ADOSSÉ AU BUNKER


Université d’été à Korça (Albanie), du 25 au 31 août 2014

En 1975, l’architecte Paul Virilio écrivait Bunker archéologie à l’occasion d’une exposition. On peut y lire :

Ce tour d’horizon sans accident me ramenait à mon propre poids, à la chaleur et à ce dossier solide contre lequel j’étais installé : ce massif de béton incliné, cette chose sans valeur qui n’avait su m’intéresser jusqu’alors autrement que comme un vestige de la Seconde Guerre mondiale, autrement que comme l’illustration d’une histoire, celle de la guerre totale.

On voudrait interroger ici, en Albanie dont le sol en est constellé, ce qu’est ce corps pesant adossé au massif de béton du bunker, dans une histoire européenne adossée à celle de la guerre totale. Ce que représente, dans sa massivité réelle autant que dans l’espace abstractif qu’il produit, le bunker comme puissance de négation de la dynamique des corps et des fluidités de la circulation. Quel potentiel de destruction se nourrit de ce rapport à l’indestructible, et quelle violence s’édifie sensoriellement dans le rapport absolutiste à la protection.

1. Un paysage interdit

Le bunker est un usage politique de l’habitat : son versant militaire. Mais il crée de ce fait aussi un usage politique du corps. Le texte de Virilio en introduit l’analyse par l’expérience autobiographique qu’il en fait : non pas celle d’un soldat, mais celle d’un enfant, né en 1932, à qui les abords de la mer sont interdits, dans les années quarante où l’occupant nazi édifie sur les côtes françaises le Mur de l’Atlantique :

Pendant ma jeunesse, le littoral européen était interdit au public pour cause de travaux ; on y bâtissait un mur et je ne découvris l’Océan, dans l’estuaire de la Loire, qu’au cours de l’été 1945. (…) C’était une frontière qu’une armée venait à peine d’abandonner, et la signification de cette immensité marine était inséparable pour moi de cet aspect de champ de bataille déserté.

C’est donc d’un paysage interdit qu’il est question : interdit d’abord et interdit de regard. Un espace inhabitable, devenu terrain militaire, dans une zone occupée, sur le territoire français, par l’ennemi. En Albanie, l’expérience du bunker sera bien différente : elle est plus tardive (de 1967 à 1991) et entre dans un plan stratégique d’intériorisation par les habitants de la lutte contre l’envahisseur : elle se présente comme un plan de défense civile et de « guerre du peuple », dissociée de la profession militaire et de ses responsabilités spécifiques.
Il est clair que l’idéologie du bunker est liée à l’isolationnisme de l’Albanie des années soixante : ayant rompu avec l’Union soviétique de la déstalinisation, pour faire alliance avec la Chine maoïste beaucoup plus lointaine ; en rivalité avec la Yougoslavie titiste qui vise à l’englober ; voisinant avec la Grèce intégrée à l’OTAN, l’Albanie apparaît bien comme un îlot de résistance tous azimuts, dont l’isolement s’aggravera encore à la fin des années soixante-dix, lors de la rupture avec la Chine. Le bunker est donc une figure de l’identité, comme le nid d’aigle : celle d’une position défensive et cernée, parfaitement adéquate à la réalité diplomatique du pays et à son modèle, dont elle est, aujourd’hui encore, et même comme gadget touristique (sous la forme de cendriers ou de cadeaux-souvenirs), un emblème et une représentation archétypale.

2. Le monument funéraire de l’expansionnisme

Il est saisissant de voir comment cette configuration isolationniste et défensive, qui semble caractériser l’usage du bunker dans l’Albanie des années 1960, entre en conflit manifeste avec l’idéologie expansionniste et offensive du système nazi des années trente et quarante, qui fait pourtant du bunker la construction majeure du Mur de l’Atlantique. Virilio met en évidence cette injonction paradoxale que constitue l’usage du bunker par l’Allemagne nazie, dans la résistance du Führer à en faire l’inspection militaire :

Les refus constamment répétés du dictateur de visiter le Mur de l’Atlantique sont significatifs ; les bunkers du littoral européen sont dès l’origine des monuments funéraires du rêve allemand.

Et il interprète ce refus à partir de l’analyse, donnée par Mao-Tsé-toung en 1942, de la stratégie nazie :

Si Hitler est contraint de passer à la défense stratégique, le sort du fascisme est réglé ; en effet, un Etat comme celui du IIIème Reich a, dès sa naissance, fondé toute sa vie politique et militaire sur l’offensive.

