UNE ESTHÉTIQUE DE COMBAT


Conférence sur l'exposition de Philippe Bazin, La Radicalisation du monde,
Musée Sainte-Croix des Sables d'Olonne, Samedi 19 septembre 09

"Plutôt que de vouloir distinguer la période moderne des périodes pré ou post-modernes, je crois qu'il vaudrait mieux chercher comment l'attitude de modernité, depuis qu'elle s'est formée, s'est trouvée en lutte avec des attitudes de contre-modernité" (1)

Quand le philosophe Michel Foucault écrit ceci en 1984, c'est pour montrer que la modernité n'est pas un questionnement chronologique, mais ce qu'il appelle un questionnement éthique, un "ethos". C'est-à-dire une attitude, un regard, un point de vue, une manière d'être et de se situer dans le monde. Et cette éthique engage aussi une esthétique, une disposition à percevoir le monde et à le produire.
Mais cette éthique et cette esthétique sont d'abord analysées dans leur dimension polémique, comme des attitudes de combat. La modernité ne se forme pas avec, elle se forme contre. Elle se produit comme une attitude de résistance, à l'encontre des réactions de la contre-modernité.
C'est cette disposition antagoniste qui permet de comprendre un enjeu essentiel du travail de Philippe Bazin, et c'est donc elle qu'on va interroger ici.

I. Dimensions polémiques du travail

On ne refera pas pour la énième fois l'historique du médecin devenu photographe, mais on dira que la photographie émerge ici comme une nécessité vitale contre la médecine. Une attitude essentiellement esthétique, contre les processus de désesthétisation qu'engendre le positionnement médical. La restauration d'une inquiétude, d'une interrogation, contre la positivité neutralisante de la prétention à la scientificité.
La photographie est un medium particulier : le medium par lequel émerge la modernité contemporaine, et autour duquel vont se cristalliser tous ses effets. Dans et par la photographie, l'image devient le produit d'une médiation technique, d'une "révélation". Elle n'est pas fabriquée, mais saisie. Elle émerge à partir d'une matérialisation de la lumière, dont le geste est seulement le déclencheur, indépendamment de toute virtuosité. Le photographe n'est donc pas seulement celui qui s'étonne du monde, mais celui qui s'étonne de sa propre saisie du monde, toujours surpris par le résultat de son geste.
Dans le travail sur les visages, cette surprise n'est pas seulement produite par l'effet de la prise de vue, mais par celui du recadrage. L'image ne vaut que par le regard secondaire qui en reconstruit le cadre, et remet de l'intention dans le résultat non intentionnel du geste de captation. Ici prend sa source la première radicalité photographique de ce travail : l'affrontement à la densité d'un visage décontextualisé. Le travail sur les visages donne sa dimension fondatrice à cette œuvre, mais il n'en épuise pas le potentiel. Il n'en est que le geste inaugural. Et c'est ce geste inaugural de radicalité, d'intransigeance esthétique, qui va ensuite poursuivre son accomplissement dans la diversification des mediums et dans l'extension de l'espace. Le paysage n'est pas pour Bazin un nouvel objet photographique, c'est l'extension de la radicalité originelle du travail sur les visages, à l'espace de l'environnement.
