Christiane pour Johann


Samedi 5 novembre 2016
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Je ne parle pas allemand, et ne pourrai donc pas vous parler de Johann dans votre langue, qui était aussi la sienne, celle de Marx et celle des philosophes que j’aime. Merci à Alexandra d’avoir traduit ce texte.

C’est par Johann que j’ai appris ce qu’est le courage politique. Une leçon dont il est bien difficile de rester à la hauteur.
C’était en 1980, à Creil, une petite ville de la région au Nord de Paris, infestée par la police des Renseignements généraux. Une ville ouvrière où la Librairie 94 diffusait une culture populaire de qualité, où la tradition des luttes était forte. La librairie, gérée par un collectif, faisait aussi restaurant, et s’ouvrait le soir à des rencontres, réunions, débats militants. On y participait à tour de rôle à la vaisselle en suivant les discussions.

Un grand Autrichien blond, suractif, toujours sur le pied de guerre, en était une figure, et c’est là que je l’ai rencontré. Il intervenait sur tous les sujets et nous embarquait à tour de rôle dans des équipées de distribution de tracts à cinq heures du matin à l’entrée des usines automobiles Chausson, qui fermeront leurs portes seize ans plus tard sous la pression des actionnaires.
Il avait quasi-réquisitionné, avec son irrésistible autorité, ma piaule, qui servait régulièrement de lieu de réunion à la Ligue Communiste Révolutionnaire, section de la IVème Internationale, dont il animait le groupe local. Il formait avec sa compagne Danielle un tandem de choc, comme si la puissance de l’eau avait réussi à s’unir à celle du feu. Et nous étions devenus amis.

Johann avait donc vingt-neuf ans cette année-là, quand j’ai appris, par un coup de fil de Danielle, qu’il venait d’être hospitalisé en urgence à l’Hôtel-Dieu à Paris, en danger de mort et, au mieux, menacé de perdre la vue. Et ce que j’ai vu en débarquant dans sa chambre d’hôpital ne lui ressemblait plus : une face monstrueuse, cramoisie, brûlée, qui avait doublé de volume avec des yeux qui ne s’y voyaient plus … et qui ne voyaient plus. Et une respiration qui ne trouvait pas son chemin.
Johann avait pris en pleine face, dans une manifestation pacifique à laquelle il était venu participer à Paris, une grenade lacrymogène tirée à tir tendu par la police.
J’étais totalement bouleversée … mais pas lui. Et il commençait déjà, entre deux suffoquements et sans même me voir, à m’expliquer d’une voix que je reconnaissais à peine, ce qu’il fallait faire pour les réunions à venir, les actions militantes qu’il faudrait assurer, et comment faire pour que son absence (qui pouvait encore à ce moment-là signifier sa mort) perturbe le moins possible les engagements collectifs auxquels il était associé. Je ne l’ai pas entendu une fois se plaindre des violentes douleurs auxquelles il était soumis, ni manifester la moindre colère contre le crime dont il venait d’être victime. Ni jouer au héros : il fallait juste que la lutte puisse continuer, avec ou sans lui.

Quelques semaines plus tard, tiré du danger de mort, il sortait de l’hôpital et rentrait à Creil. Quelques mois plus tard, toujours atteint et définitivement marqué par les troubles respiratoires et oculaires, c’est chez Danielle et lui qu’il était cueilli à 6h du matin, brutalement tiré du lit, menotté et embarqué directement à l’aéroport comme un criminel, sur le soupçon d’appartenir à la Fraction Armée Rouge, dont les principaux dirigeants avaient été exécutés en prison en 1977, trois ans auparavant. Trois motifs de ce soupçon sans le moindre fondement : le fort accent germanique de Johann, son appartenance à l’extrême-Gauche et le fait qu’il avait dénoncé en réunion publique les traitements cruels, inhumains et dégradants infligés aux prisonniers. La police française, qui venait de le blesser grièvement, l’expulsait maintenant violemment. La veille, on était allés en bande cueillir des mûres dans la forêt, et Johann et Danielle m’avaient appris, sur leur gazinière approximative, à faire la confiture.
Le soir même, Danielle était à la Librairie 94, où elle animait la réunion publique de protestation contre la mesure qui venait de frapper Johann. Les Renseignements généraux étaient aux portes de la librairie (et probablement au nombre des participants), aux portes de nos maisons, on retrouvait dans la rue nos poubelles fouillées au petit matin, et nos trajets nocturnes en voiture étaient systématiquement arrêtés par leurs torches et les fouilles qui s’ensuivaient.