« Monument funéraire du rêve allemand », le bunker sera en effet le dernier habitacle dans lequel le noyau dur de l’Allemagne nazie, incluant son chef, se donnera la mort au cœur même de Berlin, en avril 1945.
Virilio ne cesse de montrer comment cette architecture militaire est bel et bien une architecture funéraire, évoquant le mausolée, la crypte, les catacombes. Et Ismaël Kadaré le reliera au dispositif de la pyramide. En passant de l’offensive à la défensive, tout système, politique ou militaire, se sclérose et dégrade l’intention affirmative et énergisante de l’actif en frilosité du réactif. C’est Mein Kampf que cite ici Virilio :

L’idée de protection hante et remplit la vie.

Mais le dispositif de protection est exactement le contraire d’un dispositif d’expansion. Il suppose le repli, la contrainte, le refus du déploiement, la présence permanente de l’empêchement. C’est de cette façon que Virilio décrit le bunker tel qu’il se vit de l’intérieur :

Les différents volumes sont trop étroits pour une activité normale, pour une réelle mobilité du corps ; tout l’édifice pèse sur les épaules de l’occupant. Comme un habit à peine trop grand vous embarrasse autant qu’il vous couvre, l’enveloppe de béton et d’acier vous gêne aux entournures et tend à vous figer dans une semi-paralysie assez proche de celle de la maladie.

3. L’habitat devenu habit

Peser, embarrasser, gêner, figer, c’est bel et bien la dynamique du corps lui-même qui est empêchée par un habitat devenu « habit », et producteur par là-même de nouvelles habitudes du corps, ou, pour employer la terminologie bourdieusienne, d’un nouvel habitus.
Le bunker, parce qu’il est un espace politique, est aussi un espace esthétique au sens large : un mode de représentation de soi induit par l’architecture. Un soi contraint, empêché, obstrué par l’habitat. En prétendant protéger, l’espace architectural vise ici à faire de l’obstruction un mode d’existence, assujettissant l’occupant à de nouveaux modes de subjectivation : ceux de l’immobilisation. Virilio reprend plus loin le parallèle habitat / habit, pour le rapporter l’armement médiéval de la cuirasse :

La relation habit / habitat est, en période de guerre, extrêmement étroite, et l’identification de la cuirasse du corps au cuirassement de pierre nous conduit à l’estimation d’autres analogies entre les formes du corps territorial et celles du corps animal : la gorge, l’épaulement, le mamelon, etc., derniers exemples d’un terroir identifié à la Terre Mère, aux divinités chtoniennes.

Si les formes du corps territorial deviennent analogues à celles du corps animal, elles n’en sont pas moins privées de la plasticité biologique qui le caractérise, de ses possibilités d’adaptation, de mutation, de transformation. Bref, de ce qui fait du vivant un être en interaction avec son milieu. Le corps « territorial » est ainsi en réalité un corps déterritorialisé au sens le plus dévitalisant du terme : privé d’échanges avec son environnement. L’habit-cuirasse, à la manière d’une carapace, pétrifie le mouvement et immobilise la circulation. Mais il évacue aussi toutes les formes de porosité, tout ce qui, produisant de l’interaction, autorise de ce fait même la respiration. Et l’habitat cryptique devient de ce fait un tombeau, excluant son habitant du monde des vivants :

Ralenti dans son activité physique mai attentif, anxieux des probabilités catastrophiques de son environnement, l’habitant de ces lieux du péril est oppressé par une singulière pesanteur : en fait, il possède déjà cette rigidité cadavérique que la protection de l’abri était censée lui éviter.

Le vécu constant de l’environnement comme danger produit l’effet mortifère d’une anticipation de la disparition, que l’expérience du bunker cristallise de façon performative. Par le bunker, le lien social est ainsi détissé au profit d’une thanato-politique du cimetière et de l’enfouissement, vecteurs d’une sensation d’oppression.
Et cette épreuve mentale de l’oppression a son correspondant physique, puisque c’est en termes de pression que Virilio décrit l’espace du bunker, comme celui d’un sous-marin en milieu terrestre : résistant parce qu’intentionnellement inadapté aux caractéristiques hostiles d’un milieu destiné à l’évacuer.
Ce pourrait tout aussi bien être l’espace d’une soucoupe volante. En tout cas, d’un hors-sol. Et ce hors-sol, il le décrit dans les termes technologiques de la résistance des matériaux : béton armé ou béton contraint, le béton présente cette particularité d’être originellement un élément liquide, solidifié dans le moulage qui lui est donné, afin de n’être porteur d’aucune faille. Mais, de ce fait même, non seulement il ne présente aucune porosité, mais il ne repose paradoxalement sur aucune fondation. Virilio l’écrit :

Le bunker n’est plus réellement fondé ; il flotte sur un sol qui n’est plus un socle à son équilibre, mais une étendue mouvante et aléatoire qui s’apparente, en la prolongeant, à l’étendue marine.

