Subjectiver des objets



Proposition CAG
Pour le livre Objets de la migration/ Sujets en exil 23 mars 2019
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Il n’y a d’objet que pour des sujets. Or l’exil, mobilisant de multiples processus d’intersubjectivité, place l’objet au cœur de ces relations, dans les interprétations contradictoires auxquelles il se prête. Point de focalisation du désir ou de la répulsion, du plaisir ou de l’angoisse, lieu projectif de la représentation, il peut aussi bien cristalliser la rencontre que susciter le malentendu. Signe d’appartenance ou de désaffiliation, marqué par l’appropriation ou par l’abandon, il circule dans l’espace de l’échange. Prêté, vendu, rendu, gardé, donné, transmis, il n’a de valeur que lié aux représentations qu’il suscite de part et d’autre, dans l’espace politique et conflictuel des migrations contemporaines.
Mais la valeur de l’objet, tout comme son usage, ne lui sont conférés que par le regard appropriatif d’un sujet. Dans le contexte des exils contemporains, et dans les formes de violence qu’il génère, on a choisi de mettre en évidence l’ambivalence de la notion même d’objet, saisie dans le miroir des représentations et dans les cycles de vie et de mort qui y sont attachés. Et c’est ce qui nous poussera ici à nous pencher plus précisément sur son statut dans la situation d’enfermement posée comme solution punitive à la volonté de contrôle des migrations.

1.

La distinction sujet / objet est d’abord une distinction logique et grammaticale. Mais c’est par là même aussi une distinction culturelle. Elle est issue de la logique aristotélicienne, telle qu’elle sera confirmée par la grammaire de Port-Royal qui fixe en France les usages de la langue au XVIIème siècle. Elle s’intègre à une pensée dualiste de l’esprit et de la matière : le sujet, c’est l’unité intérieure, l’axe mental sur lequel peut se fonder une pensée ou une action intentionnelle dont il serait l’auteur, s’appliquant à un objet comme matériau de son investigation ou de son activité (comme « complément d’objet » de l’action indiquée par le verbe). Pour bien des langues et bien des cultures (plusieurs cultures indiennes en particulier), ce dualisme est étranger, et elles ignorent par exemple la première personne du singulier. La grammaire de ce point de vue nous en dit moins sur la correction de la pensée que sur son orientation.
L’opposition entre le sujet (ce qui se tient « dessous », au sens de ce qui fait fond) et l’objet (ce qui se tient « devant », ou ce à quoi le sujet fait face) ouvre cependant à un conflit initial au cœur même de la notion de sujet. Car le « sub-jectum » signifie originellement ce qui est soumis, assujetti. Ainsi le sujet ne paraît-il tenir sa possibilité d’appropriation de l’objet (matériel ou non) que de sa propre dépendance à un pouvoir qui l’autorise et l’assujettit.
Michel Foucault, en particulier, montrera l’étroite corrélation entre les processus d’assujettissement et les processus de subjectivation : ce qui soumet et ce qui construit ; ce qui rend dépendant et ce qui autonomise, la question de l’éducation étant au cœur de cette ambivalence.
Que celui donc qui a perdu son appartenance et son affiliation perde ainsi les moyens légaux de se faire reconnaître comme sujet, c’est ce que nous dit toute l’histoire moderne et contemporaine des « sans-papiers ». Et de ce point de vue, le papier, trace écrite de l’affiliation, est la condition même de la reconnaissance de la personne comme sujet de droit. C’est cet objet qui permet que la personne en situation de migration puisse être reconnue comme sujet. La propriété du papier comme avoir est la condition de l’identité du sujet comme être. Et ce défaut de propriété, devenant défaut d’identité, est un motif de désubjectivation, puisque n’est sujet, au sens singulier, que celui qui peut être reconnu comme tel par un collectif, au sens pluriel. Dans le cas contraire, le sujet est réduit au statut d’objet. Foucault écrit ainsi, dans un texte de 1982 intitulé « Le sujet et le pouvoir » :

