Autorité et temporalité au sein d’une classe



Il m’a toujours paru impossible de comprendre le fait même de l’existence d’une classe indépendamment du rapport d’autorité qui s’y déploie et doit s’y exercer. En tant qu’élève, systématiquement rétive à la contrainte et peu portée au respect des adultes dont les comportements me paraissaient arbitraires et souvent infantiles, au sein du milieu familial comme ailleurs, j’avais bien du mal à admettre la dépendance qui me liait, à l’égard de décisions qui me paraissaient soit stupidement conformistes soit tout simplement dictées par l’intérêt de ceux qui me les imposaient, sous couleur de leur « bienveillance » à mon égard.
C’est cette expérience originelle des autorités illégitimes, qui a motivé en contrepoint mon désir d’enseigner.

I. Contrevenir à un certain nombre de standards

1. Contre le standard de la bienveillance

Toute cette vitalité et cette énergie que j’éprouvais et qui me débordaient, il me fallait donc les faire asseoir sur une chaise, des heures durant, à écouter les discours d’enseignants qui, pour nombre d’entre eux, n’avaient guère l’air de croire à ce qu’ils racontaient. Et j’étais supposée manifester l’excellence qu’attendait de moi mon milieu d’origine et dont préjugeaient mes deux ans d’avance scolaire. La solution était la fuite, dans la rêverie, dans les croquis qui noircissaient les pages de mes feuilles de prise de notes, dans l’écriture de textes qui n’avaient rien à voir avec le cours, dans les échanges écrits ou chuchotés avec mes voisines de table. Au tableau, le cours se poursuivait, de philo, de maths, de français, de physique ou d’autre chose. Et je continuais d’en esquiver la transmission, pour ensuite rattraper le temps perdu par la lecture.
De fait, c’est cette expérience de l’ennui scolaire originel et de la fuite, combinée à la conviction de la nécessité d’apprendre, qui m’a poussée à réfléchir l’autorité. Quelle position adopter pour ne pas reproduire cet ennui ? Pour ne pas seulement capter l’attention de manière fugace, mais pour véritablement l’imposer comme un prérequis qui ne se discute pas ? Pour donner la conviction que chaque heure de cours constitue bien un pas en avant, et non l’éternelle répétition du même ? Et comment faire de cette autorité le contraire d’un arbitraire ?
La première condition m’a paru de refuser précisément ce standard de la « bienveillance » qui connote, comme Kant ne cessait déjà de le fustiger, le chantage affectif et le surplomb humanitaire. J’ai donc choisi de faire reposer le rapport prof / élèves sur l’affirmation fondamentale d’un intérêt commun, au sein d’une relation professionnelle supposant une inégalité des savoirs, et légitimant de ce fait un rapport de pouvoir. Une perspective assez platement rousseauiste (le Rousseau du Contrat social plutôt que celui de l’Émile).
Les premières heures de cours sont donc très clairement procédurales : on n’enseigne pas dans la forme du préceptorat, mais dans celle de l’école de masse, quels que soient les cache-sexes dont on habille le « soutien scolaire » ou les heures de « vie de classe ». Et pourtant, dans cette école de masse, il faut tenir la ligne de faire progresser chacun individuellement. C'est-à-dire refuser l’élitisme à la Simone de Beauvoir de « parler pour le premier rang ». Dans le film de Laurent Cantet Entre les murs, j’ai été saisie de la phrase finale prononcée à la fin, avec une tristesse réprobative, par une jeune fille « issue de l’immigration » : Mais moi, Monsieur, je n’ai rien appris cette année. Et je ne veux pas aller en filière professionnelle. Ainsi se disait une double destinée à laquelle préparait l’école, et dont le film nous montrait à l’envi la production, sous le regard amusé d’un public bourgeois : celle de l’ignorance et celle du déterminisme social.

2. Contre le standard du Penser par soi-même

De ce déterminisme social, nous sommes bien évidemment, en tant qu’enseignants, des acteurs, comme Bourdieu et Passeron l’ont montré à l’envi ; mais si nous avons une chance d’en être aussi des opposants, c’est précisément – et très paradoxalement – par l’exercice de l’autorité, dans un contexte qui tend, à tous les niveaux, à nous la dénier, par le mépris social pesant sur les enseignants, par leur transformation en pseudo-assistant sociaux ou nounous, par l’absence totale de reconnaissance des injonctions paradoxales auxquelles ils sont incessamment confrontés. Et d’abord celle-ci : transmettre des savoirs à des classes surpeuplées dont un grand nombre de participants ne sont à aucun niveau préparés ni à l’effort de concentration que suppose l’écoute, ni à l’effort de travail que nécessite tout progrès.