4. Des lieux de non-communication absolue

Cette indistinction du liquide et de l’ultra-solide, qui caractérise le bunker, le dissocie radicalement du territoire qu’il occupe. Étranger à son environnement, sans ancrage, il fait irruption sur son terrain comme en état de flottaison. Nombre de bunkers du Mur de l’Atlantique sont construits sur le sable, posés sur une étendue non fixe, accessible aux aléas des marées, aux mouvements de l’éco-système liquidien dont ils sont proches. Et, pour cette raison aussi, le béton ne subira pas le sort des matériaux plus ou moins organiques : il pourra s’enfoncer dans le sol, ou se renverser si le sol se modifie, mais il ne tombera pas en ruines, il ne se défera pas comme un édifice de pierre ou de bois. Il continuera d’être posé comme un OVNI dans le paysage, éventuellement en position de bascule, mais pas en situation d’effondrement. Il continue ainsi bel et bien de remplir sa fonction de résistance au milieu, dans le temps même où son usage est devenu obsolète. Les bunkers de la côte atlantique, lorsque Virilio vient les photographier entre 1958 et 1965, sont dans cette situation d’obsolescence. De même que les 700 000 bunkers (un pour quatre habitants) répartis selon la décision d’Enver Hodja sur le territoire entier de l’Albanie, en zone rurale comme en zone urbaine, privés, depuis les années quatre-vingt-dix et la chute des blocs, du sens défensif qui leur avait été originellement donné.
Le chapitre « Esthétique de la disparition », dans l’édition du Demi-cercle de 1991 qui reproduit les images, est entièrement consacré à la visibilité de cette obsolescence : celle des basculements de l’objet dans le sable, de son renversement, de ses glissements, de son enfouissement non intentionnel lié aux aléas des marées ou des conditions extérieures. L’impression visuelle est toujours la même : celle d’un objet architectural aussi intégralement préservé qu’absolument non fondé, sur lequel la prise du temps n’atteint ni le volume ni la structure, mais seulement l’environnement.
D’un point de vue sémiologique, les objets, par leur présence massive, continuent ainsi de faire sens dans le paysage, et lui imposent la forme de leur symbolique : celle d’une expérience existentielle de l’hostilité, la constance de l’inatteignable, du repli et de la négativité, l’inaccessibilité à l’agression intentionnelle comme à celle du temps. Quelque chose qui semble moins destiné à protéger la vie qu’à en nier le cours.
Les remparts, les murailles, les fortins des châteaux ou des villes médiévales, les fortifications classiques, les systèmes en étoile de Vauban, et les standards en général de l’ingénierie militaire, apparaissent, quel que soit leur potentiel offensif (celui que connote le terme même de « meurtrière » pour désigner leurs ouvertures), comme des espaces, malgré tout et in fine, de protection de la vie, des enclosures à l’intérieur desquelles des échanges peuvent avoir lieu, une vie sociale se tenir, même en état de siège. Les bunkers sont des espaces d’enfouissement de la vie, et pour cela même des non-espaces, des lieux de non-communication absolue, dont le secret de fabrication constitue un danger aux yeux de ceux-là mêmes qui en ont passé commande. D’où le sort réservé aux ingénieurs militaires qui les ont conçus : Fritz Todt pour l’Allemagne nazie, dont le nom même est proche du mot « Tod » qui signifie mort en allemand, après avoir donné son nom à l’instance qui organise tout le dispositif de défense allemand, meurt en 1942 dans l’explosion de son avion au retour d’une entrevue avec Hitler ; et Josif Zegali, après avoir construit à partir de 1961 le complexe de bunkers et de milliers de kms de tunnels qui contribue à épuiser l’économie albanaise, et dans la construction duquel meurent une centaine d’ouvriers par an, est exclu et emprisonné pendant huit ans par celui-là même qui le lui avait commandé, lors des purges de 1974.
Il semble que dans tous les cas le concepteur doive être, d’une manière ou d’une autre, éliminé par le commanditaire, comme dépositaire d’un code qui doit demeurer caché, d’un secret défense dont le partage renforce le sentiment d’insécurité. Comme si la conception paranoïde du bunker ne pouvait que susciter sa propre mise en abîme, l’effet-miroir de son intention retournée contre son producteur.

