DOCUMENTER
Sur le travail photographique de Philippe Bazin, à l'occasion de l'exposition Circulations
Musée des Beaux-arts de Calais, 26 mai 2010
1. La frontalité : le documentaire comme style
2. Le discontinu et l'inaccessible
3. Document et monument
4. Un régime de captation du monde
5. Culture et barbarie
6. Une politique de l'espace
7. Contre les standards du témoignage
En écrivant en 1969 l'introduction de L'Archéologie du savoir, qui veut ressaisir et réorienter l'intention de ses ouvrages précédents, Foucault l'oriente tout entière autour d'un concept : celui de série. Interrogeant ainsi la discipline historique comme point nodal de la pensée contemporaine, il écrit :
Le thème et la possibilité d'une histoire globale commencent à s'effacer, et on voit s'esquisser le dessin, fort différent, de ce qu'on pourrait appeler une histoire générale.
Ce sont ces postulats que l'histoire nouvelle met en question, quand elle problématise les séries, les découpes, les limites, les dénivellations, les décalages, les spécificités chronologiques, les formes singulières de rémanence, les types possibles de relation.
(…) Le problème qui s'ouvre alors, c'est de déterminer (…) non seulement quelles séries, mais quelles séries de séries - ou en d'autres termes quels "tableaux" il est possible de constituer. (1)
Traitant, au tournant des années soixante-dix, la question d'une méthodologie de l'histoire, il lui applique le terme central par lequel se définira, dans la photographie issue de l'Allemagne des années vingt, ce qu'on appelle depuis "le style documentaire" : une image qui se définit par sa dimension sérielle ; dont la série constitue non pas l'accident mais la substance. Une image dont la valeur singulière ne se fonde que dans la cohérence au sein de laquelle elle s'inscrit. Une image enfin qui réalise ce paradoxe de se constituer esthétiquement par le refroidissement émotionnel du document.
Dans le temps même où la travail photographique de Philippe Bazin se réclame de cette filiation, il tend aussi à la reconfigurer.
1. La frontalité : le documentaire comme style
L'exposition présentée ici à Calais, intitulée Circulations, fait pendant à celle qui a été présentée l'an dernier aux Sables d'Olonne, et ouvre la suite de La Radicalisation du monde, l'ouvrage qui présentait l'œuvre matrice, maintenant achevée, de son travail sur les visages (dont la série les Adolescents, unique travail antérieur aux années 2000, et réalisé à Calais, est présentée ici).
Sont montrées ici , outre trois videos (dont l'une est elle-même sérielle), un certain nombre de séries photographiques : les Antichambres, l'Albanie, les Chantiers, Porto.
Soit, dans tous les cas, un travail dans lequel le style documentaire ne constitue nullement une documentation au sens archiviste du terme. On ne se réfèrera nullement à ce travail pour savoir comment fonctionne le port de Porto, comment ont avancé les chantiers des musées de Bilbao, de Lille ou de Calais, ce qu'il reste des usines construites par la Chine populaire en Albanie, ou comment sont logés les migrants dans les centres d'hébergement et de rétention polonais. Et pas davantage aux videos pour s'informer des conditions météorologiques d'une station de ski écossaise, des méthodes d'accostage d'un bateau das le port de Dures ou des effets du tangage sur la vue qui se déploie depuis un navire de croisière. Non plus que pour surveiller le trafic du port de Douvres.
