DE HOBBES À FOUCAULT
La virtualité du corps politique réalisée dans le corps biologique


Pour le Colloque Retour au virtuel : vie et cultures numériques
Jeudi 9 et vendredi 10 février 2012

Le terme de « virtuel » n’est pas directement présent chez Hobbes. Mais, dans le contexte anglais du XVIIème siècle où il écrit - celui d’une puissance de gouvernement en suspens entre les violences réelles de la guerre civile -, sa pensée politique est intégralement fondée sur les tensions entre possible et réel, et tout entière axée sur une réflexion autour des formes de l’actualisation du pouvoir.
En ce sens, la philosophie de Hobbes nous apparaît comme un véritable embrayeur de problématisation pour ouvrir aux problématiques contemporaines de l’usage de ce monde qu’on appelle désormais le virtuel, dans la mesure même où cette virtualité, loin d’être un simple facteur d’abstraction à l’égard du réel, est au contraire profondément performative : productrice de nouvelles réalités. Or, en forgeant le concept de corps politique, Hobbes met précisément en œuvre cette dimension performative du virtuel.
Le concept de corps politique, dans son sens métaphorique, est en effet essentiellement performatif, puisque sa simple représentation produit le réel d'un pouvoir. Considéré comme la figure d'un potentiel de communauté, que la réalité biologique (celle de la naissance et de la mort des individus) ne cesse à la fois d'actualiser et de transformer, il ne peut fonder sa permanence que sur un effet de virtuel. C'est ce qu'Arendt affirmait dans La Condition de l'homme moderne, en assignant sa fonction au "domaine public" : absorber et éclairer d'âge en âge tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux ruines naturelles du temps.
Cette volonté d'arrachement au réel de la disparition est précisément ce qui produit le virtuel du corps politique, comme permanence d'une communauté et de ses possibilités de représentation. En créant le concept de corps politique, Hobbes va donc incorporer la réalité multiple des corps physiques dans la virtualité unique du Léviathan. Foucault, trois siècles plus tard, met en évidence cette virtualité comme porteuse d'un effet de réel sur les corps eux-mêmes en forgeant le concept de "biopolitique". Ce que la pensée d'Aristote avait dissocié dans la ligne de partage que constitue le concept d' "animal politique", Foucault, en en montrant le caractère indissociable, l'ouvre à un nouveau champ : celui de la domination, et des usages contemporains de la virtualité du corps, inscrits dans sa réalité.

1. Nature et contrat

Parler de Thomas Hobbes à propos de la question du virtuel peut apparaître comme une véritable trahison intellectuelle. S'il est en effet un auteur particulièrement intransigeant sur la question du rapport au réel, scrupuleux sur la précision et l'usage concret des concepts qu'il utilise et méprisant à l'égard des abstractions, c'est bien ce représentant archétypal de ce qu'on appelle l'empirisme anglais. L'empirisme signifiant que c'est exclusivement à partir de notre rapport physique au monde sensible que l'on peut dégager quelque savoir que ce soit, et élaborer quelque principe d'action que ce soit.
Mais ce descriptif, qui ne concerne que du réel, n'a de sens dans la théorie hobbesienne que s'il engage un prescriptif, qui doit produire du droit. Et en ce sens, la théorie de Hobbes sera sans cesse écartelée entre réel et virtuel, comme elle l'est entre nature et contrat, puisque c'est de la nature des hommes qu'elle tire la nécessité absolue d'une contre-nature de l'Etat.

