Chez qui sommes-nous ?


Des processus d’expropriation
Pour De(s)générations, L’Hospitalité, novembre 2018
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Délocalisation, fluidification, abstraction financière, globalisation, il semble que le concept deleuzo-guattarien de déterritorialisation, concept stratégique de lutte politique tel qu’il se présentait en 1980 dans Mille Plateaux, soit devenu, par la violence d’une mutation perverse, l’effet même des formes de contrainte et de domination dans la réalité de masse du devenir contemporain. Comme l’a montré Jean-Paul Dollé , la gouvernance économique du capital tend à rendre le monde, à proprement parler, inhabitable, dans la logique d’un processus planétaire d’expropriation. À la question simpliste supposément posée aux autochtones européens « Qui devons-nous accepter sur l’espace public d’un territoire commun ? » sont données, par les décisions d’une gouvernance internationale mortifère, des réponses si excluantes et brutales, si violemment discriminantes, que la question mute d’elle-même en une autre, plus insidieusement déstabilisante : « Chez qui sommes-nous ? ». Ou, sous une forme plus subjectivante : « Qui est nous ? »

1. Une expérience des discriminations

L’île de Lesbos est devenue en 2016 un creuset de ce questionnement, quand l’accord de l’Union européenne avec la Turquie, sur la rétention des migrants, a eu pour premier effet quasi mécanique, au sens très physique de la mécanique des flux, de faire échouer sur ses plages des milliers de corps, morts ou vifs. Mais ces corps-là étaient précisément ceux qui avaient réussi l’exploit de transgresser l’accord. Pour les autres, ils faisaient l’expérience temporaire des prisons turques, avant d’être renvoyés dans les circuits de clandestinisation, d’exploitation et d’asservissement qui nourrissent les mafias internationales.
Qui sont donc ceux pour qui l’on s’obstine, à l’encontre de toutes les logiques dirigeantes européennes (sans parler des autres), à réclamer ce qu’on appelle benoîtement « l’hospitalité » ? Ce sont, dans leur immense majorité, ceux-là mêmes que les politiques européennes ont expropriés, depuis des siècles, par la traite, puis par la colonisation quand l’esclavage a été aboli, puis par la globalisation quand la colonisation elle-même a été abolie. Car abolir et décoloniser ne se sont pas avérés des moteurs d’émancipation, mais bien plutôt l’occasion d’inventer de nouveaux modes d’assujettissement. Le statut subalterne de « migrant » conséquence de la violence des collusions politiques entre dirigeants européens et extra-européens, est l’un de ces modes. La question n’est plus alors celle de l’accueil de l’étranger, mais celle d’un véritable retour du refoulé colonial, et des formes spécifiques de violence qui sont liées à ce déni.
En février dernier, à Mytilène, près du sinistre camp de Moria, sur l’île de Lesbos, je rencontre S. Elle a quitté le Cameroun depuis sept mois, sans rien vouloir dire des motifs de sa fuite, laissant là-bas son mari et son fils de six ans. :

Nous qui fuyons nos pays, on préfère ne pas divulguer.
La seule chose que vous voulez est la stabilité pour un moment, parce que nous sommes partis de loin en fuyant les maux qui nous minent et en recherchant la protection. Quand on part, la première idée, c’est de trouver où dormir et poser sa tête.

Les noms des provenances africaines de ceux qui partagent son secteur dans le camp sont éloquents : Cameroun, Congo, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Nigéria, Zimbabwe, Éthiopie, Érythrée, Mali, Ghana. Noms des anciennes colonies françaises, anglaises, hollandaises, allemandes, italiennes. « Minées », selon son expression, par les mêmes maux : expropriées par la violence de leurs propres dirigeants, dans un pays dont les ressources sont passées elles-mêmes sous le contrôle des anciens colonisateurs : les pays d’Europe où ils sont contraints, précisément, de chercher refuge. Et l’on peut imaginer ce que signifie de solliciter l’accueil de ses propres spoliateurs. De chercher refuge chez ceux-là mêmes que ses parents et grands-parents avaient réussi, au prix de luttes souvent héroïques, à chasser.
Ce qui se découvre alors, sur les territoires de la fuite, c’est d’abord un type de brutalité très spécifique que le pays d’origine, dans toute sa violence, n’avait jamais donné à vivre : l’expérience quotidienne du racisme.