Ce travail ne nous présente pas les dimensions informatives qui sont celles du document iconographique. Il nous affronte à la présence d'un réel, que l'image cadre en ce sens intentionnellement dans sa frontalité. Si des perspectives y sont engagées, l'effet perspectiviste en est aboli. En ce sens, on peut établir un parallèle entre la vue du port de Porto qui renvoie la perspective des rails vers la surface de l'image, et celle qui a été prise par August Sander, en 1925, du Pont transbordeur de Marseille. Voici la description qu'en donne l'historien de l'art Olivier Lugon :
Le plus bel exemple de cette restriction volontaire à la frontalité est la vue que donne August Sander du Pont transbordeur de Marseille, l'un des objets-culte de la nouvelle vision moderniste. La différence est éloquente. Alors que les Moholy-Nagy, les Siegfried Giedion, Herbert Bayer, Florence Henri ou Germaine Krull, allant et venant dans l'ouvrage, se délectent de la multiplicité des points de vue offerts par la transparence de ssa structure métallique, Sander choisit de prendre du recul pour découvrir un point de vue, unique dans labondante iconographie du pont, qui permette une parfaite vue frontale et transforme l'ouvrage en énigmatique signe plan. (2)
Ce commentaire montre très précisément les deux tendances antagonistes dont le style documentaire se tient à distance : celle de la froide exhaustivité archiviste et objectivante, et celle de ce qu'il appelle ici la "délectation", complaisance émotionnelle et apologétique dans les grandeurs de la modernité.
Le point de vue frontal est ce qui nous affronte à ce qu'Hannah Arendt appelle "un monde d'objets", un monde par rapport auquel notre regard ne peut pas être englobant, mais doit toujours être parcellaire. Le monde décrit par Foucault comme celui des "discontinuités". L'œuvre sérielle est celle qui tente d'articuler ces discontinuités ; de produire, par des effets de seuil, des tentatives de cohérence interne dans la multiplication des ruptures.
Assumer le discontinu en tentant d'établir la cohérence, c'est la tâche que Foucault assigne, à partir de la fin des années soixante, aux nouvelles perspectives des sciences humaines. Et il montre les difficultés auxquelles elles se heurtent par l'affrontement constant à la pensée idéalisante d'un sujet unifié. L'enjeu est de trouver des formes de pensée du monde qui ne posent pas l'universel en postulat, et ne renoncent pas pour autant au commun. Des formes de pensée qui assument les dynamiques de tension et de rupture, sans les soumettre à un présupposé unifiant. Et il montre à quelle tradition elles doivent s'affronter :
Cette mutation épistémologique de l'histoire n'est pas encore achevée aujourd'hui.
(…) Comme si on éprouvait une répugnance singulière à penser la différence, à décrire des écarts et des dispersions, à dissocier la forme rassurante de l'identique. Ou plus exactement, comme si de ces concepts de seuils, de mutations, de systèmes indépendants, de séries limitées, - tels qu'ils sont utlisés de fait par les historiens - , on avait du mal à faire la théorie, à tirer les conséquences générales, et même à dériver toutes les implications possibles. Comme si nous avions peur de penser l'Autre dans le temps de notre propre pensée.
(…) L'histoire continue, c'est le corrélat indispensable à la fonction fondatrice du sujet. (3)
2. Le discontinu et l'inaccessible
L'image photographique ouvre précisément, dans sa sérialité, ce possible qui s'oppose à l'histoire continue. Elle ouvre cette possibilité d'une cohérence non systématisée, en engageant un régime de visibilité qui ne vise pas l'exhaustif, qui ne prétend pas englober son objet. Mais qui, en l'offrant, en livre aussi l'inaccessibilité.
Quelque chose, dans l'image du chantier de musée qui fait la une de la revue Pratiques, évoque les jeux de transparence et d'invisibilité dont jouait le film de Hanecke Funny Games. Quelque chose nous renvoie à la fois à l'évidence d'une surface et à son irréductibilité. Non pas en tablant sur la joliesse du flou, mais au contraire en suscitant l'ambivalence de la matière : un plastique tendu comme une peau, à la manière des lambeaux qui masquent et laissent transparaître la façade d'un immeuble en rénovation de Porto. C'est de cela que Foucault parle lorsqu'il envisage de "penser l'Autre dans le temps de notre propre pensée". Non pas une sorte de bienveillance fusionnelle, mais au contraire ce que Freud appelait Unheimlichkeit, l'inquiétante étrangeté dont nous sommes porteurs, le discontinu dont nous sommes le lieu, et que la frontalité de l'image nous renvoie en miroir.
