s’en remet à l’école, bien sûr, pour l’instruction à donner à l’enfant, mais, plus que cela, pour toute sa formation (intellectuelle et morale) et, sans doute, pour son éducation plus que pour son instruction. C’est dire que les attentes à l’égard de l’école sont très grandes, voire démesurément grandes, et, surtout, qu’elles sont globales : elles ne sont pas et ne peuvent pas être strictement « scolaires » - c'est-à-dire cognitives, telles les attentes que l’école sanctionne par ses propres moyens, ses verdicts (examens et diplômes) -, elles sont aussi (solidairement) sociales, morales. Parce que l’école ne répond pas à ces attentes, la déception qui s’ensuit se mue en accusation ou, plus exactement, elle ne peut s’exprimer que sous forme d’accusation et en termes d’accusation .

La force de Sayad est d’entendre ce que recouvre cette accusation : c’est ce qu’il appelle « le procès de l’école au regard des immigrés », inversant de façon subversive la position du jugement scolaire, pour mettre au contraire les populations réputées subalternes et systématiquement objet de jugements discriminants, en position de sujet et de procureur. Il écrit :

Pour avoir beaucoup enquêté auprès des familles immigrées (surtout algériennes) sur l’état de la scolarisation de leurs enfants, j’ai appris, à ma grande surprise, que les immigrés font à l’école française un procès extrêmement sévère, mais un procès silencieux, qu’ils n’ont l’occasion de formuler qu’en aparté, entre partenaires « complices » (c'est-à-dire soumis au même traitement par l’école). Aussi pénible que soit l’accusation qu’ils portent de la sorte contre l’école, on ne peut ignorer qu’elle soit taxée de racisme. (…)Il est encore plus triste de constater que cette accusation n’est pas toujours, malheureusement, dénuée de tout fondement : non seulement elle correspond à la perception subjective que les immigrés ont du traitement sélectif (traitement qu’ils diraient discriminatoire s’ils pouvaient le qualifier) que l’école réserve à leurs enfants, et toujours au détriment de ces derniers, mais c’est souvent aussi que cette perception est confirmée ça et là par maintes expériences .

La lecture du texte de Sayad va être ici déterminante : le groupe des femmes de Stains va se réapproprier l’idée du procès pour en faire l’objet d’une représentation théâtrale. Et là, avec l’appui d’une metteure en scène et de trois comédiens, elles vont, dans le déroulement de États Généraux de l’Éducation en novembre 2019, jouer cette pièce dont elles ont écrit ensemble le texte à la suite des ateliers de philosophie et d’écriture. Ce travail va leur permettre de sortir des griefs particuliers portés contre les enseignants ou les représentants administratifs ou éducatifs avec lesquels elles sont en relation, pour analyser la dimension structurelle des défaillances du système ou de ce qui le rend hostile. L’analyse se fera à deux niveaux : celui du double langage du système éducatif et celui de sa mise en perspective historique, concernant en particulier le rapport à l’immigration dans sa dimension postcoloniale.

b. Des pouvoirs entre filiation révolutionnaire et filiation réactionnaire

L’histoire de l’École en France, depuis le XIXème siècle, est en effet construite sur le double langage, parce que c’est une double histoire, issue d’un double héritage : celui de la Révolution française, revendiquant d’alphabétiser le peuple et de l’éclairer pour qu’il puisse jouer un rôle politique, et celui de la montée au pouvoir des classes bourgeoises, issues d’une contre-révolution.
En 1871, c’est par les Républicains que l’insurrection populaire de la Commune de Paris est noyée dans le sang. Celui qui co-organise la répression est Jules Ferry, maire de Paris. Mais dix ans plus tard, ministre, il est aussi le fondateur de l’École publique, gratuite, laïque et obligatoire. Jules Ferry veut l’alphabétisation des masses, mais c’est pour les instruire dans le respect des hiérarchies et des inégalités. Et, dans le même temps où il fonde cette école publique, il est un ardent promoteur de la nouvelle entreprise coloniale française, qui fait suite à l’abolition de l’esclavage. Le racisme, qui prend sa pleine expansion au XIXème siècle, se fonde d’abord sur cette nécessité culturelle de rendre « naturellement » (c'est-à-dire biologiquement) inférieurs ceux qu’on veut exploiter économiquement.