En quoi donc une position d'artiste est-elle une position de combat ? Précisément en ce qu'elle ne peut s'affirmer qu'à l'encontre des académismes existants. Quand Philipe Bazin entre en photographie, il doit affronter les effets esthétisants du réalisme poétique qui poursuit, dans les années quatre-vingt, la ligne d'un genre initié dans les années cinquante, à partir d'un regard rétro sur les années trente, pour célébrer les mises en scène de l'ordinaire, les joliesses d'un quotidien falsifié. Mais il s'affronte aussi à la montée en puissance de l'esthétique du reportage, à une autre forme de pseudo-véracité qui fait passer le ici-et-maintenant du photojournalisme pour l'essence même de la vérité photographique, et la photographie elle-même pour un saisissement en quelque sorte ontologique de la vérité du monde.
Husserl faisait du verbe grec "thaumazein" (s'étonner) le pivot de l'attitude philosophique face au monde. Ce qui fait que rien ne va jamais de soi, que ce qui existe laisse par définition interdit. C'est de cette position d'interloqué que paraît naître le travail de Bazin, quelque chose qui nous laisse interdit face à cet objet-monde que constitue le visage. Un interdit immobilisant, qui s'étendra ensuite du chantier au paysage. La fonction de l'artiste répond ainsi à une nécessité humaine spécifique qui est la nécessité esthétique : l'artiste produit par son œuvre la simple réponse à cette nécessité. C'est pourquoi il ne peut s'affirmer que comme distancié et comme décalé : en prise non sur une réalité, mais sur une nécessité profonde, qui échappe à l'injonction utilitaire immédiate.
Radicaliser, c'est ainsi aller à la racine, dans la profondeur, pour interroger une dimension fondamentale. La question, pour ce qui concerne les visages, est foucaldienne : qu'est-ce qui dans un sujet, échappe au processus d'assujettissement ? La modernité critique telle que la présente Foucault est en effet une position qui assume pleinement l'intention de la modernité, mais prend en même temps de la distance par rapport à ses effets de contrainte. Ainsi, dans les paysages de l'Yonne, et dans les videos qui les accompagnent, l'espace rural n'est montré que comme saisi dans les éléments d'industrialisation qui le construisent précisément comme paysage, c'est-à-dire en font tout autre chose qu'un espace sauvage. Et ces éléments eux-mêmes ne sont pas défigurants, mais constructeurs : ils ne déshumanisent pas, mais au contraire produisent l'espace comme humain. Ils interrogent, sous l'effet du "thaumazein", ce rapport à la nature et à la socialité qui produit la relation nature-culture comme nécessaire et indissociable, sans le moindre effet de nostalgie pour une pseudo-naturalité originelle. Mais en même temps, ils saisissent aussi cette dimension conflictuelle, et l'interrogent comme productrice à la fois d'une nouvelle esthétique et d'un rapport décalé, toujours problématique, à l'environnement.
Ce rapport à la modernité critique oblige sans cesse à poser la question : qu'est-ce qu'être contemporain ? Est-ce être à plat ventre devant son temps et en épouser servilement toutes les données, à la manière des manifestes futuristes qui célébraient les guerres du vingtième siècle comme des programmes esthétiques ; ou à la manière de tendances lourdes de l'art contemporain valorisant le ludique et les paillettes des programmes télévisuels en les reprenant à leur actif ? Ou est-ce être intempestif au sens nietzschéen ? C'est-à-dire à contre-courant des modes, mais en dégageant avec recul le mouvement profond des orientations spécifiques d'une époque ? Lorsqu'au XVIIIème siècle, Kant pose la question Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?, ou lorsque Foucault, reprenant sa question Qu'est-ce que les Lumières, se demande "Qu'est-ce que notre actualité ?", c'est cette demande fondamentale qu'ils formulent.