Les photographies des lieux, des paysages, des paysages urbains, ne cessent d'interroger, en même temps que les mutations et les ruptures de l'histoire, ce discontinu en nous dont la série figure précisément la constance. Ce décentrement du sujet qui interdit les positions d'un humanisme facile pour nous acculer aux interrogations d'une humanité fragmentée, brutale, clivée, dissociée en "séries limitées", fondamentalement renvoyée à "ses découpes, ses limites, ses dénivellations, ses décalages, ses spécificités chronologiques".
Ces découpes que Philippe Bazin interrogeait dans la radicalité des séries des visages, il les interroge depuis les années deux mille non moins radicalement dans les lieux, passant de la frontalité des faces à celle des espaces. Et, dans le dispositif muséal des discontinuités, celles des salles et celles des images dissociées, son travail met en œuvre cette nécessité esthétique fondamentale qui oblige à questionner et à relancer ce que Foucault appelait "le débat sur l'humanisme et l'anthropologie".
Montrant que cette unité consensuelle et bienveillante, qui prétend définir l'humanité, n'est que le violent déni des clivage qui la constituent, des ruptures qui la construisent, des discontinuités qui la traversent, il affirme par là aussi qu'elle se produit par ses propres constructions, et non par l'effet d'une finalité naturelle ou divine. Il la renvoie à sa propre immanence, au jeu de sa construction interne. A ce qui peut faire sens en elle non pas comme substance permanente à dégager et retrouver derrière les accidents de son parcours, mais jeu de construction des accidents qui la constitue comme un collage, un kaleïdoscope ou une multiplication des ruptures. Quelque chose qui fait ensemble sans faire pour autant unité, et ne se constitue que par ce qu'il appelle "la multiplication des ruptures".
3. Document et monument
C'est à partir de ces "hérissements de la discontinuité"qu'il revisite, précisément, la question du document :
De nos jours, l'histoire, c'est ce qui transforme les documents en monuments, et qui, là où on déchiffrait des traces laissées par les hommes, (…) déploie une masse d'éléments qu'il s'agit d'isoler, de grouper, de rendre pertinents, de mettre en relations, de constituer en ensembles. (…) L'histoire, de nos jours, tend à l'archéologie - à la description intrinsèque du monument. (4)
Transformer les documents en monuments, c'est opérer dans le sens inverse de celui de l'histoire classique. Le document est en effet ce qui informe (du latin "docere" squi signifie "instruire"), tandis que le monument est ce qui donne à penser (du latin "mens" qui signifie l'esprit). La conception classique, humaniste au sens consensuel, de l'histoire, transformait donc les monuments en documents, au sens où elle faisait des choses intentionnellement construites par l'esprit humain la trace d'une continuité de l'histoire, elle les interprétait comme la preuve d'une unité universalisante de l'histoire humaine, comme ce qui pouvait instruire (au sens juridique du terme) le devenir des hommes, servir de preuve à l'idée d'un sens de l'histoire.
L'histoire contemporaine au contraire, informée par une épistémologie du décentrement, intégrant le soupçon porté contre un concept totalisant de la raison, procède en sens inverse : loin de réduire le monument au statut de trace documentaire, elle fait au contraire du moindre document le matériau d'une construction intellectuelle de la discontinuité, elle assigne la rupture à la fonction monumentale de dire l'histoire.