Nous nous sommes rendu compte que le Noir, où qu’il soit et quoi qu’il fasse, est toujours relégué au dernier plan. Je n’étais jamais sortie de mon pays. Étant dans mon pays, je vois comment, quand un expatrié arrive au Cameroun, il est respecté dans tout son contexte. Mais nous, quand nous partons de chez nous, nous sommes traités différemment. C’est quelque chose qu’au fond de moi je n’arrive pas à comprendre, même au niveau des services. Si on vous dit : « Mettez-vous en rang », si c’est un Noir qui commence le rang, le service ne se fait plus. Même pour les distributions, c’est le Noir qui vient en dernier. Même à l’hôpital, c’est toujours comme ça.
Chez nous, il n’y a pas de racisme.
J’ai eu une mauvaise expérience en tant que femme noire : j’ai été victime de viol en Turquie. Quand vous allez en Turquie et que vous êtes noire, dans leur tête, c’est que vous êtes une prostituée. La femme noire pour les Turcs est une prostituée. Ce que j’ai vu, c’est que la femme noire, on peut la toucher. Avant la Turquie, je n’avais vu le racisme nulle part. Mais en Turquie, c’est pire qu’ailleurs : quand on monte dans le métro, les gens ne nous voient que comme un objet sexuel, parce qu’on est noire.

C’est cela le vécu constant, pour une femme originaire du continent africain, du regard porté sur elle dans un pays où, si elle n’est plus exposée au massacre des opposants politiques, elle l’est à l’impunité du viol, à la banalisation absolue du regard prédateur porté sur elle et des gestes qui l’accompagnent. Et ce pays est celui avec lequel l’Union européenne, tout en lui refusant – sur les motifs d’une autre forme de discrimination historique – l’accès à la communauté économique, a décidé de passer ce qui s’avère être au final le deal d’une nouvelle forme de la traite humaine. La jeune femme qui me parle, éduquée, trilingue, maîtrisant parfaitement les codes, est, au même titre que toutes ses compagnes des conditions les plus diverses, uniformément traitée en « sauvage », systématiquement renvoyée à sa condition « subalterne » par tous les artifices, devenus réflexes, de la barbarie coloniale en période postcoloniale. Et S. analyse, à travers sa propre expérience, cette évidence du réflexe raciste face à celles que l’absence de protection juridique expose en première ligne : les femmes noires privées de ressources économiques.

2. L’usage du phare

B., volontaire suisse venu travailler pour l’association Lighthouse qui repère les bateaux en perdition sur la côte Nord de l’île de Lesbos, analyse à son tour les conséquences de l’agrément avec la Turquie :

La situation se réfère à la « crise des réfugiés ». Mais si deux millions de migrants sont venus de partout vers l’Europe, ce n’est pas une situation de crise en soi. La situation de crise a été générée par l’agrément des gouvernements avec la Turquie pour dealer les migrations. Ce ne sont pas les migrants, mais les gouvernements, qui font crise.

Et il ajoute :

Si on entend le vocabulaire des médias pour décrire la situation, c’est « le flot », « le flux » : des mots agressifs pour décrire cela dans les médias. C’est ridicule, parce que la situation est vraiment causée par les actes des pays de l’Ouest et les entreprises de l’Ouest : la raison pour laquelle les gens viennent ici est due à l’action de nos propres pays. C’est un gros problème, et la plupart des médias, même de gauche, ignorent cela. Ce qu’on fait ici, ce n’est pas un acte altruiste, mais c’est que toute la situation est due aux politiques européennes. Il faut essayer de lutter contre les racines dangereuses des pays de l’Ouest, qui sont responsables de ces situations : en Suisse, en Hollande, en Allemagne, etc. C’est une connaissance qu’il faut avoir.

