À qui est-on étranger ?


Pour le collectif PEROU.
Rencontre à La Colonie : De L’Hospitalité qui vient
Jeudi 20 avril 2017 (Pour affichage les 19-20-21 avril)
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En 1985, le sociologue Abdelmalek Sayad remet sa contribution au rapport Jacques Berque, commandé par le ministère de l’Éducation nationale, sur L’Immigration à l’école de la République. On peut y lire :

L’école devrait-elle reprendre à son compte, mécaniquement, le schéma de l’extériorité tel qu’il caractérise l’immigration ? Tout un vocabulaire trahit la conception ordinaire qu’on a de la population immigrée, notamment avec l’usage des possessifs : « notre pays », « nous livrent », « nous vivons », et, symétriquement, « la population scolaire étrangère », « leur langue », « leur culture », leur pays », etc. Il y a ce « nous » et les étrangers à « nous », et cela quelles que soient les modalités de leur présence en France et de leurs relations avec la France.

Cette contribution ne sera jamais intégrée au rapport, et Sayad, l’un des deux seuls chercheurs « issus de l’immigration » au sein de cette commission, en démissionnera. Poser les effets pervers de ce « schéma de l’extériorité » qui sous-tend même les intentions intégratrices de l’école et ce qu’elle suppose de transmission intergénérationnelle et de long terme, c’est déjà toucher à un tabou dans une société qui, vingt-trois ans après la fin de la guerre de décolonisation algérienne, relevait bel et bien d’une problématique post-coloniale.

Sayad y insiste : Il y a ce « nous » et les étrangers à « nous », et cela quelles que soient les modalités de leur présence en France et de leurs relations avec la France. Les migrations contemporaines témoignent de cette constance d’une double erreur de jugement sur le « nous » : celle qui consiste à considérer comme « étrangers » des sujets et des groupes dont la culture, par l’effet des échanges même au sens le plus commercial du terme, est en interaction constante avec celle des territoires occidentaux ; et celle qui consiste, sur ces territoires mêmes, à nier les transmissions qui s’y jouent, les rencontres qui produisent aussi bien la mixité des couples que la pérennisation de la présence des familles dans des régions dont elles n’étaient pas originaires. Mais cette double erreur produit un étrange paradoxe : celui qui consiste à refuser le « nous » à ceux pour qui la présence sur le territoire est l’objet d’un choix, pour l’accorder, étrangement, à ceux qui ne l’ont pas choisie.

Pour nous tous, qui savons, d’où que nous venions, ce que le lien familial peut produire de différends, de rivalités, d’antagonismes ; ce que le lien social peut produire de conflits et de guerres civiles ; ce que les liens d’amitié peuvent produire de trahisons et de reconfigurations, le « nous » supposé originel ne devrait pas plus aller de soi que l’autochtonie censée nous rattacher à des territoires que nous n’avons pas nécessairement de raisons d’aimer. Cette expérience de l’« inquiétante étrangeté » est celle que, indépendamment de nos territoires de naissance, nous avons du « nous ».

Et elle devient incommensurable quand ce « nous » est supposé être celui de la représentativité politique : quel commun peut unir une caste de dirigeants formés à l’entre-soi technocratique, et ceux dont ils sont supposés être les « élus » ? Appartiennent-ils encore au même monde ? De quelle ambition collective peuvent-ils se réclamer ? Et que signifie, précisément ici, sur les lieux de reconnaissance de l’école publique, le sabordage des politiques éducatives soumises à des impératifs gestionnaires ?

Face à cette évidence constante de la rupture de contrat, Balibar affirmait déjà, en 1997, il y a vingt ans, à l’occasion de l’occupation politique d’un lieu par ceux à qui on refusait l’asile, cette évidence non moins criante de « ce que nous devons aux sans–papiers » pour une revitalisation des exigences du collectif. Transmettre est le moyen de reconnaître et de rendre performant ce nous solidaire, de le pérenniser autrement que comme le bricolage d’urgence humanitaire d’une école de seconde zone ; de faire qu’il puisse acquérir la force collective d’une nouvelle modalité de construction de soi.

Penser le futur est la première tâche dont le sens échappe totalement aux programmateurs de la « gestion des flux migratoires » pour lesquels l’exil ne peut en aucun cas devenir un motif de réénergisation du politique. C’est ce double obscurantisme, de la crispation identitaire et de l’aveuglement technocratique, que l’analyse de Sayad engage à discréditer.