Le Léviathan se divise ainsi en quatre parties :
- De l'Homme
- de la République
- De la République chrétienne
- Du Royaume des ténèbres.
Or il est impossible de comprendre les enjeux politiques du Léviathan, et en particulier la thèse de la centralisation du pouvoir qui a fait la célébrité de Hobbes comme théoricien du pouvoir absolu, si l'on ne l'inscrit pas dans son contexte historique et politique.
Ce contexte est celui de la succession des trois guerres civiles anglaises, qui se déroulent entre 1642 à 1651. Pendant toute cette période, Hobbes est en exil volontaire en France, où il écrit le Léviathan, publié l'année même de la fin de la troisième guerre civile, et de son retour en Angleterre, en 1651. Deux ans plus tôt, le roi Charles 1er a été exécuté, et Cromwell, représentant des Parlementaires puritains, a accédé au pouvoir. En 1661, trois ans après la mort de Cromwell, aura lieu la Restauration monarchique.
Hobbes ne sera inquiété ni par le régime monarchique de Charles 1er (puisque ce qu'il fuit, neuf ans avant la mort du roi, n'est pas la monarchie, mais la guerre civile entre monarchistes et parlementaires), ni par le régime de Cromwell qu'il trouve à son retour, ni par la Restauration, où le règne de Charles II fait suite aux troubles consécutifs à la succession de Cromwell. Il obtiendra au contraire une pension de Charles II, et même sera proposé pour une pension du roi de France Louis XIV. En revanche, il ne publiera plus d'écrit politique après le Léviathan.
Si donc ce qui saisit à la lecture du Léviathan est son caractère intensément polémique, il est clair que l'objet de cette polémique n'est nullement le pouvoir politique existant, mais au contraire la menace qui pèse sur lui. Or cette menace, idéologiquement très ciblée, n'est pas tant celle du pouvoir parlementaire, qu'on aurait pu s'attendre à voir ici fustigé, que celle du pouvoir religieux. Si Hobbes part de la réalité concrète de l'homme, et élabore par là une véritable anthropologie, c'est précisément pour évincer de son discours le caractère fondateur de la divinité, en ce qu'elle pourrait légitimer une puissance temporelle. Et la question de la légitimation du pouvoir est précisément au cœur de son discours. Or ce qui légitime le pouvoir est ce qui permet le passage de la réalité du corps biologique des sujets à la virtualité du corps politique de l'Etat.

2. Les moments du Léviathan

La première partie, "De l'homme", part donc de la question de la sensation pour aboutir à celle de l'autorité, par un enchaînement étourdissant qui va du corps concret, réel, à l'abstraction virtuelle de la représentation. Celle-ci étant sans cesse dans l'équivoque de son sens juridique et de son sens théâtral, puisque Hobbes convoque, au chapitre XVI qui clôt cette partie, l'étymologie de "persona" ("per-sonare" = parler à travers) à la fois comme masque de théâtre dans la langue grecque, et comme mode d'identification dans le langage du droit.
La seconde partie, "De la République", part de la "génération" de la République, de son engendrement, de ce qui l'alimente et de ses processus de reproduction, pour aboutir à la question non plus de l'autorité, mais de la souveraineté. C'est dans cette partie que l'Etat est identifié au monstre biblique du Léviathan, dans cette ambivalence qui en fait à la fois un objet d'effroi et la manifestation d'une puissance intégratrice. Cette partie, intégralement structurée sur le refus de toute naturalisation du pouvoir et sur sa définition contractuelle, se clôt sur l'affirmation, parfaitement discréditante dans ce contexte, de "la royauté naturelle de Dieu".
La troisième partie, "De la République chrétienne", part de la question de l'interprétation des textes religieux, d'un relativisme herméneutique et d'une recontextualisation historique de la genèse de ces textes, pour aboutir à une critique radicale du pouvoir ecclésiastique. Celle-ci est l'objet de l'avant-dernier chapitre, le plus long de tous puisqu'il s'étend sur quatre-vingt-huit pages (alors que les autres en occupent entre dix et trente), intégralement constitué d'une polémique directe contre le cardinal jésuite Roberto Bellarmin, sur la question du pouvoir pontifical. Celui-ci, qui sera canonisé en 1930, et déclaré docteur de l'Eglise, était le grand Inquisiteur qui a fait "mettre à la question" pendant sept ans, puis brûler vif Giordano Bruno, avant de s'attaquer à la théorie de Galilée.
La quatrième et dernière partie, "Du Royaume des ténèbres", n'est rien d'autre qu'une sorte de charge finale contre l'obscurantisme religieux, présentant les "ténèbres" non comme le règne du diable, mais comme la menace dissolvante du pouvoir religieux contre les protections du pouvoir civil.
Que les volontés théocratiques dénoncées ici soient celles du Vatican permet bien sûr stratégiquement à Hobbes, comme dépendant du pouvoir anglican chez Charles 1er puis Charles II, ou de sa version puritaine chez Cromwell, d'échapper aux foudres de l'Inquisition et de rejoindre des positions anticatholiques dans la tradition anglaise, ou gallicanes dans celles du pouvoir de Louis XIV. Mais l'interdit qui lui sera fait, sur son propre territoire, de publier des écrits politiques, dit bien que cette dénonciation des ambitions vaticanes et des abus de la contre-réforme cible dans le même viseur toutes les formes de confusion entre l'Eglise et l'Etat, quelle que soit l'option de l'Eglise en question.

