APRÈS LA GUERRE


Pratiques n° 52, "Féminin invisible : la question du soin", janvier 2011

Comment un moment-clé de l'histoire récente de l'Europe cristallise les enjeux liés à la fois au genre et à l'instauration de la paix, autour d'un constat d'échec de la violence guerrière.

En 1999, la guerre du Kosovo venait de se terminer. Une rencontre fut organisée en France par la revue Transeuropéennes, intitulée "Pour de nouvelles perspectives dans les Balkans".
Elle réunissait des femmes de toutes les régions de l'ex-Yougoslavie, décidées à se rencontrer et à se parler, par-delà les frontières qu'on avait suscitées entre elles. Des femmes décidées à s'occuper de la paix, dans un contexte où les hommes venaient, avec la plus grande violence, de se faire la guerre. Des femmes dont la guerre avait rendu non seulement invisible, mais illicite, le désir de paix. Des femmes dont le miltantisme anti-nationaliste était une occasion d'opprobre et de persécution dans leur propre pays.
Réalisant, pendant ces jours de rencontre, une série d'entretiens avec elles pour la revue Transeuropéennes qui organisait ces journées (1), j'ai été saisie de ce que cette question de la guerre mettait en jeu de la relation homme-femme, des représentations du féminin et de la question du genre dans les affirmations du nationalisme et dans le travail de pacification.
Prendre soin d'une région blessée, restaurer les liens fracturés, n'était-ce pas aussi interroger les fonctions attribuées au genre ?

1. Une politique du lien

Dans un moment où le standard médiatique de la représentation des femmes dans la guerre oscillait entre celle du viol ethnique et celle de la mater dolorosa portant l'enfant accroché à son sein, ces femmes, qui avaient eu leur part des violences, des fuites et des persécutions, refusaient avec une détermination sans faille les représentations victimaires du féminin dont les noms les plus célèbres du journalisme en général, et du photojournalisme en particulier, ne cessaient de se faire l'écho.
Theodora Tabacki, étudiante, le disait ainsi :

Il y a un rôle spécifique des femmes, mais pas dans un sens biologique. On doit construire le féminin en termes de pouvoir, de solidarité et de sujet. Il semble que les femmes aient de meilleurs moyens de communiquer, de surmonter les différences ethniques, de produire les réseaux transnationaux et transethniques.

Et Zarana Papic, anthropologue originaire de Belgrade, ajoutait :

Dans la tradition des Balkans, les hommes ont toujours fait la politique, mais ils font toujours la guerre. La politique des hommes les mène ainsi à l’échec, puisqu’ils sont contraints à la guerre. Il y a donc un espace social pour politiser l’énergie des femmes; mais il y a nécessité pour les femmes d’en prendre conscience et d’agir.

Deux éléments fondamentaux sont ici affirmés. D'une part la répartition des rôles ne repose nullement sur des critères biologiques, mais bel et bien sur des critères culturels, socialement déterminés et non pas naturellement donnés. C'est dans la tradition de l'éducation des femmes que l'aptitude au lien, au suivi relationnel, est transmise comme un acquis culturel. Et cet acquis est en effet un atout, qu'il faut, en tant que tel, valoriser. Lorsque Théodora vise à "construire le féminin", c'est de cette éducation à la solidarité qu'elle parle, et de l'incidence positive qu'elle peut avoir sur les processus de reconstruction. De même lorsque Zarana décrit les femmes comme des "êtres obligés de dialoguer, de gérer les tensions, d'aider à la socialisation".
Il y a donc bien une partition initiale. Mais celle-ci n'est pas infériorisante : elle peut au contraire être exploitée comme un acquis positif. Elle est ici pensée quasiment en termes de supériorité stratégique. Il ne s'agit pas de présenter les femmes comme plus douces ou plus aimantes, mais comme plus éduquées à tisser les liens, et de ce fait plus aptes à construire, là où les hommes ont été plus délibérément programmés pour détruire. D'où la remarque essentielle de Zarana sur un conditionnement masculin à l'échec.
La guerre, originellement montrée comme manifestation de puissance et de virilité, apparaît ici au contraire comme la marque même de l'impuissance : celle des impasses de la destruction, et de l'impossibilité de les résoudre par la violence. Une représentation du viril associée à la brutalité est donnée ici non pas dans les termes valorisants de la fascination ou même de la terreur, mais dans les termes discréditants de l'échec : quelque chose qui est associé non pas à la crainte, mais au mépris.
Et c'est de cette inversion des valeurs que procède une véritable puissance du féminin, dirigée non pas contre les hommes, mais contre les standards de la virilité et des traditions machistes de l'Europe centrale. Ce que signifie la formule de Zarana : Il y a donc un espace social pour politiser l’énergie des femmes. C'est-à-dire pour faire, de cette puissance que donne l'aptitude au lien, la forme d'un nouveau rapport au politique, d'un nouveau régime de socialisation. L'historienne Svetlana Slapsak le dit autrement :