Le style documentaire nous apparaît alors non pas comme la traduction, mais véritablement comme la configuration esthétique de ce concept d'une discontinuité des devenirs. Regarder le monde dans la série brutale et organisée des instantanés auxquels il nous affronte, c'est construire la nécessité esthétique de ce rapport au discontinu par le moyen de la cohérence sérielle. C'est résoudre le dilemme qui oppose l'impossibilité de l'unité au besoin de la cohérence. Le documentaire, non pas comme matériau à interpréter, mais comme style, c'est-à-dire œuvre du regard sur le monde, apparaît de ce point de vue comme la forme esthétique qui s'inscrit dans ces nouvelles formes d'historicité. Le style documentaire donne forme esthétique à la "mutation épistémologique" que construit l'Archéologie du savoir, permettant, par une certaine construction du regard, de penser la différence, décrire des écarts et des dispersions, dissocier la forme rassurante de l'identique. (5)
Mais ces écarts sont aussi, fondamentalement, des écarts critiques. Le style documentaire impose de fait une reconstruction, un rapport distancié au réel non pas seulement dans ses dimensions physiques, mais dans ses dimensions politiques.
L'esthétique documentaire ne produit pas un simple document matériel, mais, précisément par ce qu'elle construit un monument esthétique, vise à reconfigurer un regard sur le monde commun. Elle participe en ce sens des nouvelles formes de ce qu'Arendt appelait "le conflit entre l'art et la société". Non pas au sens romantique qu'Arendt lui donnait encore, où l'artiste serait isolé du public, abrité et caché loin de lui (6), mais au sens où l'écart dans lequel il se situe n'est justement pas un isolement : c'est la distance nécessaire à un affrontement.
4. Un régime de captation du monde
De 1935 à 1942, aux USA, la Farm Security Administration a suscité un tel affrontement dans la commande photographique passée à des artistes pour documenter la récession consécutive à la grande crise de 1929, qui avait donné lieu à un exode rural massif. Elle souhaitait insister, dans l'optique du gouvernement démocrate de Roosevelt, sur la dimension humanitaire de cette situation, donnant lieu à toute l'ambivalence d'une commande d'Etat de documentation d'une situation sociale. C'est à cette occasion que deux photographes en particulier, Walker Evans et Dorothea Lange, ont eu à confronter une volonté esthétique à une commande institutionnelle.
Chacun de ces deux artistes du style documentaire, travaillant dans des voies différentes, doit à la fois intégrer et subvertir les données de la commande pour en faire la sollicitation d'une œuvre. Et, pour chacun des deux, bien que pour des raisons quasi-opposées, cette subversion conduira, sur le long terme, à la démission. Walker Evans récuse l'instrumentalisation à des fins humanitaires d'un travail qui se veut radicalement objectivant. Le regard sur le réel ne vise pas à produire, face à une situation de misère sociale, une empathie, mais au contraire le regard distancié qui donne forme à une réalité. Evans expose intentionnellement une visée clinique, dans laquelle la forme de l'objectivation établit une auscultation froide. Le donné de l'image refroidit en quelque sorte la chaudière émotionnelle, et le discours qu'il tient à la FSA est du type : ne comptez pas sur moi pour vous faire apparaître comme des braves gens émus par la situation sociale qu'ils doivent assumer. N'attendez pas de moi l'image propagandiste qui sollicite dans le public l'émotion compassionnelle et le détourne de ce qui doit être son objet : affronter le réel. Le cadrage frontal des plans ne vise pas à adoucir le regard, mais au contraire à l'aiguiser. Et le travail d'Evans est de restaurer dans le sujet photographique sa pleine intensité. Le social n'est en ce sens que la dimension spécifiquement humaine du réel, de ce qui nous constitue comme "animal politique". Et c'est ce réel que le geste photographique interroge, en posant sa lisibilité énigmatique comme une trace. Evans photographie des mégots de cigarette, des déchets, des visages dans le métro, l'alignement des maisons dans une rue, comme il cadre les fermiers ou les barraquements insalubres des territoires dévastés par la crise. Il ne fait pas pour la FSA le travail qu'on lui demande, mais il intègre la commande dans le processus de discontinuité monumentale de ses séries. Son travail ne documente qu'à la mesure de l'exigence esthétique qui est la sienne : celle, précisément, d'un style documentaire qui érige le monument de son propre régime de captation du monde.