3. Réalité naturelle et virtualité politique

Tout le travail politique de Hobbes va donc se cristalliser autour de la question de la nature, dans la mesure même où tout pouvoir religieux naturalise son origine à partir de sa position créationniste : si celui qui crée le monde est aussi celui qui est source du pouvoir, alors ce pouvoir se légitime par le fondement même de son origine. Thématique qu'on retrouvera au XIXème siècle dans le théocratisme contre-révolutionnaire de Joseph de Maistre : si Dieu est la source aussi bien de la légitimité du pouvoir que de sa hiérarchisation, alors l'ordre politique est fondé de toute éternité dans l'ordre théologique, et toute volonté critique est fondamentalement productrice de chaos.
Or Hobbes accomplit le geste qui dissocie la nature comme réalité en acte, du pouvoir comme virtualité. Si la nature est un donné (et mettons qu'il soit créé pour ne se mettre à dos aucun inquisiteur), ce donné, commun à l'ensemble du monde cosmique, environnemental et biologique, ne peut produire dans le monde humain que du chaos. Hobbes part de ce simple constat empirique que, là où la nature crée dans le monde animal des hiérarchies et des inégalités physiques, le monde humain est susceptible de les compenser par des interventions intellectuelles. Et donc c'est non pas l'inégalité des conditions, mais leur possible égalisation, qui produit dans le monde humain la "guerre de tous contre tous", qu'on ne voit précisément pas dans le monde animal :

La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l'esprit, que, bien qu'on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou d'un esprit plus prompt qu'un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d'un homme un autre n'est pas si considérable qu'un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. En effet, pour ce qui est de la force corporelle, l'homme le plus faible en a assez pour tuer l'homme le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s'alliant à d'autres qui courent le même danger que lui.

Il y a donc bien une nature humaine spécifique, différente de la nature animale ; mais sa spécificité, loin de lui permettre d'échapper à la violence, est au contraire ce qui l'y précipite. Si l'homme est un loup pour l'homme, c'est justement dans la mesure où, par sa nature même, il échappe à la condition animale. Mais échapper à sa condition animale ne signifie pas échapper à sa condition biologique, puisque celle-ci inclut ses facultés mentales. Ainsi l'empirisme de Hobbes signifie déjà, avant même l'émergence de la philosophie spinoziste, cette indissociablité du physique et du mental dans la condition naturelle des hommes telle qu'on la trouvera dans l'Ethique. Et le terme de "conatus", qui se trouvera au cœur de la pensée de Spinoza, est déjà présent dans celle de Hobbes.
Le conatus, comme "effort de tout être pour persévérer dans l'être", est la pulsion vitale, dans sa dimension aussi bien physique que mentale. Mais cette indissociablité est liée chez Hobbes à l'accès au langage : le langage est la faculté naturelle qui va dissocier l'homme de l'ensemble de la nature. C'est lui qui produit les effets de violence proprement humains, et les ambitions de domination qui y sont associées. Mais c'est lui aussi qui porte la virtualité d'une remédiation. La réalité des rapports de langage est donc d'abord une réalité violente, dans la mesure où elle associe les effets de domination spontanés aux effets de domination réfléchis (traduits dans ce qu'il appelle les "machinations secrètes"). Et ces effets de violence seront liés à trois origines :

De la sorte, nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelle : premièrement, la rivalité ; deuxièmement, la méfiance ; troisièmement, la fierté (Glory).
La première de ces choses fait prendre l'offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde, en vue de leur sécurité. La troisième, en vue de leur réputation. Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maîtres de la personne d'autres hommes, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens. Dans le second cas pour défendre ces choses. Dans le troisième cas, pour des bagatelles, par exemple pour un mot, un sourire, une opinion qui diffère de la leur, ou quelqu'autre signe de mésestime.