Il y a eu rencontre entre le féminisme et la dissidence dans les années 80. Les femmes n’ont jamais déserté le domaine de la communication. Ma meilleure amie, Natasa Kandic circulait pendant la guerre parmi les Albanais. Elle faisait le travail des journalistes. Ce sont toujours les femmes qui font le travail de communiquer.
Dans le modèle culturel spécifique aux Balkans, le système patriarcal laisse un espace marginal aux femmes. Mais elles connaissent les langues et communiquent : ce sont les marginaux qui fondent l’échange.

2. Un autre concept de la reconstruction

Cette idée, que la marginalité des femmes dans les affrontements de pouvoir est ce qui leur donne la place centrale dans la gestion du post-conflit, dit à quel point le vrai pouvoir ne peut être conçu que comme nécessairement pluriel. Un concept discriminant du pouvoir, incarné dans le "système patriarcal" que dénonce Svetlana, est mis en échec par la violence même qu'il suscite. Et cette mise en échec ouvre l'espace à un concept pluriel de la relation politique. Non pas évidemment le concept d'une harmonie ou d'un accord parfait, mais celui de la possibilité reconnue du dissensus, du débat et de la différence. Un désaccord possible qui ne mène ni à la domination ni à la guerre, et mette fin au cycle infini de la soumission et de la revanche. Un dissensus qui puisse abolir les alternances binaires de la nation-victime et de la nation-vengeresse.
Mais Florina Krasniqi, architecte kosovare, pointe du doigt la réactivation des jeux de pouvoir non pas seulement au sein des nationalismes belliqueux suscités par les conflits dans les Balkans, mais au sein même des instances internationales supposées promouvoir la paix :

L’un de nos problèmes majeurs, à nous qui intervenons sur la question de l’éducation, est que celle-ci n’est pas considérée par les responsables internationaux comme prioritaire : elle est très accessoire par rapport à la liste de leurs priorités.
Ainsi, alors que les Kosovars devraient s’organiser et se partager les responsabilités pour reconstruire la société, ce sont les ONG qui se combattent entre elles pour la reconstruction. J’ai donc à combattre des initiatives étrangères, plus grosses et plus fortes, pour le Kosovo.

Ici s'affrontent précisément deux concepts de la reconstruction : l'un, purement matériel, met en présence des intérêts économiques et des rapports de profit dans les passations de marché concernant l'urbanisme et l'immobilier : toute guerre, générant de la destruction, génère par là-même les profits florissants de la reconstruction, comme le montrait déjà par exemple, dans la France des années cinquante, la reconstruction de villes comme Dunkerque ou le Havre.
L'autre concept, essentiellement mental, intellectuel et moral, traite de cette reconstruction symbolique que représente la question de l'éducation, comme possibilité de réhabiliter mentalement une génération sabordée par la guerre, et de préparer l'avenir de la suivante. Le discours de Florina, tenu juste après la guerre du Kosovo, est clair : les OIG internationales font passer l'immédiateté des rapports de pouvoir économiques entre puissances mandataires bien avant l'écoute des besoins de la population. Mais aussi les ONG font passer l'intérêt de leurs subventions, et des rapports de rivalité qu'elles génèrent, bien avant la préoccupation d'une amélioration des conditions d'existence des populations auxquelles elles sont supposées fournir un soutien.
Et, plus généralement, les rapports de domination imposés par des sociétés patriarcales, qui ont abouti à la guerre, se retrouvent dans la domination imposée par les intervenants internationaux à une population infériorisée par sa faiblesse économique, et dont les représentants de la société civile ne sont de ce fait pas même écoutés. Après avoir subi la domination des nationalistes, il faudra subir celle des internationaux, dont les manières de faire, pour être moins évidemment violentes, n'en sont pas moins aussi discriminantes.
Ainsi se répondent en série ce que la philosophe Rada Ivekovic appelle des "faux universels" : comportements qui, pour être universellement répandus, n'en sont pas moins destructeurs de l'idée même d'universalité. Le faux universel est ce qui invisibilise le processus de discrimination en le naturalisant, en faisant de la faiblesse une essence féminine,
et de l'attention à l'autre la marque même de cette faiblesse.