5. Une « archéologie de la rencontre brutale »

Mais l’insécurité se renforce des mutations historiques du génie militaire lui-même. Le béton comme matériau de construction s’invente dans les années 1850, et trouve son plein usage dans les années 1930, avec l’utilisation du béton pré-contraint qui augmente la résistance du matériau. Le concept militaire du bunker de béton naît dans le temps même de l’invention de l’arme nucléaire : c’est quand émerge la possibilité d’un environnement désintégré à partir du cœur même de la matière, que se pose la question d’un absolutisme de la protection. L’hostilité environnementale rendue totale par le potentiel nucléaire, la parade est celle de l’imperméabilisation totale au milieu. Le fantasme en fera fleurir les romans de science-fiction, mais la réalité demeure, sur les côtes de l’Europe occidentale comme sur l’ensemble du territoire albanais menacé par la guerre froide.
Initié par la rupture du pacte germano-soviétique, reconfiguré par la rupture sino-soviétique, puis mis en danger par l’alliance sino-américaine, le système albanais, enjeu des affrontements entre les blocs rivé à la côte adriatique, produit le paradigme du bunker non plus comme pis-aller d’une idéologie expansionniste acculée à la défensive sur le Mur de l’Atlantique, mais comme destin biopolitique du nid d’aigle inexpugnable, et figure de l’isolationnisme. Une représentation spécifique de la spatialité, dont l’idéologie du ghetto pourrait être l’un des modes de continuation, reconfigurée dans la multiplicité des rapports contemporains à la question de l’immunité. Le bunker comme paradigme de l’immunitaire.

Mais Virilio l’interroge aussi comme figure des régimes de temporalité guerriers, autour de l’affrontement, dans ce qu’il appelle une « archéologie de la rencontre brutale » :

La construction des infrastructures stratégiques et tactiques au cours des âges n’est en fait qu’une « archéologie de la rencontre brutale » ; de l’impact à la collision et au télescopage autoroutier.

L’impact est militaire, mais la collision qui en relève est beaucoup plus largement technologique : l’accident autoroutier, dans ses réitérations statistiques, devient ainsi l’un des modes de la « rencontre brutale » : non pas intentionnelle à la manière de l’agression guerrière, et pourtant parfaitement programmable. Et le véhicule est bien cet enclos renforcé dont on éprouve la résistance au choc, et dont le char blindé pourrait être le modèle : un bunker itinérant.
La violence des chocs devient ainsi proportionnelle à la rapidité de l’impact, par rapport à laquelle la résistance doit être totale et sans délai, produisant une accélération du temps de guerre, depuis l’objectif du Blitzkrieg nazi jusqu’à la réalisation du bombardement atomique américain, intégralement destructeur en une fraction de seconde. Virilio note ainsi que l’extension territoriale du potentiel guerrier dans les guerres coloniales, puis mondiales, va de pair avec la réduction de la temporalité militaires des sociétés industrielles :

D’une part on assiste à des guerres de plus en plus extensives (…) et d’autre part à des assauts de plus en plus intensifs quant au développement de l’énergie destructrice (depuis le premier « ouragan d’acier » lors de la guerre de Crimée en 1854 jusqu’à la déflagration atomique de 1945).

Or c’est précisément cette extrême réduction du temps de guerre pour les puissances militaro-industrielles, qui nécessite l’appareil défensif le plus étanche, le plus résistant à l’impact, le plus anticipateur … et donc le plus contraignant pour le temps de paix.
Un temps de paix relativement long, mais intégralement occupé par la préparation d’un temps de guerre extrêmement bref : c’est cette temporalité que gère l’édification des bunkers. Et en cela elle préfigure la précarité inquiète et l’ordre sécuritaire du temps de paix contemporain. L’architecte du IIIème Reich, Albert Speer, en élabore l’organisation du travail. Et Virilio montre comment le seul grand responsable nazi qui soit resté dans la plus totale impunité est celui dont les projets allaient encore au-delà des visées du Führer :

Il désapprouve le Führer, qui voudrait éviter de faire des prisonniers sur le front russe : exterminer des hommes, c’est gaspiller de la force de travail, c’est se priver de main d’œuvre ; il est plus rentable de la faire mourir à la tâche dans les camps ou les tunnels des Mittelwerke. (…)
Speer propose à Hitler un abaissement extrême du niveau de vie allemand, un durcissement draconien des conditions de travail, que le Führer refuse.