Toutes ces torsions successives, d’une République anti-monarchiste mais anti-égalitaire, d’une éducation accessible à tous mais fondant les hiérarchies, d’un universalisme des droits de l'homme qui conduit à les bafouer et instaure les discriminations, d’une abolition de l’esclavage qui donne lieu à de nouveaux modes d’exploitation du travail, sont au cœur du double langage des politiques de l’éducation. Défendre l’École publique, c’est donc au final la défendre aussi contre ses propres inventeurs, et contre le mythe de son sens unique. C’est retourner contre leur affichage égalitaire les effets des textes dont les pouvoir se servent actuellement pour aggraver les inégalités. C’est rendre à l’idée d’égalité son sens réel, à l’encontre des perversions d’un double langage qui tend toujours à la neutraliser.

Ce travail conduira à interroger le concept même de discrimination positive, à l’origine de la création des Zones d’Éducation prioritaires qui sont supposées bénéficier de financements spécifiques eu égard à des populations réputées « plus difficiles ». Discrimination positive est en effet une contradiction dans les termes, puisque discriminer, c’est produire de la division et de l’inégalité. Aucun de ces mots n’est connoté positivement, et ils sont dévalorisants. Comment va-t-on donc les « positiver » ? En produisant en surface un semblant d’égalisation, là où demeure en profondeur l’inégalité. On pallie les effets, mais on ne touche pas aux causes, qui demeurent structurelles.

Défendre des mesures simplement palliatives, s’avère donc très ambigu : à la fois nécessaire, puisque lorsqu’elles sont menacées, on perd des droits et c’est un recul social ; et pervers, puisqu’en les défendant on admet l’inégalité originelle, on risque de la légitimer et on paraît renoncer à la contester. La défense des acquis liés à la discrimination positive est donc tiraillée entre deux exigences contradictoires. L’une est de promouvoir un droit commun, identique pour tous ; l’autre est de tenter d’améliorer en surface des conditions produites par une inégalité réelle, qu’on contribue implicitement à maintenir en profondeur.
Car, au niveau de l’École, une discrimination réelle existe, puisque les quartiers réputés « populaires » sont beaucoup moins dotés en termes de moyens que les quartiers peuplés des classes originellement favorisées. C’est sur cette discrimination-là (qui n’a rien de positif mais relève de la ségrégation) qu’il faudra d’abord mettre l’accent, pour défendre un droit à l’égalité en termes d’éducation.

L’ensemble de ces réflexions, auxquelles a mené le travail commun à partir des expériences et des textes, sera porté, symboliquement et réellement, sur le devant de la scène. Et quand la pièce s’achèvera sous les applaudissements, ce sera une explosion d’émotion : la conviction d’avoir pu enfin porter dans l’espace public ce procès jusque là, comme l’écrivait Sayad, silencieux. Une parole s’est libérée et c’est ce processus d’émancipation que doit viser, aux yeux de ces femmes, toute ambition éducatrice. Kant l’écrivait à la fin du XVIIIème siècle, dans ses Réflexions sur l’éducation :

L’homme peut ou bien être simplement dressé, dirigé, mécaniquement instruit, ou bien être réellement éclairé .

Si l’instruction est nécessaire, la lumière est ce qui fait de cette instruction un ferment de réflexion critique, et de la transmission elle-même un facteur de métamorphose, individuelle et collective. La convergence entre le récit d’expérience de ces femmes, la réflexion qu’elles en tirent et les munitions intellectuelles que nous pouvons fournir à leur analyse, va produire le cocktail explosif d’une conscientisation collective.