3. Les faux universels

Milka Tadic, journaliste du Montenegro, montre ainsi comment la revendication d'un "droit des femmes" fonctionne à l'encontre de ce qu'elle prétend protéger :

Ce que je défends, ce sont les droits de l’homme fondamentaux, pas les droits des femmes. Certains types d’abus concernent plus spécifiquement les femmes : les viols, les violences domestiques, la situation dans les prisons, les pressions sur les enfants. Mais la lutte contre ces abus est inscrite dans les droits de l’homme, et les femmes n’ont aucune spécificité juridique à défendre.

Ce qui est dénoncé ici est précisément ce faux universel que représente "la femme", dissociée en tant que telle d'un universel humain. Que des abus puissent concerner majoritairement des femmes ne signifie nullement qu'ils leur soient attachés par essence, pas plus que la dénonciation de l'esclavage ne devrait concerner les droits "des Noirs".
Refuser d'essentialiser, c'est précisément inscrire la question du droit dans un possible universel issu non pas de la nature, mais d'un possible accord culturel. C'est donc par là même aussi la recontextualiser dans son ancrage historique. C'est parce que, historiquement, une part de l'humanité a pu être exclue de l'exercice du pouvoir, qu'elle a pu aussi, du moins en partie, être éduquée à des formes différentes d'exercice de la responsabilité.
Dans le moment historique qui est le nôtre, les formes patriarcales de la responsabilité politique ne sont pas seulement en échec dans les régions visiblement dévastées par la violence de la guerre. Elles le sont aussi dans les territoires occidentaux où s'amorcent les dévastations consécutives à ces combats de crocodiles que permettent la dérégulation financière et la destruction des systèmes juridiques et institutionnels. On voit bien que la guerre que se mènent les puissances financières, donnant lieu aux "OPA" (Offres Publiques d'Achat) comme à des actions-commando, est moins une guerre entre ces puissances qu'une guerre menée par le marché de la finance contre le marché du travail. Elle conduit, à travers les reconfigurations imposées aux entreprises, aux phénomènes de délocalisation et d'attaques massives contre le droit du travail. Mais elle conduit aussi, par les phénomènes de privatisation, à une progressive disparition de la protection sociale et des institutions.
Quel serait, en ce sens, l'équivalent du véritable combat que menaient, il y a un peu plus de dix ans, les femmes militantes des Balkans non pas pour faire la paix (elle venait d'être faite), mais pour, véritablement, l'instaurer et lui permettre de perdurer ? Slavica Inzevska, journaliste macédonienne, y apportait une réponse :

Il faut créer un ciment pour que les femmes n’acceptent pas cette position d’auxiliaires politiques. Il existe des possibilités d’agir différemment pour les femmes. Elles ont expérimenté leur propre pouvoir, elles sont capables d’être leaders. Mais il y a une impossibilité pour les femmes macédoniennes d’accepter les femmes d’autres ethnies. Les femmes en Macédoine sont traditionnalistes, rigides, tournées vers le passé. Il faut combattre cette manière de ne pas accepter l’autre et la différence.

Le faux universel qui essentialise la différence entre hommes et femmes, est celui-là même qui pousse les femmes à s'identifier aux représentations qui confortent la ségrégation. Et Slavica montre ainsi l'intériorisation du comportement machiste chez les femmes macédoniennes traditionnalistes comme le premier obstacle à la possibilité d'une émancipation. Elle met en évidence le fossé qui se creuse entre l'expérience que les femmes peuvent faire de leur propre pouvoir, et le refus où elles se tiennent de l'assumer.
Dans toute guerre, pendant que les hommes sont au front, les femmes assument le suivi de la vie quotidienne, incluant aussi le fonctionnement des activités de production assumées par les hommes en temps de paix. Elles maintiennent, par la position sociale où elles se trouvent, la continuité des activités vitales, aussi bien dans leur dimension domestique que dans leur dimension économique. Bref, elles sont conduites à assumer les fonctions généralement attribuées aux hommes, et par lesquelles les sociétés patriarcales définissent précisément la supériorité masculine, tirant argument de la place subalterne assignée au genre féminin pour en déduire une infériorité naturelle.