Les élections françaises de l’année suivante, en 1981, portaient au pouvoir un dirigeant socialiste, et Johann, défendu par un avocat militant des Droits de l'Homme, voyait officiellement reconnu le tort qui lui avait été fait. Il était autorisé à rentrer en France. Mais c’est Danielle qui était partie le rejoindre à Graz et y avait trouvé un travail à l’Université. Et c’est ici, dans les montagnes de Styrie, qu’ils ont décidé de leur vie commune et construit la maison de Weinitzen.
Johann, sportif, s’imposant l’hygiène de vie la plus rigoureuse dans un espace rural vivifiant, avait réussi, non pas à surmonter totalement, mais au moins à rendre vivables et compatibles avec sa passion du vélo, du ski, de la natation, les séquelles de la blessure de 1980.

C’est celle-ci qui l’a rattrapé en 2011, quand a été diagnostiqué un mélanome, cancer de l’œil, maladie rare au point qu’elle a pu être décrétée orpheline, c'est-à-dire largement privée de l’attention de la recherche. Mais parmi ses causes se trouvent les conditions de travail liées aux activités présentant un risque d'agression mécanique ou chimique. Le tir de grenade combine les deux, et l'oeil de Johann fortement impacté, était sous le coup de cette menace, comme une bombe à retardement de la violence qui lui avait été faite. L’énucléation en était, en 2011, la première sentence.
Il y a moins d’un mois, la seconde sentence est tombée : celle de la diffusion au foie. Et la maladie a flambé jusqu’à l’emporter ce 29 octobre, cueilli au petit matin à la même heure où la police était venue, trente-six ans plus tôt, l’arracher à son lit.
On parle souvent des effets immédiats des violences policières, moins souvent de leur effet de long et même de très long terme. Johann vient d'en mourir, à trente-six ans de distance.

Le 14 octobre, on éclatait de rire sur skype, Philippe et moi d’un côté, Johann et Danielle de l’autre, se causant avec volubilité pendant une heure, se racontant nos dernières aventures, les leurs au Canada pour le Forum Social Mondial, les nôtres en Irlande, dans la puissance des paysages et les revendications des peintures urbaines.
Johann savait tout de son état. Et pour nous, c’était presque déréalisant de le voir à l’image, égal à lui-même dans sa super-chemise blanche en train de se marrer avec nous. « On va se battre ! », disait-il. Et Danielle : « Ah non, c’est toi, pas moi ! » Et lui, l’œil malin et la bousculant un peu : « Moi, je ne le fais qu’à deux !».

Nous n’oublions pas notre colère, et la volonté que nous avons de faire droit à la reconnaissance de ce qui s’est passé dans un monde où l’impunité policière, en Autriche, comme en France, comme partout plus encore, semble être souvent la règle.
Mais la militance de Johann, c’était aussi une puissance de vie. De lui, j’ai appris le courage politique. Mais de Danielle, j’apprends toujours le courage tout court. Et c’est ce que nous tous, ses amis venus de France et ceux qui n’ont pas pu venir, nous souhaitons aussi à Raphaël et à Flora, auxquels nous savons qu’il a transmis non pas nécessairement ses convictions politiques, mais la droiture qui les animait.