3. La réappropriation de l’histoire comme travail

a. L’histoire retournée par les présumés subalternes

On le voit par cette mise en abyme de la question de l’éducation, tout processus d’émancipation passe par la nécessité de se réapproprier l’histoire, de la connaître, de faire le lien entre histoire privée et histoire publique, de rapporter des problématiques qui semblent familiales et locales aux effets de la grande Histoire. Mais aussi de soumettre la grande Histoire à cette réappropriation populaire. C’est ce que propose l’historien américain Howard Zinn, en publiant Un Histoire populaire des Etats-Unis, proposant par exemple :

L’histoire de la découverte de l’Amérique du point de vue des Arawaks, l’histoire de la Constitution du point de vue des esclaves, l’essor industriel à travers le regard d’une jeune femme des ateliers textiles de Lowell, la guerre hispano-américaine à travers celui des Cubains, la conquête des Philippines telle qu’en témoignent les soldats noirs de Luson, l’Âge d’or par les fermiers du Sud, l’impérialisme américain de l’après-guerre par les péons de l’Amérique latine .

Ce déplacement du point de vue est sans doute la condition pour ouvrir de nouvelles perspectives. Il permet d’échapper à la violence injonctive du double langage des pouvoirs, comme aux effets pervers de toutes les formes de déni politique.
Dans la pensée spinoziste, ce n’est pas par l’exercice d’une volonté ex nihilo qu’on se rend libre, mais au contraire par la reconnaissance des déterminants qui nous lient. Et cette idée est au cœur de sa pensée politique. Tout pouvoir, sur soi comme sur son groupe d’appartenance, s’exerce à partir d’un savoir de ce qui nous conditionne et structure les fondements de notre action.

Pour les femmes de Stains, portant leur regard et axant leurs perspectives sur un système d’éducation publique, il était difficilement pensable que la figure de Jules Ferry, figure tutélaire à l’origine de l’accès à l’école pour tous, puisse être aussi celle d’un des fers de lance de l’entreprise coloniale dont leur histoire est ensanglantée, et un fervent soutien de sa violence raciste. Mais elles savent qu’en tant que subissant en France le stigmate de l’immigration, elles sont précisément marquées de cette histoire coloniale, même pour celles qui sont nées sur le territoire français ou en ont acquis la nationalité. Faire le lien entre les deux visages de cette tête de Janus va donc avoir un véritable effet libérateur, leur permettant de mettre des mots et des noms sur des contradictions structurelles qu’elles n’avaient pas jusque là les moyens historiques de désigner, alors qu’elles en saisissaient parfaitement les effets.

Pour des groupes qui ont été trahis par les dirigeants de leurs pays d’origine au point de ne plus pouvoir y séjourner et d’être obligés de les quitter, il est bien difficile de se représenter pour ce qu’ils sont : les héritiers des luttes de leurs ascendants, qui ont remporté les guerres de décolonisation. De fait, les vainqueurs des guerres de décolonisation sont bel et bien les vaincus de la guerre économique menée au niveau mondial, qui conditionne l’explosion des processus migratoires. Mais se réapproprier l’histoire, c’est comprendre dans l’infériorisation des personnes issues de ces exils, une véritable perversion politique : celle qui tend à nier cette victoire originelle de la seconde moitié du XXème siècle, pour faire perdurer un racisme de fait que le droit pourtant prétend condamner.
En ce sens, les vainqueurs de la guerre économique actuelle sont bien quelque part les vaincus d’une guerre symbolique, ne pouvant pas légitimement revendiquer les discriminations qu’ils mettent en œuvre. Le double langage lui-même n’est à cet égard rien d’autre qu’un aveu de faiblesse des pouvoirs.

b. L’éducation comme exigence d’un effort

Éduquer, ce pourrait donc être ici transmettre cette double histoire d’une République construite à la fois dans la lutte contre les privilèges de l’Ancien Régime et dans les trahisons qui ont fait des États modernes des reproducteurs de privilèges. Le prisme colonial est à cet égard doublement éclairant, puisque, comme le montre l’historien Olivier Le Cour Grandmaison, l’histoire coloniale fait doublement modèle de la reproduction des inégalités. À la fois parce que la gestion policière des populations « issues de l’immigration » dans les quartiers populaires se situe dans la ligne d’une brutalisation coloniale qui fait retour sur les métropoles, et parce que la brutalisation coloniale elle-même a pu être considérée comme un laboratoire de la répression des revendications sociales. Ce que montre la double intervention du fondateur de l’école publique, dans l’écrasement du mouvement populaire de la Commune de Paris, et dans son soutien à l’expansion d’un empire colonial.
Transmettre l’histoire, c’est donc transmettre les éléments pour comprendre et saisir un processus en cours, et participer ainsi à la question posée de façon réitérée par Michel Foucault « Qu’est-ce que notre actualité ? ». Mais c’est aussi, par là même, se réapproprier un NOUS transculturel et trans-générationnel, visant au partage d’un capital symbolique à l’encontre de sa partition.