La première heure de cours de philo consiste donc tout simplement à poser un certain nombre d’évidences, et d’abord celle de ce qui va occuper cette année : l’accomplissement d’un programme en vue de l’obtention du baccalauréat. Celui-ci est présenté de la façon la plus formelle, par deux polys sans la moindre originalité :
- un certain nombre de notions, dont toutes devront avoir été vues en neuf mois (le temps d’une gestation)
- un certain nombre d’auteurs, dont la connaissance ou au moins, pour certains, l’évocation, permettra de soutenir ce programme par des textes outils de réflexion.

Tout cela suppose l’acquisition d’une culture, dont il est normal que pour l’instant ils ne sachent rien, mais dont, dans neuf mois, ils devront avoir acquis les fondamentaux. Et cette acquisition, progressive, nécessite une temporalité que mon métier est d’organiser. Avec cet objectif que je leur donne très clairement : ne laisser personne en route. À ce stade, il y a déjà, bien sûr, des rires sous cape et des sourires de connivence. C’est donc le moment de dire que le cours est un travail collectif, et que s’il y a la moindre objection à ce que je viens de dire, il faut la formuler clairement et l’argumenter en face. Un cours n’est pas une affaire privée, mais une part de l’espace public.
Raison pour laquelle la classe de philosophie n’est pas seulement une affaire entre eux et moi, mais s’inscrit dans un dispositif général qui est celui de l’Éducation nationale. Un ministère dont je suis salariée, mais dont je ne suis pas l’esclave, et que je peux, pour cette raison même, renvoyer à ses insuffisances, ses manquements et son double langage, lorsque les décisions qui y sont prises entrent en contradiction avec son objectif affiché : l’accès de tous non pas simplement à un diplôme, mais aux connaissances et aux compétences réelles que ce diplôme sanctionne. Au nombre de ces compétences figure l’esprit critique, qui n’a rien d’inné, mais nécessite au contraire un véritable travail pour se former.

Là, il va falloir se bagarrer avec l’injonction du « Penser par soi-même », imposée comme un slogan par l’Inspection, et dont le sens devra être décrypté et décodé pour ne pas se transformer en dispense de travail au nom du fait que ça doit se faire tout seul et que ma pensée vaut bien la tienne.
Penser se fait avec la langue qui nous a été apprise et les outils qui nous sont donnés. Si notre unique source d’information est ce qui traîne à la télé, sur internet, sur les réseaux sociaux, dans les discussions avec les potes ou dans le discours de l’éducation parentale, la pensée sera à la hauteur standardisée de ces sources. La philosophie offre une chance, tout simplement, déjà, de varier les sources. Mais elle offre une autre chance : celle de s’affronter à la difficulté. Aucun texte ne se donne d’emblée, et chacun suppose l’effort pour y entrer et la tentative de résoudre l’énigme que constitue son interprétation. Aucun n’est issu non plus du cerveau autarcique ou génial de son auteur, mais bien plutôt de l’antériorité de sa confrontation à d’autres auteurs, et de la nécessité tout autant de s’y heurter que de s’en nourrir et de les contester, dans des formes idéologiques qui sont nécessairement collectives.

3. Contre le standard d’une laïcité « égalitaire »

La pensée la plus originale est celle qui a pris le temps de sa propre formation et de l’effort qu’elle suppose. Et, quelle qu’elle soit, elle s’inscrit elle-même dans le contexte de son époque, qui en est la matrice. Ignorer l’époque à laquelle écrit un auteur, c’est ignorer les enjeux fondamentaux de société, inscrits dans une histoire de la philosophie qui n’a rien de linéaire, mais se construit incessamment sur des conflits de pouvoir passant par la décision intellectuelle et l’interprétation. Le cogito cartésien n’est pas l’illumination soudaine d’un génie appelant chacun à se retirer dans son poêle pour y attendre l’étincelle ; c’est bien au contraire l’argumentation serrée d’un chercheur en sciences dures pour discréditer l’autorité théologique (et la terreur inquisitoriale qui l’accompagne) dans une quête d’interprétation rationnelle du monde physique.
Mais penser Descartes, de façon très simple, dans son rapport à Galilée et à l’Inquisition, c’est aussi penser la réalité des fondamentalismes chrétiens au pouvoir, leur violence terroriste et les millions de morts dont ils sont l’origine, du lynchage de la philosophe Hypathie (au début du Vème siècle alexandrin) jusqu’à la dissolution du Tribunal de l’Inquisition au XVIIIème siècle, en passant par les croisades au XIème et la conquête amérindienne au XVIème.
Dans mon expérience d’enseignement en quartiers populaires, mettre en évidence ces violences structurelles qui ont accompagné l’origine de la théologie médiévale autant que la puissance coloniale de la modernité chrétienne, c’est préparer le terrain pour faire admettre que ni le « fondamentalisme » ni le « terrorisme » ne sont l’apanage des cultures musulmanes, mais bel et bien le fait d’une histoire des hégémonies politiques et des conflits de reconnaissance qui leur sont consécutifs.