« Ce n’est pas un acte altruiste » est, dans ce contexte, une négation particulièrement éclairante. Le refus de la position philanthropique et morale, pour qualifier une action d’aide, renvoie aux fondements d’une volonté politique. L’acte qui n’est pas « altruiste » s’affirme comme un acte résolument solidaire. Ce n’est pas d’un « autre » qu’il s’agit, mais d’un sujet dont les intérêts sont profondément liés et indissociables des « nôtres » propres. Et si le « nous » passe par cette transversalité, il évacue nécessairement une tout autre forme d’altérité : celle des décisions technocratiques et des dispositifs dirigeants. Le « nous » cesse très clairement d’être national en devenant transversal, et cette transversalité s’affirme comme un acte d’opposition politique à la gouvernance globale, aussi bien qu’à ses relais dans les technocraties nationales. Le dire, c’est affirmer nos propres territoires comme clairement inhospitaliers à nous-mêmes, aussi longtemps qu’ils demeurent hospitaliers aux politiques d’hostilité. Ce que B. observe précisément depuis le phare de Skala, il le décrit ainsi :

Le nombre de bateaux arrivant sur l’eau a considérablement augmenté aux frontières des deux pays, et on voit ici une incroyable militarisation des frontières. On voit les bateaux :
- de l’armée grecque
- de Frontex
- de l’OTAN
- de Turquie.
Et ce sont de gros bateaux de guerre.

Ceux qui fuient chez eux des situations de véritable guerre civile, générées par les intérêts occidentaux, se voient accueillis sur les côtes occidentales par un véritable déploiement de navires de guerre … face à des embarcations de fortune en plastique gonflable sur lesquelles les ont entassés quelques « passeurs ». B. ajoute :

L’accord avec la Turquie dit que la Turquie doit utiliser TOUS les moyens nécessaires pour empêcher les gens de traverser, et c’est ce qu’ils font. Des gens ont pris des risques. Les bateaux turcs ont attaché des chaînes entre eux pour empêcher les bateaux de passer. Il y a un rapport d’incident qui a été publié là-dessus par Sea Watch, ONG anglaise. C’était le 10 novembre 2017, où les Turcs ont essayé d’intimider les gens en tirant en l’air. Quinze personnes sont allées dans l’eau ; les autres ont été obligées de repartir à cause des garde-côtes. Pour savoir combien de morts par noyade, il faut voir le Turkish Coast Guard Site.

Des migrants effarés au point de se jeter à l’eau, et pour une part d’entre eux de s’y noyer ; des garde-côte armés, une agence européenne semi-privée chargée de terroriser des candidats au passage sans bagage et sans défense. C’est la vision de la « forteresse Europe » qui s’offre au volontaire du phare, sur une Méditerranée chargée de navires blindés, déployant sur l’eau leurs chaînes, parce qu’on ne peut pas y construire de murs.
Que deviennent, dans ces conditions, les actions de solidarité ? Elles ne peuvent être que des actes de résistance, d’opposition à la force armée, relevant pour cette raison même du délit. Là où le droit produit le crime, la résistance au crime ne peut être que délictueuse.
Mais la résistance peut aussi jouer des lacunes et des contradictions de ce droit mortifère. Et c’est sur cet équilibre entre deux rapports au droit, ou entre deux niveaux de régime juridique, que peuvent encore se tenir un certain nombre d’associations. B. l’interprète ainsi en décrivant les trois fonctions de Lighthouse :

Nous travaillons sur trois champs différents :
- Spotty Operation. Lighthouse est à 3 km. Il faut trouver des bateaux qui sont encore dans l’eau, et demander aux autorités de secourir les bateaux : ils sont obligés de porter secours aux gens.
- Sur la violence. Il s’agit de faire des rapports sur la réalité des violences. Il y a de plus en plus d’incidents, et la violence peut baisser par cette action.
- Guider les bateaux. On voit les personnes sur les bateaux, et ils peuvent voir la lumière du phare. L’île est pleine de rochers, et les abords sont dangereux. La majorité des bateaux sont exposés à ce danger dans cette aire. Si on voit des bateaux dans cette position, on va les assister pour les ramener sur la terre ferme.

