Violence, effets d’euphémisation et de résonance


Christiane VOLLAIRE
Pour la revue Chimères n° 85, Violences
Avril 2015
----------------------------------------------
Comment saisir des processus de violence dans la multiplicité de leurs configurations ? Et comment les saisir de telle sorte qu’ils n’engagent pas à la démission, mais à l’affrontement ? Celui de la réflexion, celui de la clinique ou celui de la lutte. Ce numéro, s’il aborde des dimensions manifestes de la violence, s’attache moins à ses aspects spectaculaires qu’à ses processus latents, aux formes de son euphémisation, ou du négationnisme, au sens le plus radical, dont elle peut faire l’objet.

Le récit mythologique est la forme originelle de la programmation d’une violence politique et des discriminations qu’elle met en œuvre, comme le montre ici le travail de Mathieu Rigouste autour du mythe de Tantale, qui a suscité bien des discussions au sein de la revue. Matthieu Renault y fait écho, par l’interprétation qu’il donne des non-dits esclavagistes, dans la philosophie « émancipatrice » de John Locke aux origines du libéralisme. Et sous ce prisme, des textes aussi divers que celui d’Antoine Chardel interprétant la pensée de Zygmunt Bauman sur les violences liquidatrices de la mobilité, celui de Jean-Philippe Cazier sur le vécu de la migration, ou de Stéphane Maugendre sur la clandestinisation des étrangers, résonnent de façon stridente d’un plateau à l’autre. La LVE de l’ouvrage d’Harald Welzer sur les guerres du climat interroge autrement cette violence des processus discriminants.

Un point de focalisation de ce numéro est l’Amérique latine contemporaine : celle du Mexique avec le vécu de la lutte au quotidien dans les Chiapas tel que le porte Traba, ou l’analyse par Zorka Domic de la violence d’Etat telle qu’elle s’origine jusqu’aux récents massacres d’étudiants, ou les discriminations de genre dont témoigne Isabelle Nizincourt, et dont Delphine Lacombe dresse une analyse rigoureuse à partir de son travail d’anthropologue au Nicaragua. Le terrain difficile d’Annie Benveniste dans l’Afrique du Sud post-apartheid en donne un autre écho.

Dans le monde même du travail clinique, Paul Brétécher dénonce la violence des décisions politiques qui le rendent impossible. Gilles Vidal autour du rapport de l’enfant autiste à la violence, Bertrand Lebeau sur l’usage des drogues et Nathalie Sinelnikoff avec des familles de jeunes gens engagés en Syrie, tentent alors d’articuler les exigences de l’approche clinique aux spécificités des contextes sociaux et politiques. La LVE sur l’ouvrage de David Thomson consacré aux français djihadistes y fait écho. Tout comme le troublant travail artistique de Laurie Dasnois présenté dans ce numéro, brodant des scènes de crime sur la douceur des oreillers, appelle les cliniques urbaines de Guy Trastour faisant surgir une inquiétante étrangeté de la déambulation quotidienne. Et c’est par le biais clinique d’une représentation fantasmée de l’enfance, que Jean-Claude Polack éclaire le quasi-unanimisme des réactions autour de l’attentat de Charlie-Hebdo en janvier dernier.

Anne Querrien saisit dans le travail du cinéaste Harun Farocki les images des effets du pouvoir sur les corps, là où René Schérer, interrogeant la figure centrale de Pasolini, oppose, aussi vigoureusement que paradoxalement, une « morale du voyou » à une brutalisation du politique dans la voyoucratie. Et Philippe Roy présente l’analyse de Joachim Dupuis sur le cinéma de Romero autour de la figure politique du mort-vivant. C’est aussi sur l’écran de cinéma, celui qui rend visible et celui qui fait écran, qu’Elise Lamy-Rested fait surgir la violence des corps-video de son analyse du film Eau argentée.

La LVE de Guy Trastour dresse, à partir du livre collectif Constellations, un état des luttes. Et plusieurs textes les mettent en scène ici, dans la violence sur le terrain du travail : dans le monde enseignant, Nathalie Perin dresse un bilan rigoureux des conséquences, destructrices à tous niveaux, de la précarisation des professions liées à la transmission des savoirs. Et Benjamin Farhat y met au jour les discriminations ethniques. D’ de Kabal fait saisir, par une expérience aussi banale que terrifiante des violences policières quotidiennes, ce que signifie une volonté de neutralisation par la terreur sécuritaire.

Ce numéro, dans sa richesse, est cependant pauvre de tout ce qui y manque, et nous manque. Mais il s’est construit, et en quelque sorte cristallisé, autour des formes implicitement acceptées de violence et d’aliénation qu’il vise à interroger, appelant à croiser les regards cliniques et ceux de l’analyse politique, ceux de l’expérience des luttes et ceux du terrain de recherche, pour laisser paraître aussi, à la croisée de l'économie politique et de l'économie libidinale, les "machines de désir » inventives et créatrices qui en sont le contrepoint ou les lignes de résistance. Les « zones à défendre » de toutes sortes, sur lesquelles nous n’avons pas seulement à penser, mais à tenter d’agir.