4. Droit de nature et loi de nature

A ce stade, l'analyse anthropologique est parfaitement empirique : elle porte sur l'expérience qu'on peut avoir des relations intersubjectives comme structurellement conflictuelles, alors même que ces conflits ne mettent pas en jeu des forces strictement physiques, et ne portent pas sur des objet spécifiquement concrets.
Mais, que les enjeux soient ou non matériels, leurs effets ne portent que sur du réel :

C'est pourquoi toutes les conséquences d'un temps de guerre où chacun est l'ennemi de chacun , se retrouvent aussi en un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle dont les munissent leurs propres forces ou leur propre ingéniosité. (…) La vie de l'homme est alors solitaire, besogneuse, quasi-animale, et brève.

Au chapitre suivant, Hobbes va opposer deux concepts de la nature ; et c'est par cette opposition que s'opèrera le premier passage du réel au virtuel. En opposant en effet "droit de nature" et "loi de nature", il oppose l'immédiateté en acte de la liberté naturelle (celle du droit de nature) à la temporalité en puissance de l'obligation (celle de la loi de nature) :

En effet, encore que ceux qui parlent de ce sujet aient coutume de confondre jus et lex, droit et loi, on doit néanmoins les distinguer, car le droit consiste dans la liberté de faire une chose ou de s'en abstenir, alors que la loi vous détermine et vous lie à l'un ou à l'autre ; de sorte que la loi et le droit diffèrent comme l'obligation et la liberté, qui ne sauraient coexister en un seul et même point.

La loi de nature est donc l'effet de langage juridique et rationnel, issu de la réflexion, qui nous oblige à garantir notre intérêt vital sur le long terme. Mais c'est en renonçant à l'expression immédiate de notre vitalité, exprimée par le droit de nature. Si l'on considère donc ici le droit, tel que le définit Hobbes, comme ouverture au champ des possibles physiques, la loi, comme précepte ou comme règle, le ferme pour éviter l'exposition à la violence et parer au risque de mort. Et c'est précisément dans la mesure où elle garantit la survie, qu'elle peut être qualifiée comme "de nature", c'est-à-dire répondant à une exigence naturelle, bien qu'elle fasse obstacle à la naturalité pulsionnelle.
L'exigence naturelle ne pourra donc être remplie que par un effet de contre-nature. Et cet effet de contre-nature, en supposant la conscience du temps, et donc un nouveau régime de temporalité, nécessite lui-même la médiation du langage. Ainsi la réalité naturelle du langage est-elle porteuse des virtualités culturelles de la décision politique : celles du pacte qui met fin à la "guerre de tous contre tous".
L'empirisme politique de Hobbes trouve son fondement paradoxal dans ce moment où le contrat social vient rompre l'enchaînement des causes et des effets du déterminisme naturel pour y introduire la mécanique du déterminisme politique. Dans ce point de cristallisation qu'est le pacte, les corps réels et multiples des sujets biologiques viennent se fondre dans la virtualité du corps politique : corps à la fois monstrueux et protecteur du Léviathan, qui donne l'effroi comme condition de la survie. C'est donc précisément de sa non-naturalité, c'est-à-dire de sa non-réalité physique, que le corps politique peut tirer son efficacité. C'est parce qu'il est issu d'une décision radicalement humaine, qu'il se légitime comme fondé sur le besoin fondamental de sécurité.