Et une telle démarche a plus d’efficacité, en termes de crédibilité de l’enseignant et d’assurance de son autorité, que, face à des élèves appartenant de fait à des populations discriminées, l’incantation vide à la « laïcité », dans un temps où les hommages officiels d’un État laïc rendus aux victimes d’attentats se font … dans des cathédrales.
Ce qui peut asseoir l’autorité d’un enseignant n’est pas son déni de réel, mais la façon dont il s’en ressaisit pour critiquer autant les comportements de ses élèves que ceux de directions institutionnelles et politiques qui entrent en contradiction avec leurs propres finalités avouées. Et les textes de la tradition philosophique sont heureusement nourris de la mise en évidence de ces contradictions : c’est l’actualité la plus claire que peut prendre cette antienne que constitue de Platon à Jeanne Hersch, « l’étonnement philosophique ».

II. Une autorité fondée sur la cohérence des injonctions

1. Contre le standard du refus d’historiciser la philosophie

Tout en ayant biberonné, dans notre formation universitaire, à l’histoire de la philosophie, nous n’avons cessé d’entendre, dans notre formation pédagogique, le discrédit jeté sur cette historicisation, qui n’est que l’une des innombrables injonctions paradoxales auxquelles est soumis tout professeur de philosophie. Pour ma part, je ne vois pas comment comprendre le concept de technique chez Aristote comme s’il était le contemporain de Simondon (pour ne parler que des auteurs devenus classiques), ou le concept du politique chez Platon comme s’il était le contemporain de Foucault.
Et cependant, on ne peut pas ignorer le déficit de culture historique dont attestent nombre d’élèves arrivant en terminale, provoquant une véritable désorientation intellectuelle. La solution que j’ai adoptée est, le second jour de l’année, après la distribution des polys du premier jour sur programme et auteurs, celle d’un poly de « repères historique ». Une sorte d’ « histoire universelle pour les nuls » en … une page, du IIIème millénaire av. JC au XXIème siècle, ce dernier étant rapidement caractérisé par les processus économiques de globalisation (impactant en particulier les modes de socialisation, de travail et de gouvernementalité) et par l’ampleur des mouvements migratoires.
Ce poly, divisé entre Antiquité, Moyen-Âge et modernité, inclut la naissance des trois grands systèmes monothéistes et du bouddhisme ; ainsi qu’au sein de l’Antiquité la division entre périodes archaïque, classique, hellénistique et romaine, qui permettra de mesurer les enjeux originels du rapport entre philosophie morale et philosophie politique. Il comprend aussi, du Moyen-Âge à la modernité, les enjeux des différents modes de conquête, de colonisation et de décolonisation, qui ont eu autant d’impact sur les devenirs économiques planétaires que sur les devenirs politiques nationaux et les systèmes idéologiques qu’ils ont contribué à forger.
Il sera commenté pendant deux heures, en relation avec le poly des auteurs, permettant de replacer auteurs et grands courant philosophiques dans l’actualité de leur émergence. Et il devra être, tout simplement, appris, parce que c’est le premier moyen, pour les élèves, de se repérer dans le discours de la pensée. Je partage pleinement, sur ce point, l’idée de Serge Cosperec selon laquelle il est absurde, au niveau de l’épreuve de commentaire de texte, qu’aucune connaissance préalable de l’auteur de ne soit requise, de la part d’élèves qui ont eu neuf mois pour acquérir une minimum de culture philosophique.