II. Actualité

C'est en 1984 (l'année qui avait été précédemment choisie par Georges Orwell pour titre de son ouvrage d'anticipation sur la modernité totalitaire) que Foucault écrit son célèbre commentaire sur Qu'est-ce que les Lumières de Kant, dans lequel il interroge le sens de la modernité à partir de la question : "Qu'est-ce que notre actualité ?". Cette année est aussi celle de la mort de Foucault. Et celle où Philippe Bazin, à trente ans, élabore ce qui deviendra l'année suivante sa première œuvre photographique : les Vieillards. Etonnant compactage du temps, où l'image de la vieillesse fait manifeste d'une nouvelle forme photographique, d'un rapport délibérément contemporain à la modernité. Et où Foucault pose la question : Qu'est-ce qu'être présent en acte dans le monde ?
Le travail de Bazin paraît s'en ressaisir : en quoi est-ce que la conscience la plus aiguë de cette présence est déjà une forme à la fois de distance et d'absence ? Ou comment est-ce que coller au monde suppose précisément de ne pas y adhérer ? Ce questionnement existentiel sur la présence fait du travail sur les visages un travail inscrit dans le rapport au temps. Il annule l'espace environnant par l'effet du cadrage. Etre de son temps, c'est en saisir la lame de fond à l'encontre des effets de surface. Et cette puissance d'interrogation s'affronte au caractère ludique du contemporain : la profondeur de la modernité entre en conflit avec les effets de mode.
C'est cette radicalité polémique qui permettra de passer de la puissance centripète d'attraction-répulsion du visage, à la puissance centrifuge d'extension du paysage, rural ou urbain.
Le travail sur les visages est donc fondamentalement, et de manière aussi indissociable que paradoxale, un travail dont la détermination esthétique renvoie à la fois à l'existentiel et au politique, précisément parce qu'il est polémique : la présence affirmée dans la puissance de radicalité du visage est celle de sujets que le fonctionnement social et institutionnel tend précisément à nier comme sujets, à ôter de la visibilité du monde, à réduire à une catégorie d'enfermement. C'est précisément parce que l'espace qui leur est dévolu est un espace de négation, qu'il est effacé comme espace du champ de la photographie, éliminé par le cadrage.
C'est seulement à partir de cet enracinement dans le présent du visage, que pourra se construire la spatialisation de l'œuvre, comme élargissement de son champ à l'extension d'un espace. Ce sera d'abord celui des chantiers, métaphore de cette construction, où la présence furtive des ouvriers prend la forme fantômatique d'une présence évanescente. Où le temps est un temps corrélatif d'apparition des lieux et de disparition des gens. Un temps intermédiaire dans ce travail photographique, suspendu dans l'abstraction, produisant un rapport intensif, et intensif parce que problématique, au réel. Rien ne va de soi dans l'image, précisément parce que cette image est dotée d'une sorte de puissance tellurique. Non pas la force immobilisante d'une pesanteur, mais la force dynamisante d'une attraction vers ce qu'on ne touche pas, dont on reste à la fois à distance et aimanté.
La dynamique de cette œuvre, à la fois centripète et centrifuge, ne se réduit donc pas à la série de ses images, mais au mouvement de sa trajectoire. Et cette trajectoire est effectivement polémique au sens qu'Héraclite, philosophe présocratique, donnait à ce terme. "Polemos" en grec signifie la guerre comme dynamique de conflit. Et dans la pensée d'Héraclite, ce sont les antagonismes qui produisent la vie. Il n'y a pas d'être immuable des choses, mais un mouvement permanent qui génère le flux de la vie, un temps en perpétuel devenir. Et ce flux vital n'est pas le paisible mouvement d'un fleuve, mais la turbulence conflictuelle d'un torrent heurtant les pierres.
Le passage de l'existentiel au politique se fait par cette puissance de la présence du sujet dans son affrontement au monde. Puissance d'affirmation qui ne se manifeste que comme puissance de résistance à la normativité sociale. Si en effet, en science physique, toute force ne peut exister que relativement à ce à quoi elle s'oppose, à la force antagoniste qu'elle affronte, alors le rapport à l'institution, comme force d'opposition à la singularité, est à la fois ce qui la contraint et ce qui l'oblige à s'affirmer.
C'est le sens qu'on peut donner aux photographies de la série des sculptures d'Eric Dietman faites en 1993, "Le Philosophe". Elles manifestent, dans le travail plastique de l'affrontement à la matière, une visagéité problématique, dont la forme demeure une virtualité, tandis que l'informe en est encore une actualité. "Qu'est-ce que notre actualité ?", demandait Foucault. C'est ici le rapport photographique à la sculpture qui l'engage, comme technique d'affrontement à la matière. De la même manière que le noir et blanc des visages et des chantiers est une technique d'affrontement à la lumière ; la video, une technique d'affrontement à la mobilité ; le travail sur les paysages, une technique d'affrontement à l'espace.
C'est d'un concept de la photographie comme technique d'affrontement, que s'élabore le travail d'artiste de Philippe Bazin. Mais qu'il y ait technique daffrontement signifie bien que l'affrontement n'est pas direct : il est médiatisé par l'appareillage technique. Cet appareillage lui-même doit donc être, pour maintenir l'affrontement, le plus simple possible dans sa complexité : une faible diversité des dispositifs, un faible nombre de prises de vue, un dispositif de manipulation élémentaire (celui du recadrage).