4. La guerre comme révélateur

La guerre, en ce sens, pourrait apparaître comme tout autre chose qu'une parenthèse : un révélateur de la capacité des femmes à assumer des rôles réputés masculins, et la preuve donc que ces rôles ne sont que l'objet d'une assignation sociale, pas d'une essence masculine ou féminine. C'est, par exemple, durant la guerre d'Algérie que nombre de femmes algériennes, impliquées dans les activités du FLN et concourant, par leur rôle économique ou même par leurs actions militaires, à ses succès, ont eu l'espoir que leur situation sociale pourrait changer et qu'elles ne seraient pas renvoyées, après la fin des combats, à leur condition domestique. Mais ce révélateur n'a pas fonctionné comme tel, et les femmes, une fois la paix venue, ont été renvoyées à la condition asservie que la guerre leur avait provisoirement fait quitter. Le processus de décolonisation n'a pas fonctionné comme un processus d'émancipation des femmes. Et ce en partie parce qu'une majorité de femmes, pas seulement manipulées, mais souvent aussi profondément identifiées à leur condition traditionnelle, ont refusé de prendre acte de ce que la guerre avait révélé.

Mais les paroles de Slavica montrent, plus encore, comment ce refus épouse aussi les formes de la discrimination ethnique pour légitimer celles de la domination machiste. Car l'analyse commune à toutes les femmes militantes des Balkans réunies cette année-là était bien celle d'une étroite corrélation entre ethnicisation et discrimination sexiste. Le nationalisme ethniciste, dans sa revendication raciale et biologisante, est fondé sur une partition fondamentale, qui se prétend elle-même biologisée : celle de la dissociation entre féminin et masculin.
Rada Ivekovic le montre dans Le Sexe de la nation (2), il y a une violence de la raison , qui est celle de son partage, c’est-à-dire de sa partition excluant le féminin. Et cette partition constitue aussi l’essence même de la guerre.
Or c'est exactement dans la même volonté de partition que le nationalisme ethnique veut casser la temporalité, nier la durée du vécu commun entre des sujets d'origine différente, pour imposer la discrimination. Il faut ainsi nier l’histoire elle-même, et refabriquer une pseudo-histoire à partir de cette dénégation. Ce déni de l’histoire réelle s’appuie nécessairement sur une fiction des origines, c’est-à-dire sur une volonté, pour déshistoriciser, de naturaliser le processus historique de la constitution des communautés, en particulier par leur ethnicisation : renvoyer des sujets à une identité ethnique, c’est les renvoyer à une pseudo-naturalité négatrice de la réalité de l’histoire, de la même manière que les renvoyer à une identité sexuelle biologique comme marqueur de leur vie sociale.
Ainsi, dans l'expérience que donne Slavica, la crispation des femmes sur les comportements traditionnels du féminin, loin de produire un lien ou un adoucissement, est au contraire l'un des ressorts de la guerre, dans la mesure où elle s'appuie sur la discrimination ethniciste qui la fonde : une femme anti-nationaliste n'est pas véritablement une femme, et la haine ethnique, comme refus de l'altérité de la différence, produit, dans le sein même des représentations du féminin, une triple hostilité : contre la femme étrangère, contre la femme de même nationalité qui refuse la barrière ethnique, contre toute femme qui refuse de se soumettre aux processus de soumission machiste auxquels le féminin est supposé s'identifier.
Ce sont ces comportements féminins "traditionnalistes, rigides, tournés vers le passé", que Slavica, Macédonienne, considère comme un obstacle majeur, non seulement à l'émancipation des femmes, mais à l'élaboration même du processus de paix.

Instaurer la paix, établir les conditions d'une protection sociale et d'une authentique sécurité, ce sera d'abord récuser les fondements mêmes de cette double partition : celle qui divise les sexes et celle qui divise les "races" (ou les "ethnies"). Et de ce point de vue, les leçons données par ces militantes sont bien loin de concerner seulement les Balkans des années 2000 : elles nous donnent à penser sur les vrais universaux de notre présent.
En ce sens, ce que Rada Ivekovic appelle "le différend des sexes" va bel et bien à l'encontre de ce que des pensées naturalisantes qualifient de "différence des sexes". Le différend n'est pas fondé sur une différence originelle, mais sur un désaccord culturel qui, lui, peut faire l'objet de débats et trouver, dans la reconnaissance d'une égalité, la source d'une authentique convivialité.
Prendre soin d'une société, c'est d'abord penser son avenir non pas en termes spécifiquement féminins, mais dans les termes de ce que l'expérience culturelle de la relation, dans le vécu de nombreuses femmes, peut produire de ressources, à l'encontre d'une autre expérience culturelle, qui est celle de la domination.

Notes:
1. Voir Transeuropéennes n° 17, "La Fragilité démocratique", paru en 2000, d'où sont tirées les citations des entretiens.
2. Rada Ivekovic, Le Sexe de la nation, ed. Léo Scheer, coll. Non & Non, 2003

© Christiane Vollaire