5. La scène politique et la personnification

Cette introduction de la décision, en rupture avec l'ordre des réalités naturelles, Hobbes affirme et revendique son caractère performatif. Il revendique la manière dont ce qu'il appelle l' "artificiel" ou le "fictif" produit du réel à partir de l'apparence. Il revendique qu'il puisse exister du réel à partir d'une anticipation, dans la mesure même où cette anticipation vise à réaliser une exigence naturelle. Et pour légitimer ce caractère performatif de l'artifice, il recourt à la structure théâtrale :

Le mot de personne est latin. A sa place, les Grecs ont prosopon, qui désigne le visage, alors que persona en latin désigne le déguisement, l'apparence extérieure d'un homme, imités sur la scène ; et parfois, plus précisément, la partie du déguisement qui recouvre le visage : le masque. De la scène, le mot est passé à tout homme qui donne en représentation ses paroles et ses actions, au tribunal aussi bien qu'au théâtre. Personne est donc l'équivalent d'acteur, tant à la scène que dans la vie courante ; et personnifier c'est jouer le rôle, ou assurer la représentation, de soi-même ou d'autrui. (…)
Les paroles ou actions de certaines personnes artificielles sont reconnues pour siennes par celui qu'elles représentent. La personne est alors l'acteur ; celui qui en reconnaît pour siennes le paroles et actions est l'auteur, et en ce cas l'acteur agit en vertu de l'autrité qu'il a reçue.

La scène politique est ici intégralement décrite comme un jeu de rôles, dont les termes seront exactement repris quand Hobbes définira, au chapitre suivant, les termes du contrat social. A la réalité de l'individu se substitue la virtualité de la personne, celle dont la personnalité politique est intégrée dans le corps social et assumée par le souverain. On a donc ici un double jeu de substitution : celui par lequel la personne devient en quelque sorte un avatar de l'individu physique, et celui par lequel cet avatar lui-même, comme personne, c'est-à-dire comme sujet social, s'intègre au schématisme de l'Etat, signifié par le corps virtuel du Léviathan.
La personnification donne donc lieu à une représentation, dont la scène est l'espace public où s'établit un régime de délégation. Sur cette scène, le souverain est l'acteur d'une situation (d'un déroulement historique) dont les sujets sont virtuellement, par contrat, les auteurs. Mais leur autorité, pour ce qui concerne leurs actions publiques, est intégralement déléguée à l'acteur souverain. Et c'est précisément de cette délégation d'autorité qu'il tire sa souveraineté. La possibilité d'une communauté suppose ainsi chez Hobbes le théâtre d'un espace public comme lieu de déroulement de l'action politique. Mais dès lors, pour les sujets, l'acte politique est réduit à sa virtualité, réalisé seulement par la décision du monarque comme détenteur de l'autorité qui lui a été déléguée. C'est-à-dire de la souveraineté. C'est ce jeu de substitution, de délégation et de représentation qui, sur la scène publique, abolit ainsi au final toute liberté politique. Si Hobbes dénonce de ce fait, à juste titre, les théocraties comme abolissant, par la naturalisation du politique, la possibilité d'un jeu entre nature et pouvoir, d'une démarcation qui en permette la dissociation, il introduit en revanche, par la centralisation des pouvoirs, les effets rigidifiants de l'arbitraire dans le jeu rendu possible par le contrat :

Une multitude d'hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c'est l'unité de celui qui représente, non l'unité du représenté, qui rend une la personne. Et c'est celui qui représente qui assume la personnalité, et il n'en assume qu'une seule. On ne saurait concevoir l'unité dans une multitude sous une autre forme.

6. Retour au biologique

Mais, dans le même mouvement, il renvoie à sa réalité biologique le sujet que le contrat avait projeté dans la virtualité de la personne. En témoigne la finalité assignée aux impôts : non pas permettre l'élaboration d'un espace commun ou la possibilité d'une communauté éducative ; mais exclusivement garantir la survie physique, par l'entretien des forces de sécurité et par la prise en charge des sujets physiquement défaillants :

Les impôts que le pouvoir souverain réclame des gens ne sont rien d'autre que le salaire dû à celui qui tient le glaive public pour défendre les particuliers dans l'exercice de leurs divers métiers et professions.