C'est en ce sens que quelques années plus tard Lee Friedlander, jouant sur la polysémie, produira son ouvrage American Monument : photographiant les monuments militaires du territoire américain, il dit, par le singulier même de son titre, comment, dans cette irruption, dérisoire par sa réitération, du monument aux morts, ce qui vaut n'est évidemmentpas l'hommage qu'ils prétendent rendre, mais la façon dont cet hommage sériel fait signe d'une conformité, et réduit l'intention glorieuse à la dimension prosaïque d'un programme funéraire.
5. Culture et barbarie
De son côté, dans son rapport à la FSA, Dorothea Lange affrontera la commande de façon polémique pour les raisons exactement inverses de celles qui animent Walker Evans. Elle défendra elle aussi une forme du style documentaire ; mais contre l'exigence de documentation administrative. Ce qui vaut alors est moins la dimension sérielle, que l'articulation du travail photographique à l'enquête sociale qui le sous-tend. Lange prend des notes, construit des cahiers, interroge les gens qu'elle photographie, les fait parler. L'image renvoie moins à un affrontement au réel, qu'à la forme perspectiviste d'une épopée. L'intensité du regard documentaire interroge moins ici la factualité du monde, que l'intention qui l'anime et la sous-tend.
Après son départ de la FSA, Lange produira, en collaboration avec Paul Taylor, l'ouvrage Un American Exodus, dont le sous-titre, A Record of Human Erosion, donne, par le concept d'un enregistrement factuel analogue à celui d'une érosion géologique, la dimension socialement critique du propos. Paul Taylor, chercheur en sciences humaines spécialiste de l'économie du travail, croise son travail de terrain économique avec le travail de terrain photographique de Lange, et l'ouvrage, conçu dans la résonnance entre le texte et les images, deviendra, à sa sortie en 1939, un monument du document social.
Sa sortie aux USA coïncide avec l'éclatement de la deuxième guerre mondiale sur le territoire européen. Et l'exode des paysans américains rencontrés par Lange et Taylor fait singulièrement écho à celui des populations européennes persécutées par la violence nazie, déportées par la criminalité stalinienne, ou jetées sur les routes par la guerre. Lange et Taylor souhaitaient établir initialement un double parallèle des destructions de l'exode rural, d'une part avec l'exode biblique dont le récit fait matrice de la culture protestante, et d'autre part avec la thématique spécifiquement américaine du western, comme exode épique reconverti en conquête. Mais l'histoire se charge pour eux, en cette année 1939, d'établir une nouvelle convergence, par laquelle, de l'autre côté de l'Atlantique, Walter Benjamin paraît donner au style documentaire ce qui pourrait être sa formule :
Rien n'est jamais un document de la culture, sans être aussi, en même temps et en tant que tel, un document de la barbarie. (7)
6. Une politique de l'espace
C'est, à bien des égards, dans cette filiation que se situe le travail que nous avons voulu faire en Pologne à l'été 2008, qui est ici exposé dans la première salle, mais dont la publication n'est pas encore réalisée. La série Les Antichambres de Philippe Bazin y fait écho à l'introduction du texte Le Milieu de nulle part, conçu lui-même comme ce que j'appelle un travail philosophique de terrain.
La relation texte-image introduit un dispositif spécifique, qui n'est ni celui de la légende explicative qui soumet le texte à l'image, ni celui de l'illustration qui soumet l'image aux exigences textuelles. L'intention documentaire y prend une forme qui est bien plutôt celle de la résonnance, ou de la mise en tension entre la forme discursive et la forme photographique.Tension qui ne résulte pas seulement de ce qu'il s'agit de deux instruments différents dd'appréhension du monde, mais aussi de ce que leur objet propre diffère. Là où le texte, parti des entretiens avec une centaine de réfugiés et une trentaine de responsables administratifs polonais, donne la parole aux personnes et scrute le contenu des discours, les trois séries photographiques auxquelles il fait écho ne s'attachent qu'aux lieux, vidés de toute présence.