2. Contre le standard de l’essentialisation des élèves

Une des formules qui revient le plus souvent dans la bouche des enseignants ou de l’administration est : « les élèves sont ceci ou sont cela ». Il me semble que la fonction d’un enseignant est de croire au devenir plutôt qu’à l’être. Et que son rôle est d’abord d’être convaincu des possibles d’un élève et de sa faculté de mutation. Pour ma part, je les vois tout au long de l’année se métamorphoser physiquement, sous l’effet en particulier de la pratique du sport ou de la musculation. Et je leur suggère de faire muter de la même manière leur intellect, sous l’effet de l’exercice de la philosophie. Je les prends clairement au départ au niveau où ils sont ; mais j’exige que, de semaine en semaine, ils puissent devenir autres. Et la chance que nous avons d’enseigner la philo est précisément que nous pouvons tenir les fils pédagogiques de ce devenir, sans avoir à présupposer un enseignement antérieur de notre discipline. C’est un dispositif critiquable au niveau de ses présupposés, puisqu’on pourrait envisager comme bénéfique un enseignement en amont ; mais il permet au moins d’évaluer un niveau d’acquis à égalité de départ (hors, bien sûr, du capital culturel antérieur, dont l’impact demeure).
En tout état de cause, enseigner présuppose la perfectibilité ; mais présuppose aussi des moyens déterminés de la mettre en œuvre. C’est ce qu’on ne doit pas cesser de dire aux élèves, et qui doit commencer le premier jour de l’année : « À la sortie de ce cours, vous devrez en savoir davantage qu’en entrant ». Cela suppose aussi l’exigence de la trace écrite : prise de notes en terminales générales ; dictée d’un quart d’heure récapitulant le cours en terminale technologique.
La trace écrite est indispensable, à la fois pour fixer l’attention en cours et pour permettre, à la maison de revoir le contenu du cours. Et le premier conseil que je donne est de revoir le cours le soir-même du jour où il a été fait.
L’ensemble du dispositif pédagogique repose à mes yeux sur le fait que les progrès doivent être sensibles de jour en jour. Et cette conviction, chez l’élève, d’avancer, est aussi indispensable pour asseoir l’autorité de l’enseignant. C’est par cette conviction que s’impose aussi la concentration : le fait d’éprouver son propre savoir dans les prérequis qu’on acquiert au fur et à mesure de l’avancée du cours. Épreuve qui crée aussi une émulation entre les élèves. Cette conviction d’avoir progressé participe d’une estime de soi qui contrevient au découragement et à ce que la novlangue technocratique a décidé de nommer « décrochage ».
De fait, la philosophie est par excellence la discipline que même des élèves prévenus contre elle au départ seront le plus fiers de maîtriser.

III. Organiser la progression, par la méthode … et par la possibilité de la contrainte

1. Donner les règles de la dissertation et du commentaire

Dans cette perspective, les contraintes du cursus scolaire vont permettre aussi la progressivité de l’acquisition des méthodes. C’est dans cette perspective que j’ai pris la décision délibérée non pas de jouer l’inventivité des exercices (qui a bien évidemment son intérêt, mais nécessite à mes yeux un plus grand investissement en énergie), mais au contraire de me concentrer sur la préparation exclusive des deux épreuves du baccalauréat : dissertation et commentaire de texte. Ayant été formée moi-même à la dialectique quasi-militaire de la dissertation en classe prépa, j’ai décidé d’en simplifier le processus pour le réduire à une méthode très élémentaire, qui permet d’en maintenir trois parties pour donner l’occasion, à l’intérieur de chacune, d’élaborer successivement deux arguments. Partant du principe que plus la méthode est stricte et cadrée, plus l’élève peut se concentrer sur le contenu en ajustant à ce cadre la culture acquise. Et j’ai noté que pour les élèves, il est notablement rassurant de savoir exactement ce qu’on attend d’eux, sans avoir l’impression de devoir improviser des discours truffés de questions rhétoriques sans réponse.
Il s’agira donc dans l’intro de transformer la question du sujet en une problématique alternative, et dans la conclusion de récapituler la troisième partie, qui fournit une solution à cette alternative. Le procédé est rhétorique, mais il donne, pour cette raison même, l’occasion de se reposer sur sa mécanique pour construire des concepts et réfléchir des arguments. Et le fond de ces arguments est donné dans les éléments du cours, construit lui-même comme une dissertation pour que les élèves aient l’occasion en même temps d’en éprouver la méthode. Cette demande incessante de méthode émane bien des élèves, parce qu’elle est tout simplement le moyen pour eux de ne pas se sentir soumis à l’arbitraire d’une correction sans critère. Ainsi le cours est-il étroitement lié aux référents possibles d’une docimologie qui, donnant un sentiment minimal de justice, contribue au respect de l’autorité.