La communauté virtuelle, celle qui, par le jeu de la représentation, ouvrait le réel au champ des possibles, devient donc une population réelle, dans une société intégralement réduite à la représentation étatique, dans le temps même où ses sujets sont réincorporés dans leurs fonctions vitales.
Ce sont les conséquences de cette réintégration par le biologique, que Foucault décrit trois siècles plus tard, dans son cours du Collège de France de 1976 :

Ce à quoi s'applique cette nouvelle technique de pouvoir non disciplinaire, c'est – à la différence de la discipline, qui, elle, s'adresse au corps – la vie des hommes, ou encore, si vous voulez, elle s'adresse non pas à l'homme-corps, mais à l'homme vivant, à l'homme être vivant ; à la limite, si vous voulez, à l'homme-espèce. (…) Donc, après une première prise de pouvoir sur le corps qui s'est faite sur le mode de l'individualisation, on a une seconde prise de pouvoir qui, elle n'est pas individualisante, mais qui est massifiante (…) quelque chose qui n'est plus une anatomo-politique du corps humain, mais que j'appellerais une "biopolitique" de l'espèce humaine

En opposant les régimes de contrôle aux régimes de discipline, Foucault montre comment la gestion du pouvoir politique est passée d'un principe surplombant de souveraineté à un principe plus diffus de normativité. Mais, ce faisant, il met aussi en évidence, dans le biopolitique, le renouvellement du jeu hobbesien entre virtuel et réel.
Là où le pouvoir souverain s'exerçait sur la réalité physique des corps individualisés, le pouvoir de contrôle s'exerce sur la virtualité massifiante du vivant comme espèce. Un ensemble qui n'est pas rendu abstrait en tant que totalité spatiale, mais bien plutôt en tant que virtualité temporelle : potentiel d'existence indépendant de la présence actuelle des corps. La gestion de l'humanité comme espèce abolit l' "hic et nunc" de l'existence physique au profit de l'indistinction d'une appartenance. Faisant suite à la première prise de pouvoir sur les corps (celle de la souveraineté), celle-ci est d'autant plus radicale qu'elle est plus diffuse et moins visible, c'est-à-dire plus difficilement objectivable.
La biopolitique n'est donc pas une prise de pouvoir sur les corps individualisés, mais une prise de pouvoir par la désindividualisation des corps, c'est-à-dire par leur abstraction. On n'est plus dans le jeu de masques de la personne, inscrit dans la virtualisation du corps politique ; mais dans la massification des corps physiques, pour lesquels l'effet de masse est lui-même une politique de gestion.
Foucault radicalise de ce point de vue la position de Hobbes : là où celui-ci, en dénaturalisant les rapports de pouvoir, fondait la souveraineté sur le double jeu de substitution qui permettait l'émergence d'une autorité, Foucault fait disparaître la verticalité du souverain, pour faire de la scène du pouvoir un ensemble vide dénué d'autorité. Or là où disparaît l'autorité, disparaît précisément, comme on l'a vu chez Hobbes, la possibilité d'être auteur de ce dont le pouvoir est acteur. Et un pouvoir qui n'agit plus a par là même perdu toute représentativité. La scène vide de la représentation du pouvoir est celle sur laquelle les puissances de contrôle se sont substituées aux disciplines étatiques. Celle d'une prise sur les corps qui se fait insidieusement par la négation même des singularités.

Il faudrait parler de "bio-politique" pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites, et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine (…) Ce qu'on pourrait appeler le "seuil de modernité biologique" d'une société se situe au moment où l'espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question.