3. Refuser l’expropriation sociale

En 1972, paraissait un recueil de textes d’Hannah Arendt, éloquemment intitulé Du Mensonge à la violence. Un chapitre y était consacré à la désobéissance civile, en pleine période de contestation contre la guerre du Vietnam aux Etats-Unis. On pouvait y lire un état des lieux de ce qu’est une direction politique dont l’hostilité à l’égard de sa propre population a pour parfait corollaire un état de guerre international :

Les exemples sont nombreux : sept ans de combat au Viet-Nam sans déclaration de guerre, l’influence croissante des services secrets sur la conduite des affaires publiques ; les menaces ouvertes, ou à peine volées, contre les libertés fondamentales garanties par le premier amendement (…) à quoi viennent s’ajouter des allusions, peut-être plus inquiétantes encore, formulées par le vice-président à l’encontre des dissidents et des résistants, qualifiés de « vautours … et de parasites dont notre société peut se séparer … sans plus de regret que n’en a celui qui trie des fruits pourris sur une claie » - et qui constituent un véritable défi, non seulement aux lois en vigueur aux Etats-Unis, mais à tout ordre juridique.

À la même période exactement, Milton Friedman, économiste néo-libéral de l’Université de Chicago, qui allait devenir en 1976 prix Nobel d’économie, dispensait ses conseils à l’équipe d’Augusto Pinochet, auteur du coup d’État qui avait, à partir de 1973, ensanglanté le Chili dans un régime de terreur, détruit ses institutions, mis fin à sa souveraineté économique et à son système de protection sociale. Produit ainsi une dictature ultra-violente au nom du libéralisme économique.
Ce vaste système d’expropriation sociale et politique, le philosophe Grégoire Chamayou l’analyse dans La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire comme la permanence d’un état de guerre sociale, dans lequel les équipes dirigeantes ne peuvent plus diriger qu’à l’encontre des communautés sociales de leur propre territoire, auxquelles elles deviennent littéralement étrangères, et dont elles se font ainsi les ennemies. La filiation est alors éclairante entre les stratégies réactionnaires des années 1970, destinées à contrer des mouvements sociaux grandissants, et les stratégies contemporaines de laminage des droits sociaux :

Pour dépolitiser la société, militariser la politique. Ce fut la stratégie de guerre préventive totale aux ennemis de l’intérieur théorisée en Amérique latine sous l’appellation de « doctrine de la sécurité nationale ».

Et il cite à l’appui le juriste James Rowe :

« L’envers disciplinaire des mécanismes volontaires, ce sont les matraques, les balles en caoutchouc et le gaz lacrymogène. Le consentement que le business ne peut obtenir par des mécanismes volontaires va devoir être assuré par une régulation publique d’un genre ouvertement violent. »

Voir à l’œuvre, dans l’île grecque de Lesbos, les effets de solidarité multiples auxquels donne lieu l’arrivée des personnes en situation de migration, c’est comprendre à quel point la violence économique qui s’est abattue sur la Grèce, par la tyrannie des banques, a cristallisé cette obscure conscience que les véritables étrangers sont les décideurs politiques, soumis à une « loi du marché » qui en fait un nouveau système de féodalité. Et cette conscience en engage une autre : la conviction qu’un autre espace commun est à créer.
Ce parasitage social que sont les formes hégémoniques de la gouvernance globale, il faut cesser de lui offrir l’hospitalité. Mais cela suppose précisément de combattre les fictions nationales qui en sont le versant sécuritaire. En Grèce, bien des mouvements de solidarité ne se font pas en direction des migrants, mais en communauté avec eux. Et ce qu’il s’agit de construire par l’affirmation des pluralités, c’est aussi un monde du travail, des socialités, des désaccords et des divergences, débattus, multiformes et partagés.

La guerre contre les migrants n’est pas seulement un acharnement contre les sans-droits. C’est une guerre contre les solidarités sociales et politiques, et contre la possibilité même d’un espace authentiquement démocratique. C’est, pour cette raison même, une guerre contre le sens du politique.
Mais les pouvoirs qui la mènent détruisent ainsi les fondements de leur propre légitimation. C’est donc à reconstruire une légitimité de la vie publique que participe une défense des droits des personnes en situation de migration. Elle doit pour cela les considérer non comme des « migrants » à qui l’on offre l’hospitalité sur un territoire étranger, mais comme les co-acteurs d’une vie sociale et politique qui nous est, et doit plus encore nous devenir, résolument commune.