Une politique de l'espace est ainsi mise en évidence, à la fois dans ce qu'elle veut et dans ce qui se fait jour malgré elle. Ce qu'elle veut, c'est la disparition des personnes, dont les politiques migratoires visent à effacer la présence. Ce qui se fait jour malgré elle, c'est au contraire le resurgissement incessant de cette présence. L'image nous dit donc à la fois ce qui menace et ce qui s'affronte à la menace. Ce qui menace apparaît au final dans la pure géométrie quasi-incolore et abstraite des lieux de rétention. Ce qui s'affronte à la menace est dans l'acidulé des couleurs de draps, de linge, de nappes, de vêtements, qui viennent animer l'espace originellement dépersonnalisé des chambres.
Les trois séries photographiques rythment et scandent ainsi les trois parties du texte, l'un faisant écho à l'autre à la manière d'un contrepoint musical, pour produire un objet documentaire qui n'est évidemment pas une pure documentation, un travail de terrain qui n'est pas un simple enregistrement. Le travail photographique donne forme et sens à cette conviction fondamentale que l'homme, parce qu'il est selon l'expression d'Aristote un "aminal politique" (c'est-à-dire, dans la façon dont il est capable de se représenter à lui-même, le contraire d'un animal), est pour cette raison même, fondamentalement, un animal esthétique, celui qui ne peut se reconnaître que dans les formes qui leui permettent de singulariser son environnement, de le reconfigurer dans le regard qu'il porte sur lui.
Le style documentaire ressaisit, dans le cadrage carré de l'image, cette force fragile de l'esthétisation des lieux, de la disposition des choses, de l'irruption vivante et spontanée de la couleur. Elle ouvre les géométries spatiales au possible de la singularité, telle qu'elle se manifeste encore dans le confort minimal et précaire des chambres qui servent d'hébergement à des familles. Les couleurs commencent ensuite à se raréfier, l'espace à s'uniformiser, dans les salles communes dont seul le gris des couvertures tendues préserve les intimités. Les variations qui brisaient encore les lignes ont enfin entièrement disparu dans la troisième séquence, celle des centres de rétention, qui répète le dispositif identique du mobilier carcéral aux tons neutres, dans l'espace désesthétisé des cellules verrouillées. Scandant ces trois moments de la dégradation sociale des migrants, les photos des escaliers, dans le vertige d'un espace piranésien, en rythment la descente. Tandis que le texte remonte, du régime des violences subies, à celui, tendant vers une forme épique, des puissances de la colère politique.
7. Contre les standards du témoignage
Documenter revient ici à esthétiser, et en particulier à repenser la question du témoignage. A sortir de ce que Foucault appelle "le document inerte", pure matière à investigation historique et à interprétation, pour entrer dans le document-monument, capable de se penser lui-même et de se construire comme signe.
Le témoignage, dans son sens journalistique, en réitère le sens policier : il est ce simple donné brut fourni par un sujet devenu pur objet d'enquête ou de voyeurisme, prétexte à un concept victimaire du politique : les femmes racontent les viols qu'elles ont subis, les hommes témoignent des exactions endurées ou perpétrées, dans la sempiternelle répétition du même, supposément neutre, de la factualité. Celui qui parle est considéré comme une pure chambre d'enregistrement des faits, dont un autre va fournir l'analyse.
Nous avons voulu, dans la partie textuelle de ce travail, que l'analyse nous soit donnée par les personnes, que l'entretien ne nous informe pas seulement des faits, mais de ce qu'ils donnent à penser. Nous avons voulu sortir de ce dualisme âme-corps inclus dans l'idéologie du témoignage, qui sépare l'expérience de la violence comme vécu passif de son interprétation par un esprit (celui du journaliste, du policier, du juge, du chercheur en sciences humaines, du militant humanitaire ou du travailleur social) qui ne l'aurait pas subie. Les photographies renvoient à cette réalité d'une intelligence du monde, que l'affrontement au risque vital ne fait qu'aiguiser. Elle renvoient le sujet à la rationnalité légitime de son discours sur le monde, à la conscience singulière de son ancrage dans une histoire commune, qui ne se laisse jamais réduire à la simple expression individualisée de ses émotions ou de sa douleur.