7. L'émergence du biopolitique
Cette question ne cesse d’être à la fois pensée et réorientée par Foucault, de La Naissance de la clinique en 64 jusqu’au dernier tome de L’Histoire de la sexualité en 84. Elle apparaît sous trois formes qui à la fois se succèdent, s’engendrent l’une l’autre et sont sans cesse co-présentes l’une à l’autre. Il s’agit de trois points de vue que l’on peut focaliser selon trois moments de sa pensée :
- Un point de vue épistémique, celui de la visibilité, pensé dans la Naissance de la clinique par la constitution du savoir médical comme champ de visibilité autour du corps spatial, introduisant la double équivalence voir/savoir, savoir/pouvoir. C’est cette dimension épistémique qui oriente Les Mots et les choses en 66, et L’Archéologie du savoir en 69.
- Un point de vue politique, celui de la discipline, qui détermine L’Histoire de la folie en 72, et Surveiller et punir en 75. Dans ce dernier, la présentation du panoptique de Bentham relie la question de la visibilité à celle de la discipline comme contrainte physique sur le corps par l’enfermement ou le supplice.
- Un point de vue explicitement biopolitique enfin (puisque Foucault crée le terme à ce moment-là), celui de la norme, qui s’affirme dans L’Histoire de la sexualité entre 76 et 84. L’articulation s’en trouve en 76, dans le premier tome de L’Histoire de la sexualité, La Volonté de savoir, dont la parution coïncide avec le séminaire au Collège de France “Il faut défendre la société”. La norme y est pensée comme intégration positive de la discipline dans le processus de construction du sujet. C’est précisément cette ambivalence de la norme, que Foucault affirme comme non répressive (à l’encontre de la critique de Marcuse), mais au contraire fondatrice, productrice. D’où la distinction radicale qu’il établit, au dernier chapitre de La Volonté de savoir, entre loi et norme. La loi, concept juridique lié à l’institution judiciaire, est pouvoir transcendant, symbolique, de donner la mort. Elle s’affirme comme droit du sang sur le corps. La norme est au contraire immanente. Elle oppose à la symbolique du sang ce que Foucault appelle une “analytique de la sexualité” : non plus droit de mort, mais pouvoir sur la vie. Il s’agit bien dans les deux cas d’une hétéronomie et de la contrainte d’un pouvoir; mais dans le second cas, elle a été intégrée, passée d’une forme hétérogène à une forme homogénéisée dans les processus de vie des individus, diffusée dans la quotidienneté de leurs pratiques.
Or cette "analytique de la sexualité", homogénéisante, est indissociable d'une analytique du devenir des corps, et de l'anticipation du vieillissement et de la mort. Dans le texte de Hobbes, et par le biais précisément de l'autorité souveraine, la prise en charge de ce qu'il appelle les "circonstances inévitables" est assurée par le mode de gestion collective qui, aux termes mêmes du pacte social, a pour fonction de garantir la sécurité :

Attendu que beaucoup d'hommes deviennent, par suite de circonstances inévitables, inaptes à subvenir à leurs besoins par leur travail, ils ne doivent pas être abandonnés à la charité des personnes privées : c'est aux lois de la République d'y pourvoir, dans toute la mesure requise par les nécessités de la nature.

8. Assurance et virtualité

Dans le régime du biopolitique, deux concepts antagonistes sous-tendent la notion d'assurance : celui d'un risque constitutif de toute vie, qui met l'accent sur sa précarité, et celui d'une possibilité de parer ce risque, et d'accéder ainsi à un régime de sécurité. L'assurance ne sollicite ainsi le sentiment de la précarité que pour lui substituer celui de la sécurité : elle suscite la peur afin de lui opposer la protection, et met en évidence le danger comme effet de la nature pour le soumettre à la garantie comme effet de la culture.
Or cette garantie de la sécurité s'affirmait chez Hobbes comme une prérogative de l'Etat, autrement dit, comme un enjeu de souveraineté indissociable du pouvoir de la loi. C'est ce que montre Hobbes en affirmant que la sécurité ne s'obtient qu'à partir d'un renoncement radical : L'Etat garantit la sécurité, et donne ainsi l'assurance de la survie, ou reconnaît le droit à la vie, dans la mesure même où il abolit toute forme de liberté publique.
On est ainsi, comme on l'a vu, dans un double régime de naturalité : celui d'un "droit de nature" qui, par les rapports de force interindividuels, détermine l'insécurité, et celui d'une "loi de nature", qui reconnaît la légitimité de l'aspiration universelle à la survie, et conduit de ce fait à garantir la paix. Passer d'une reconnaissance originelle des dangers de la nature (violence de la nature humaine, fragilité de la nature biologique ou brutalité de la nature environnementale) à une culturalisation du désir naturel de protection, est donc au fondement même de toute légalisation de la garantie, que cette légalisation prenne la forme de la souveraineté étatique, ou celle du biopouvoir assuranciel. Dans les deux cas, la réponse au risque est une réponse politique au sens foucaldien du terme : elle constitue un enjeu de pouvoir. Mais ces deux formes de pouvoir sont-elles équivalentes, et le concept de protection y est-il identiquement représenté ?
Si le pouvoir assuranciel est actuellement omniprésent (et de ce fait même omnipotent), c'est non pas en accompagnement ou en soutien d'une puissance étatique, mais au contraire sous la condition de son retrait, comme le montrent à l'évidence les formes contemporaines de destruction des systèmes de santé, par lesquelles les logiques assurancielles, en privatisant le "droit à la vie", ont transformé un concept ambigu de la sécurité commune en une véritable machine à discriminer.
Par là-même, le corps est passé du régime de l'être à celui de l'avoir, de l'identité à la propriété, perdant dès lors le statut juridique, éminemment protecteur, de l'inaliénable, pour devenir objet d'une transaction commerciale. Mais aussi, et de ce fait, toute transaction commerciale sur la propriété doit désormais mettre en jeu, comme mode de garantie intégralement visualisable et publiable, une évaluation biologique et normative du corps.
C'est donc à deux niveaux que se pose la question du pouvoir assuranciel : celui, hobbesien, d'un échange de la sécurité contre une perte de liberté ; celui, qu'on pourrait dire lockien, d'une liaison de la sécurité à la promotion de la propriété. La virtualité du corps politique est donc, en régime biopolitique, relayée par la réalité du pouvoir économique et les rapports de domination qui en découlent.
Dans un système où l'accès aux soins est devenu aussi problématique que l'accès à la propriété, ne risquent alors de demeurer que les dimensions les plus oppressives du contrôle, sans la contrepartie de son pouvoir protecteur. Etre exposé de la sorte à la nudité de la vie et de la mort ne relèverait alors plus de rien d'autre que d'un régime de terreur. Ce que précisément la pensée de Hobbes, par la virtualité même du concept d'autorité, visait à éviter.
Ou, pour revenir à la formule d'Arendt :