Dans la deuxième partie de mon travail, j’ai étudié l’objectivation du sujet dans ce que j’appellerai les « pratiques divisantes ». Le sujet est soit divisé à l’intérieur de lui-même, soit divisé des autres. Ce processus fait de lui un objet. Le partage entre le fou et l’homme sain d’esprit, le malade et l’individu en bonne santé, le criminel et le « gentil garçon » illustre cette tendance .
Ce « partage » dont parle Foucault s’applique on ne peut mieux à l’opposition entre sédentaire et migrant, telle qu’elle s’opère dans les politiques publiques contemporaines. L’exil n’est plus alors simplement ce qui sépare un sujet de son territoire d’origine, mais ce qui le sépare de tout territoire, et par là même de l’espèce humaine. Et en ce sens, il mobilise des politiques ségrégationnistes. Les « pratiques divisantes » qui font « le partage entre le fou et l’homme sain d’esprit », Erwin Goffman les étudiait en 1968 dans Asiles, pour montrer comment, devenant le prétexte à la dissociation du corps social, elles réduisent le sujet à la dépendance totale à l’égard de l’institution, et au déni de sa subjectivité :

Le nouvel arrivant entre à l’établissement avec une représentation de lui-même qui lui est procurée par certaines dispositions permanentes de son environnement domestique. Dès l’admission, il est immédiatement dépouillé du soutien que lui assuraient ces conditions, en même temps que commence pour lui, selon les termes accrédités dans certaines de nos plus vieilles institutions totalitaires, une série d’humiliations, de dégradations, de mortifications et de profanations de sa personnalité .
Goffman met en évidence ici ce que signifie le « dépouillement », à deux niveaux : celui des « dispositions permanentes de son environnement domestique » qui le privent de cette définition de la subjectivité qu’est la « représentation de lui-même », et celui des « humiliations » et des « profanations de sa personnalité ». Privé des objets de son espace quotidien, il ne l’est pas seulement par là de la représentation qu’il se fait de lui-même, mais de la représentation que les autres se font de lui comme sujet. Et il devient par là leur objet. L’enfermement n’est alors pas seulement privation de mobilité, mais déni de subjectivité. Et celui qui est privé de ses objets ne peut que devenir lui-même objet. C’est de cette subjectivation par les objets que le dépossédé se voit écarté. Et Goffman en déduit la spirale de la dégradation sociale.

2.

L’objet est ici bel et bien le support de la subjectivité. Et, après « l’éloignement de l’environnement domestique », le premier geste de la « profanation de la personnalité » est le déshabillage qui inaugure l’entrée en institution. Pour l’aliéné, saisi dans cet étau de « l’institution totale », l’échappatoire est d’autant plus impossible qu’il est destitué, aux yeux de l’institution, de sa faculté même de penser. Et que c’est cette destitution qui motive son enfermement.
C’est une autre destitution qui motive l’enfermement des personnes en situation de migration. Mais cette destitution est double. Elle ne tient pas seulement à leur exil, mais au statut de leur pays d’origine dans une historicité coloniale. La provenance des personnes enfermées dans les Centres de Rétention Administrative en est emblématique. Elle résonne fortement avec le traitement infligé aux fous dans le livre de Goldman, comme avec les « pratiques divisantes » analysées par Foucault. Un retenu d’origine algérienne, chargé de famille, tente ainsi de faire passer un message depuis l’intérieur du CRA de Coquelles, dans le Pas-de-Calais :
Je suis enfermé depuis quinze jours. Ils m’ont emmené ici en pyjama et sans mes lunettes. Je n’ai aucun habit. J’ai assisté à plusieurs tentatives de suicide. Un homme a bu une bouteille de shampoing devant moi, hier, à la douche. Moi-même, j’ai des pensées suicidaires. On nous dit qu’on peut rester enfermés ici trois mois. J’ai une femme, une maison, ma mère vit en France. Je ne comprends pas ce que je fais ici .