6. La « loi des ruines » contre le droit du travail

La question que la perspective de la guerre permet de résoudre, c’est celle du droit du travail. De même que Jules César ne faisait de prisonniers qu’en vue de leur faire construire les ponts dont il avait besoin, et que l’esclavage était de ce fait, plus encore que la conquête territoriale, la véritable finalité de la guerre, de même l’extension des armées sur le front de l’Est doit avoir pour finalité, aux yeux de Speer, d’enrôler les prisonniers dans le travail forcé. Et quand les bombardements sur l’Allemagne feront la démonstration qu’une population apeurée ne peut pas se rebeller contre les chefs qui l’ont conduite au massacre, Speer proposera d’enrôler dans le travail forcé les Allemands eux-mêmes, pour une mobilisation intégrale des forces dans la préparation incessante du conflit en cours, n’ouvrant pas d’autre perspective à la guerre totale que celle du suicide :

La destruction devenant une forme de la production, la guerre s’étend désormais non plus aux seules dimensions, de l’espace, mais à l’ensemble de la réalité. Le conflit est devenu sans limites et donc sans but. Il ne s’achèvera plus et, en 1945, la situation atomique le perpétuera : l’Etat est devenu suicidaire. (…)
La collision entre l’arme et le bâtiment a eu lieu, la « loi des ruines » a pris un nouveau sens, le constructeur est devenu destructeur, l’architecte au pouvoir est devenu l’architecte du pouvoir.

Speer, succédant à Todt après le crash de son avion, passe du statut d’architecte à celui d’ingénieur militaire, et au final de stratège. Et la « loi des ruines » qu’il met en œuvre tend à faire du pays entier un vaste bunker, dont les habitants ne sont plus que les constructeurs, et le processus de construction un processus d’autodestruction. Virilio fait de l’architcte du IIIème Reich le plus jusqu’au boutiste de ses stratèges. Mais en même temps, on peut y voir un préfigurateur du rapport au travail dans le monde qui commencera avec la fin de la guerre froide.
Cet enrôlement forcé s’apparente en effet bel et bien, rétrospectivement, dans ce qui est devenu le modèle de la globalisation contemporaine, aux processus d’invisibilisation du travail, de clandestinisation de la main d’œuvre et de délocalisation, qui permettent de transformer l’Europe de Schengen, de façon corrélative, en un espace de fluidification pour la circulation des capitaux, et en une forteresse inabordable pour les migrants : la « loi des ruines » produit ces espaces bunkerisés, ghettoïsés par la discrimination. Foucault disait, dans son cours au Collège de France « Il faut défendre la société » :

Plutôt que le triple préalable de la loi, de l’unité du sujet – qui fait de la souveraineté la source du pouvoir et le fondement des institutions -, je crois qu’il faut prendre le triple point de vue des techniques, de l’hétérogénéité des techniques et de leur effet d’assujettissement, qui font des procédés de domination la trame effective des relations de pouvoir et des grands appareils de pouvoir. La fabrication des sujets plutôt que la genèse du souverain : voilà le thème général.

Il semble évident que l’analyse de la technologie du bunker vérifie pleinement une telle assertion : c’est une pensée technocratique du bunker, de ses usages et de ses fonctions, qui permet de comprendre comment son dispositif assujettit par ses fonctions mêmes de subjectivation, et peut faire d’un peuple singularisé la troupe innombrable d’une population asservie à un mécanisme d’enfermement. C’est aussi cette analyse qui permet de comprendre le monde contemporain comme séquelle de ce qu’il a prétendu éviter, des pouvoirs qu’il a prétendu vaincre et dont il a en réalité favorisé le retour spectral.
C’est ainsi que Foucault montre le glissement de la responsabilité de l’architecte à celle de l’ingénieur dans ce qu’il appelle « l’Etat de police », qui n’est nullement l’Etat totalitaire, mais l’Etat tel qu’il s’est constitué depuis le XVIIème siècle, à la période du « Grand renfermement ». Il établit ainsi une périodisation permettant de comprendre, par les mutations techniques successives, les choix politiques qu’elles font apparaître. Parlant de la France du XIXème siècle, il écrit ainsi :

Avec la naissance de ces nouvelles techniques et de ces nouveaux processus économiques, on voit apparaître une conception de l’espace qui ne se modèle plus sur l’urbanisation du territoire telle que l’envisage l’Etat de police, mais qui va bien au-delà des limites de l’urbanisme et de l’architecture. (…) L’Ecole des Ponts et chaussées et le rôle capital qu’elle a joué dans la rationalité politique de la France font partie de cela. Ceux qui pensaient l’espace n’étaient pas les architectes, mais les ingénieurs, les constructeurs de ponts, de routes, de viaducs, de chemins de fer, ainsi que les polytechniciens qui contrôlaient pratiquement les chemins de fer français. (…) (Les architectes) ne sont ni les ingénieurs ni les techniciens des trois grandes variables : territoire, communication et vitesse. Ce sont là des choses qui échappent à leur domaine.