Il en sera de même pour le commentaire de texte, dont la méthode sera donnée en même temps que l’exercice, et sur lequel repose en même temps le cours sur chaque notion, organisé à partir d’une problématique, mais partant pour chaque partie de l’étude d’un texte. Un texte, dans cette perspective, sera donné chaque semaine à préparer à la maison. La préparation n’est pas notée, mais lue et annotée d’un signe positif ou négatif en début de copie.
Mais la possibilité sera aussi donnée aux élèves d’évaluer l’enseignement qui leur est donné, à la fin de chaque trimestre. Et les remarques qu’ils font sur cette fiche me permettront de réajuster le tir.

2. Un programme d’évaluation posé en début d’année

Dès le premier jour de l’année, le programme des évaluations est donné : une interro de vingt-cinq minutes toutes les trois semaines ; un devoir surveillé de quatre heures tous les mois et demi. L’interro sera à chaque fois rendue la semaine suivante, et les devoirs surveillés deux semaines plus tard. La rectitude dans le rendu des copies aux élèves est indispensable pour justifier ma propre exigence de ponctualité dans le rendu de leurs copies. Car la relation d’autorité, si elle veut conserver sa légitimité, doit reposer précisément sur une réciprocité des droits et des devoirs.
C’est en ces termes aussi que je peux exiger le silence en cours : je me tais pour écouter leurs questions, leurs remarques, leurs objections ou leurs réponses ; ils doivent se taire à leur tour pour écouter le cours, mais peuvent l’interrompre à tout moment pour demander la parole. L’intolérance est en revanche totale pour les bavardages, qui ne constituent rien d’autre qu’une obstruction à la transmission et une perturbation de la qualité de concentration nécessaire à un travail commun.
Le planning donné en début d’année sera respecté : il n’y aura ni la mauvaise surprise d’une interro non prévue, ni la bonne surprise d’une annulation de devoir. Et plus généralement, c’est du respect des engagements pris que procèdera le déroulement de l’année scolaire. Dans un système d’enseignement qui ne cesse de s’autodétruire par les réformes technocratiques qui y sont imposées, cette rigueur m’apparaît à vrai dire comme salutaire et indispensable, aussi bien pour les différentes classes que pour moi.
Ce cadrage évite en particulier toutes les formes délétères de négociation, qui finissent par mettre les élèves en position d’imaginer que tout se négocie et que les décisions enseignantes ne sont rien d’autre que des variables d’ajustement, soumises aux aléas de leur bon vouloir, de celui des élèves ou de celui de l’administration.

Mais, à un moment ou à un autre, le recours à la contrainte, quelle que soit la clarté des motifs exposés, deviendra pour certains nécessaire. Toute position hostile d’un élève, refusant le travail ou manifestant sa rétivité, son indolence, sa mauvaise humeur ou sa grossièreté sera d’abord réglée dans le cadre du cours ; ensuite, si elle n’est toujours pas réglée, ce sera dans le cadre inter-individuel de la sortie du cours. Et si elle ne se règle pas à ce moment-là, un rapport sera nécessaire pour établir clairement les faits et mettre les CPE et l’administration devant la réalité du comportement. Mais en aucun cas cela ne sera considéré comme « un conflit entre l’enseignant et l’élève », comme si les deux devaient être considérés à égalité, sans rapport initial d’autorité. Car à aucun moment ce rapport d’autorité ne pourra être mis en cause sans faire sauter toute la crédibilité du dispositif de transmission.

La conviction qui, me semble-t-il, doit nous animer, est que le combat que nous menons pour un enseignement de la philosophie digne de ce nom est un combat que nous devons clairement partager avec les élèves que nous avons en charge, et qui doivent y être nos partenaires plutôt que les ennemis qu’ils imaginent souvent être au départ. Mais ce partenariat doit être reconnu comme asymétrique, et pleinement assumé comme tel.
Car la reconnaissance d’une autorité légitime de l’enseignant est la condition pour que lui-même puisse affirmer une position critique à l’égard d’un dispositif d’éducation publique devenu, par sa soumission à ce que le philosophe Grégoire Chamayou analyse comme « libéralisme autoritaire », profondément discriminant.
Affirmer la légitimité d’une autorité enseignante, c’est en ce sens bel et bien combattre les formes de déréliction qui attaquent une école soumise à l’autoritarisme libéral.