Dépouillé de sa tenue vestimentaire et de ses lunettes, dessaisi des objets de son quotidien par la rafle dont il a été victime deux semaines plus tôt, égaré quant à la raison même de son enfermement, il a entamé en toute conscience cette « série d’humiliations, de dégradations, de mortifications et de profanations de sa personnalité » dont parle Goffman. Que cette forme de déni de subjectivité puisse générer l’intention suicidaire, c’est ce qu’il éprouve sur lui-même, comme une manière d’achever le travail commencé par l’institution. Mais cette intention, produite par la perversion institutionnelle, conduit elle même à pervertir l’usage des objets du quotidien : il est témoin, sur celui qui le précède à la douche, du retournement du produit d’hygiène en liquide d’autodestruction, par son ingestion.
Or ce désir de mort, collectivement éprouvé, peut aussi se retourner en une forme de revendication . À cet égard, le dévoiement de l’objet de toilette, sa réappropriation dans la seule possibilité de décision qui reste au sujet aliéné, en ferait un moteur ultime de resubjectivation. Et cette volonté de subjectivation est à la fois singulière par le geste qui la met en œuvre, et collective par le vécu commun de relégation qui motive le geste. Le geste suicidaire apparaît donc ici bel et bien comme une authentique et paradoxale forme de résistance.

3.

Cherchant un analyseur des relations de pouvoir, c’est dans cette énergie de la résistance que Foucault va le trouver. Et c’est à partir d’elle qu’il va analyser le rapport du singulier au collectif :

« Quant aux relations de pouvoir, pour comprendre en quoi elles consistent, il faudrait peut-être analyser les formes de résistance et les efforts déployés pour essayer de dissocier ces relations. (…) Ce sont des luttes qui mettent en question la statut de l’individu : d’un côté, elles affirment le droit à la différence et soulignent tout ce qui peut rendre les individus véritablement individuels. De l’autre, elles s’attaquent à tout ce qui peut isoler l’individu, le couper des autres, scinder la vie communautaire, contraindre l’individu à se replier sur lui-même et l’attacher à son identité propre. Ces luttes ne sont pas exactement pour ou contre l’ « individu », mais elles s’opposent à ce qu’on pourrait appeler le « gouvernement par l’individualisation » .