III. Radicalité et modernité

La radicalité de ce travail est donc issue de cette attitude polémique de refus des effets de consensus, mais aussi de refus des évidences discursives, au profit d'une évidence originelle, percutante, conflictuelle.
C'est cette radicalité qui l'inscrit dans la lignée d'une esthétique documentaire, à l'encontre des dimensions consensuelles, affectives et passionnelles de l'esthétique du reportage.
C'est ici, dans la tradition moderne, la notion même d'humanisme qu'il faut interroger, et les contresens dont son affirmation originelle (à l'encontre des pouvoirs religieux du XVIème siècle) ont pu faire l'objet, l'affadissant jusqu'à en faire ce consensus mou autour de l'esthétique humanitaire.
Dans le travail de Philippe Bazin, la notion d'homme est véritablement problématique. Elle est posée comme revendication structurelle à l'encontre d'un réel déstructurant : l'institution comme processus paradoxal de construction et de déni du sujet.
L'esthétique documentaire, centrée sur son objet, impose un regard dont l'émotion naît précisément d'un refroidissement de l'affectif immédiat, d'un refus du sentimentalisme, qui doit laisser place à l'objet dans sa rigueur structurelle. L'émotion naît paradoxalement du rapport à la structure, non du rapport à l'affect.
Le questionnement sur le paysage est ainsi problématisé à partir de l'effet de structure, et c'est pourquoi il est sériel : quest-ce qui fait série, dans ce que Deleuz appelle "différence et répétition" ? La série des Etangs, en 2009, impose cette question : qu'est-ce qui, dans la répétition de la forme, produit la différence des objets ? Qu'est-ce qui, dans l'attention à l'objet, interroge sur l'actualité de la forme, sur a présence ? Et en quoi cette présence est-elle à la fois un effet de matière et un effet d'abstraction ? Puisque le mot grec "eidos", qui a donné le français "idée", signifie originellement la forme, ce qui permet à la matière de prendre identité.
Mais dans le travail sur les Etangs, comme dans les paysages de l'Yonne, comme dans les champs de bataille d'Ecosse, c'est le rapport à l'environnement naturel qui est interrogé, et il l'est dans la perspective même de la modernité. C'est en effet seulement autour du XVème siècle, à la naissance de la modernité, que la nature prend naissance comme questionnement fondateur, épistémique et esthétique, générant un rapport problématique au paysage. C'est ce que montre, dès la fin du XIVème siècle, la fresque du Bon et du mauvais gouvernement de Lorenzetti, à Sienne.
Ce questionnement devient donc explicitement politique : être moderne, c'est s'affirmer à l'encontre de la filiation naturelle, dans un processus de refondation des origines. Ainsi la Renaissance est-elle un processus de désaffiliation volontariste à l'égard de l'historicité chronologique médiévale, au profit d'une revendication refondatrice à l'égard de l'Antiquité gréco-romaine. Elle produit ainsi une nécessité de légitimation qui ne passe pas par la filiation.
La video Noé montre ce rapport problématique à la filiation, dans l'intensité du regard maternel, non pas maternant, mais surveillant. Evoquant le rapport critique de l'œuvre du photographe américain Lewis Baltz à la caméra de surveillance. Quelque chose nous dit la nécessité d'une distance à l'agard de la proximité naturelle et des effets de contrainte qu'elle induit. Quelque chose nous dit que la nature n'est pas simplement ce qui doit être suivi ou ce qui doit être combattu, mais ce qui doit faire l'objet d'une reconquête, d'une réappropriation, d'une incessante dialectique conflictuelle.
Pour un travail photographique conscient de ses enjeux, la modernité se définit comme un processus de dénaturalisation du politique, pour lequel le rapport à la communauté et au pouvoir ne va pas de soi, n'est pas originel, mais doit être sans arrêt construit, interrogé, légitimé. C'est le sens du travail sur le racisme produit autour d'une double dimension : les videos des visages des Français d'origine comorienne interrogés à Dunkerque, et répondant avec une distance dépourvue de tout pathos sur leur expérience du racisme, et les photographies de moulages ethniques produits dans la période coloniale.
Mais c'est aussi le sens du travail sur le nationalisme destructeur, autour des visages des femmes militantes des Balkans, accompagnés d'encadrés extraits d'entretiens.

L'extention spatiale du travail de Philippe Bazin, du visage au paysage rural ou urbain, sa diversification du noir et banc à la couleur, de la photographie à la video, va aussi de pair avec sa diversification géographique, des lieux institutionnels français à l'Europe de l'Est et de l'Ouest, à l'Asie (Taïwan) et récemment aux USA.
Mais cette diversification géographique s'affirme à l'encontre de toute forme d'exotisme, tant le travail sur les visages, par son étrangeté, disait déjà à quel point l'exotisme le plus radical et en nous.
La radicalisation du monde, c'est donc ce qui nous montre à quel point la surface des choses (celle-là même que convoquent les arts de l'image) nous affronte à la puissance de sa profondeur, au rude vertige et à l'actualité toujours brûlante d'un questionnement sans métaphysique sur l'espace, toujours politique, de notre présence.

Notes :
1. Michel Foucault, "Qu'est-ce que les Lumières ?" (1984), in Dits et écrits, t.II, Gallimard, Quarto, 2001, p. 1387

© Christiane Vollaire