Or cela suppose une exigence. Car l’éducation n’est pas seulement une lutte contre l’amnésie ou le négationnisme historique. C’est aussi une lutte contre l’inertie intellectuelle : la subjectivation à la soumission – ou ce que La Boétie appelait au XVIème siècle « la servitude volontaire » – est un processus entropique. Une éducation émancipatrice ne peut donc reposer en aucun cas sur une forme d’imprégnation naturelle des savoirs, mais sur une lutte pour reconfigurer des sujets rendus passifs et les réactiver. C’est cette dynamique de réactivation et de revitalisation qu’on peut observer dans une classe où les regards s’éveillent sous l’effet de la conscience d’un effort. Mais cette réactivation suppose un travail rigoureux de ceux qui veulent apprendre. Si elle relève bien de ce que Spinoza appelait « l’effort de tout être pour persévérer dans l’être », c’est un effort devenu conscient et volontaire. Et le volontarisme du processus éducatif nécessite l’exercice, l’entraînement, l’affrontement aux difficultés, comme en suppose toute volonté de progresser. En ce sens, participer à une émancipation réciproque au sein des quartiers populaires, c’est bel et bien adopter l’inverse d’une position humanitaire qui les poserait en victimes d’un système à la marge duquel on viendrait les secourir.

4. La charge polémique et subversive d’un processus éducatif

Le concept d’éducation, qui fait l’unanimité sur sa nécessité, est pourtant porteur d’une puissante charge polémique. Et le rôle des éducateurs lui-même est à la fois lesté, alourdi du poids de cette charge, et dynamisé, mobilisé par les contradictions qu’elle véhicule.
Enseigner en quartiers populaires, est-ce ainsi participer d’une volonté d’équité sociale ou d’une entreprise de discrimination ? Exiger l’effort et le travail, est-ce s’inscrire dans une entreprise de pacification – au sens social ou colonial du terme –, ou est-ce au contraire fournir les moyens et les armes intellectuelles pour une action revendicatrice ? Ces moyens eux-mêmes peuvent-ils être acquis sur un court terme, ou nécessitent-ils au contraire une formation de long terme ? La formation des enseignants leur milieu d’origine, la sélection dont ils ont fait eux-mêmes l’objet, sont-ils les moyens pour un pouvoir de s’assurer leur docilité, ou sont-ils susceptibles au contraire d’être retournés en outils critiques par ceux qui en ont bénéficié ?

Il me semble que c’est de cette subversion des critères de la docilité en outils critiques, que peut relever une intention d’émancipation. Et c’est d’elle aussi que relève du reste toute acculturation. C’est cette subversion qui peut permettre que les processus de subjectivation, tels que les décrit Michel Foucault, ne participent pas nécessairement des dispositifs d’assujettissement. Une expérience m’en a été donnée en Angola, où, faisant un terrain comme infirmière, j’ai travaillé pour Médecins Sans Frontières dans le maquis de guérilla de l’UNITA. Maquis dont le paradoxe était à la fois d’être soutenu par les USA et l’Afrique du Sud de l’Apartheid, dans les dernières années de la guerre froide juste avant la chute des blocs, et d’être dirigé par Jonas Savimbi, formé lui-même dans la Chine maoïste et les guerres de décolonisation. Lors de cette expérience (autour de Jamba, dans le Sud-Est du pays, en 1986), je sortais de quatre formations différentes : deux formations intellectuelles (en philosophie et en littérature comparée) et deux formations médicales (un diplôme d’infirmier et un diplôme de médecine tropicale).