Le refus du monde comme phénomène politique n'est possible que s'il est admis que le monde ne durera pas. (…) Mais ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public. C'est la publicité du domaine public qui sait absorber et éclairer d'âge en âge tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux ruines naturelles du temps.

Ainsi, cette virtualité que constitue la menace du pouvoir, conditionnant pour Hobbes l’efficacité d’une unité du corps social, fonde le politique sur un jeu entre virtuel et réel. Le corps social, précisément parce qu’il n’existe qu’en tant que virtualité, peut garantir la survie d’une succession de corps physiques dans leur réalité.
Ce que montre au contraire Foucault, c’est que, dès que le pouvoir, par la puissance du contrôle, se diffuse dans la réalité même des corps biologiques, il quitte le surplomb de la souveraineté pour intégrer la dissémination de la surveillance. La marge de liberté que même un pouvoir absolu pouvait encore laisser à des sujets disparaît alors, dans le processus invasif qui actualise la présence du pouvoir dans le corps même des individus.
En ce sens, toute pensée de la légitimité du pouvoir passera moins par un questionnement sur les formes de gouvernement, tel qu’il pouvait s’élaborer depuis les débuts de la modernité, que par une interrogation sur ce jeu entre la virtualité du pouvoir et sa réalité.
Il faut mettre en évidence cette nécessité du virtuel dans la puissance politique, qui est la condition d’une liberté possible. Lorsqu’au contraire les corps, dans leur réalité biologique, sont identifiés à la dissémination du pouvoir, ils sont rendus par là même accessibles à son invasion. C’est cette actualisation du pouvoir dans la réalité des corps, que Foucault dénonce sous le concept de « biopolitique ».
De tels enjeux nous paraissent utiles pour éclairer les usages contemporains des technologies numériques : situées dans une forme d’abstraction relationnelle, mais produisant par là même des relations réelles entre les sujets, elles induisent un collectif à la fois atomisé dans la multiplicité d’individus séparés les uns des autres par l’usage privé de l’informatique, et reliés entre eux par des réseaux qui sont dans le même temps des systèmes de contrôle étatiques et supra-étatiques. Seule une réflexion technologiquement éclairée sur les puissances du numérique peut nous permettre de mettre en œuvre les contre-pouvoirs qui actualiseraient son aptitude à faire société, sans pour autant soumettre intégralement les sujets exposés à la menace omniprésente de son contrôle.

© Christiane Vollaire