Ce parti-pris construit l'orientation esthétique du projet photographique, son travail sur la configuration des espaces, sur la tension entre singulier et collectif, entre destitution et réappropriation. Un conflit dialectique sous-tend le rapport de l'abstraction géométrique à la déconstruction ; et les formes alternatives de rationalisation de l'espace entrent en affrontement avec la volonté d'abstraction administrative. Elles refusent la déploration sentimentale, mais elles ne documentent pas froidement la réalité des lieux : elles construisent l'image comme réquisitoire.
Le style documentaire, dans sa volonté même d'objectivation, est ainsi radicalement étranger à toute prétention à la neutralité. Cette exigence fondatrice était celle de ses pionniers, elle doit être pensée à nouveaux frais dans le contexte de l'art contemporain, où elle a pleinement sa place légitime, mais doit pour cela combattre les formes de propagande que constituent le sentimentalisme facile du photojournalisme, ou l'inféodation de la photographie aux consortiums économiques de la mode et de la publicité. Des regards incessamment pollués et formatés par ces standards doivent être ouverts aux reconfigurations cntemporaines d'une tradition esthétique qui demeure, dans son essence, profondément polémique.
Il n'est pas indifférent que ce soit précisément autour des migrations que se pense le projet d'une esthétique issue du style documentaire. Le processus migratoire apparaît en effet à la fois comme la forme majeure de la réalité du monde, et comme la forme fondamentale du dispositif photographique dans sa dimension sérielle : ce qui dissocie, déterritorialise et reconfigure un rapport à l'existence et à la communauté. La discontinuité, le décentrement, le nomadisme, sont à la fois les constantes du réel (son essence en tant que non essentielle), et la forme de la série en tant qu'elle se donne à voir à partir du geste photographique, qui ne réduit pas son objet à l'unicité de l'image.
La discontinuité est à la fois antagoniste de l'idée même de subjectivité, et constructrice des nouvelles formes de subjectivation contemporaine (ce que Foucault articule au concept de sujétion, et distingue de l'assujettissement). Elle constitue la manière la plus authentique de rendre compte du monde contemporain. Et la déterritorialisation migratoire se métaphorise dans un art du collage et de la transmutation, qui entre à la fois en conflit et en résonnance avec le monde : ce qui résonne ne peut résonner que parce qu'il heurte.
Mais elle s'articule aussi à ce que le sociologue Zygmunt Bauman appelle la vie liquide, et que traduit, dans cette exposition, le terme de Circulations.
De ce point de vue, An American Exodus apparaît comme une matrice, dans la mesure même où son propos critique désigne le déplacement comme forme du monde : quelque chose d'une réalité profonde de l'homme comme vivant est nié par l'exigence de sédentarité. Mais cette exigence de sédentarité est aussi celle de la construction du droit, et des possibilités de la protection. Et l'affrontement de la mobilité du monde humain à la sédentarité protectrice du droit constitue l'une des injonctions paradoxales majeures de la modernité. Que la figure du port, qui cristallise cette mobilité, soit quasi-obsessionnelle dans le travail photographique de Philippe Bazin, nous dit à quel point la question du transit, des transitions, du franchissement des seuils, s'articule ainsi, de façon incessamment renouvelée, à une esthétique de la modernité contemporaine.
Notes :
1. Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 17-18-19
2. Olivier Lugon, Le Style documentaire, Macula, 2001, p. 178
3. Michel Foucault, op. cit., p. 21
4. Ibid, p. 15
5. Ibid. , p. 21
6. Hannah Arendt, La crise de la culture, gallimard Folio, 1972, p. 278
7. Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire (1940), in Ecrits français, NRF Gallimard, 1991, p.356
© Christiane Vollaire