Or, dans un contexte pourtant contraignant, ce terrain a été de fait une authentique expérience d’échange des savoirs, durant les quatre mois qu’a duré la mission, entre la jeune soignante fraîchement diplômée que j’étais, qui venait d’acquérir les éléments théoriques de la médecine en milieu tropical dont elle n’avait aucune pratique, et des cliniciens aguerris, ayant une large expérience pratique de ce type de médecine dans les conditions le plus dures, sans avoir eu le temps de la formation théorique. De part et d’autre, la soif de savoir était aussi intense que la reconnaissance du savoir de l’autre.

Pour ma part, ayant à organiser cette formation dans un hôpital de campagne, je me sentais dans la position de ce que le philosophe Jacques Rancière appelle « le maître ignorant ». Chargée d’enseigner, tous les soirs après la journée de travail hospitalier, une discipline dont je n’avais pas la moindre expérience et des pathologies (paludisme, parasitoses, épidémies) qui n’avaient pas cours dans mon pays d’origine, situé sous d’autres latitudes et bénéficiant d’un système de santé nationalement structuré. De l’autre côté, mes étudiants avaient à la fois l’expérience de ces pathologies et une pratique de l’organisation des soins en milieux dangereux et difficiles. Je n’avais eu par ailleurs en France que des responsabilités infirmières ; eux avaient des responsabilités de cliniciens, en charge de l’établissement des diagnostics et de la prescription des traitements. Je leur offrais donc les éléments théoriques qui leur permettaient de ressaisir et de synthétiser leur pratique ; et ils m’offraient l’apport inestimable – et à mes yeux bien plus nécessaire – de leur expérience de terrain.

Et pourtant c’était moi qui, dans le partage des tâches, étais supposée être « le maître », du fait seulement d’une position de surplomb humanitaire qui relevait tout simplement, sur un terrain décolonisé en pleine guerre civile, de la position du médecin colonial. Mais c’est précisément cette conscience de l’usurpation, cette conviction d’être déplacée sur un terrain dont j’étais supposée occuper le centre, qui permettait que l’échange ait lieu dans une forme de reconnaissance réciproque, subvertissant l’institution originelle du surplomb et la reproduction implicite du geste colonial, pour les contredire par une pleine légitimation de la compétence de l’autre. Cette subversion peut faire modèle de bien des aspects de l’éducation populaire.

Conclusion

Travaillant en Grèce, de 2017 à 2020, avec le photographe Philippe Bazin, sur la question des solidarités populaires face à des politiques économiques destructrices, je n’ai pas entendu seulement les soignants, les associations ouvrières, les mouvements de revendication écologique et les associations d’assistance matérielle, mais aussi les pédagogues engagés sur le terrain des luttes. Dans tous les cas, la volonté de solidarité engageait la conscience de l’intérêt commun qui liait les citoyens, dans la pluralité de leurs âges et de leurs conditions, non seulement entre eux, mais aux personnes en situation de migration. Conscience d’une histoire qui devait être partagée en dépit de la diversité contradictoire des expériences ; mais conscience aussi d’avoir à lutter contre les mêmes abus technocratiques. Conscience ainsi de constituer un Archipel des solidarités, titre de l’ouvrage que nous en avons tiré .

La question des échanges de savoirs, de leur transmission, de leur reconfiguration, s’est avérée liée à des problématiques historiques et politiques que nous ne soupçonnions pas au départ, et dont la conscientisation s’est faite à partir des entretiens. Solliciter la parole est déjà, pour le chercheur autant que pour son interlocuteur, un processus éducatif réciproque. Dans cette mesure, un regard critique porté sur les systèmes publics d’éducation ne doit pas seulement imposer les solutions alternatives d’une éducation populaire, mais faire de ces projets eux-mêmes une nouvelle expertise dans la reconstruction d’une formation et d’une éducation publiques dignes de ce nom.

Briser la fiction d’un monopole éducatif, c’est ainsi faire de ceux qui subissent les inégalités de classe et de territoire de véritables interlocuteurs dans un débat public sur les problématiques de l’éducation. Et c’est en même temps poser une exigence réciproque d’argumentation et de compétence, indissociable de la crédibilité des propositions. Cette entreprise commune est un travail nécessaire d’entr’éducation, qui ne dispense en aucun cas de l’effort redoutable indispensable à l’acquisition des savoirs, tant il ne saurait y avoir aucune naturalité possible, à quelque âge que ce soit, du processus éducatif.