7. L’inhabitable capital

Cette dépossession des architectes par les ingénieurs est évidemment pensée par Virilio, architecte et urbaniste écrivant sur Albert Speer, architecte devenu responsable de l’ingéniérie militaire du IIIème Reich au tournant de l’année 1942. D’une part il ne s’agit plus de penser les espaces en termes d’appropriation, d’équilibre et de convivialité, mais en termes de pouvoir, de stratégie et de domination. Or Virilio montre qu’un tel concept, proprement militaire, a véritablement contaminé la vie civile dans un processus d’enrôlement. L’Etat de police devient alors quasiment indistinct de l’Etat de guerre. D’un Etat en tout cas sur pied de guerre, moins pour combattre un ennemi extérieur que pour assujettir un dominé intérieur, et reconfigurer les processus de subjectivation en processus de domination.

Ce n’est plus dans le distancement mais dans l’enfouissement que l’homme de guerre cherche la parade aux coups de son adversaire. (…) Une autre planète foncièrement inhabitable pour l’homme, et pas uniquement pour le soldat, voilà ce que réalise l’art de la guerre moderne. (…) Tout ceci est présent dans la signification du massif de béton, construit pour résister aussi bien aux obus qu’aux bombes, aux gaz asphyxiants qu’aux lance-flammes. (…) L’espace est enfin homogénéisé, la guerre absolue est devenue réalité, le monolithe est son monument.

Le monolithe sans faille du bunker, devenu monument de l’espace inhabitable, c’est l’espace civil fondu dans le modèle de l’hostilité. Dans un petit ouvrage paru en 2010 à la suite de la crise des subprimes aux USA, par laquelle un système financier prédateur a fait perdre la propriété de leur logement, entre 2007 et 2011, à des milliers de petits épargnants, l’architecte Jean-Paul Dollé écrit :

Lorsque la bulle financière éclate, quand le réel revient comme retour du refoulé, il ne reste rien du monde, mais un rien qui se propage comme un virus, et détruit tout comme Attila sur sentiment passage. (…)
Le capitalisme (…) se présente maintenant, non pas tant comme désir d’acquérir, de posséder, que, plus fondamentalement, d’extorquer, d’exproprier, de gagner, de maîtriser, ce qui revient dans tous les cas à faire disparaître le concurrent, détruire l’adversaire. Annihiler, tel est le but.

Le paradigme de la guerre devient ainsi le modèle de la vie civile capitaliste telle qu’elle se déploie dans la dimension de « l’inhabitable » : une hostilité fondamentale qui vient occuper les formes de la subjectivation et se substituer aux potentiels d’intersubjectivité. Dollé le montre, c’est précisément dans le rapport à l’habitat qu’elle va se manifester :

L’habitat, la maison, comme chacun l’expérimente dans sa vie, constitue la forme la plus élémentaire d’exister en propre et de se situer dans le monde. La crise déclenchée à l’occasion des subprimes révèlerait en ce sens ce qui, dans le mode d’habitation d’où procède et que génère le système capitaliste, met en crise non seulement le mode de production capitaliste mais la manière dont les hommes habitent le monde, c'est-à-dire leur existence même. (…)
L’appropriation de son corps propre passe par l’appropriation de l’espace où il se déploie. La maison est l’extension de soi.

Bunker Archeologie de Virilio ne nous parle pas d’un monde passé dont on viendrait explorer les décombres. Il fait au contraire le lien, dans la seconde moitié du XXème siècle, entre les systèmes qu’on a pu qualifier de « totalitaires » et la réalité du monde « libre » contemporain qui a prétendu les vaincre et s’en débarrasser.
Il nous donne à entendre le double langage par lequel la « protection » du bunker sécuritaire est le motif même de l’exposition aux formes contemporaines les plus insidieuses de la domination économique : celles qui fondent sur le renfermement des corps l’usage même du politique.

© Christiane Vollaire