La gestion de masse des migrants, la volonté d’indifférenciation qui y préside, participe de façon perverse de ce « gouvernement par l’individualisation », puisqu’elle met en œuvre « tout ce qui peut isoler l’individu, le couper des autres, scinder la vie communautaire, contraindre l’individu à se replier sur lui-même et l’attacher à son identité propre ». De cette atomisation du collectif, de cette dissociation du commun, procède non seulement la mise en rétention, mais, au sein même de ce processus, l’arbitraire de la mise à l’isolement dénoncée par tous les retenus, soit qu’ils l’aient subie, soit qu’ils en aient été témoins de façon répétée au sein des CRA. Et la mise à l’isolement prolongée, qui est déjà en soi considérée dans les juridictions internationales de reconnaissance des droits, comme « traitement cruel, inhumain et dégradant », va s’accompagner des mêmes objets de contention que la reconduite à l’aéroport : le velcro et le casque. Le velcro, adhésif puissant, pour fermer la bouche et lier pieds et poings : faire taire et immobiliser. Et le casque pour que le prisonnier ne puisse pas se frapper la tête contre les parois. Mais aussi pour lui fermer les oreilles à la vie extérieure et parachever l’isolement. L’image des retenus « scotchés », sur laquelle concordent les témoignages, n’est pas seulement celle du bâillon, mais celle par laquelle un homme devient une sorte de paquet, à la fois muselé comme un animal féroce et privé de cette spécificité humaine qu’est l’accès au langage. Mutilé de la possibilité de se faire entendre et de plaider sa cause, ne serait-ce qu’aux passager de l’avion qui va le ramener vers la violence qu’il a voulu fuir. Le scotch qui empêche de parler, le casque qui empêche d’entendre, en sont les deux objets emblématiques. Et même dans ces milieux de nulle part, symptômes du déni de droit, que sont les Centres de Rétention Administrative, des regards extérieurs, par le biais des associations, sont sollicités sur ces espaces de confinement. La contrôleure des lieux de privation de liberté rend ainsi un rapport critique sur la gestion, sanitaire autant que policière, de ces lieux. Une sénatrice se rend, à la demande d’associations de défense des droits, au CRA du Mesnil-Amelot : un détenu lui montre les radios de son estomac dans lequel on peut voir quatre lames de rasoir. Ce n’est pas l’estomac qui atteste, mais son image radiographique, qui donne à voir l’objet ingéré et désigne ainsi le geste d’automutilation. Car le scandale n’est pas dans la mort des sujets, mais dans sa survenue intentionnelle et ostensible sur le territoire dont ils demandent l’accueil. Stratégiquement, c’est seulement sur cette évidence ostentatoire de l’objet, dont il a perverti l’usage, que peut s’appuyer le requérant.
L’objet quotidien de la toilette masculine devient ainsi une arme par destination retournée contre soi-même en vue de solliciter le droit. L’objet emblème de la virilité est ingéré pour migrer dans le système digestif et devenir image médicale, c'est-à-dire preuve juridique de la mise en danger et attestation que le droit au séjour n’a pour alternative possible que la mort. Le drap, objet quotidien de la protection du sommeil, devient instrument de la strangulation, et passe du moyen de l’enveloppement et du réchauffement à sa mutation létale par la torsion en corde.
Qu’arrive-t-il à la tente, moyen du nomadisme et symbole de la liberté de mouvement dans l’espace rural, quand elle est devenue camp précaire et dernière pellicule protectrice de l’intimité dans l’espace urbain ? Elle est déchirée, arrachée, ouverte ou brûlée. Ses débris faisaient mémoire, à Calais, des lieux de vie rasés par les forces de l’ordre. Ils remplissaient les fossés d’Idoméni, à la frontière entre Grèce et Macédoine, après la destruction policière du camp. Ils jonchent les abords des canaux parisiens après les rafles, avant d’être emportés au petit matin par les services de la voierie. Toute une panoplie d’objets meurtriers vient systématiquement détruire des objets protecteurs, et substitue sa fonction mortifère à leur fonction vivifiante.
Mais il semble que la réponse à cette question de l’usage des objets se trouve aussi dans l’usage collectif que les exilés décident de faire de leur corps comme ultime instrument de revendication dans la grève de la faim. Le début de l’année 2019 en voit naître un mouvement sans précédent au sein des CRA. Refuser en commun au sein de chaque centre, mais aussi en relation d’un centre à l’autre, de s’alimenter, ce n’est pas seulement dénoncer le caractère inacceptable de la nourriture fournie dans ces centres. C’est aussi poser comme geste collectif la décision singulière sur son propre corps, et c’est par là même se le réapproprier. C’est faire du corps objet un corps subjectivé par cette réappropriation. Et c’est l’utiliser stratégiquement comme moyen de pression politique. Mais une telle pression, qui est aussi un jeu avec la mort, ne peut se soutenir que des dispositifs d’entraide extérieurs qui font résistance à leurs propres systèmes de gouvernementalité. Ce que l’usage destructeur des objets suscite, se traduit donc ainsi clairement dans l’émergence de solidarités.

4.

C’est en ce sens que la subjectivation des objets se transfère de leur présence à leur représentation. Le géographe John Brinckerhoff Jackson, publiant en 1984 À la Découverte du paysage vernaculaire, mettait en tension paradoxale les concepts de mobilité et d’immobilité, autour de la question des trailor parcs américains. Il montrait que les caravanes, habitat du nomadisme urbain, transféraient la mobilité du côté de l’habitacle et l’immobilité du côté des objets de son ameublement, devenus les véritables repères de l’inamovible. Cette inversion des sens du mobile et de l’immobile doit nous donner à penser sur la question de l’exil. L’objet de l’exil peut apparaître initialement comme cet immeuble de la mémoire qui fixe un enracinement symbolique là où le réel est vécu comme déracinement. Et en ce sens, l’environnement sédentaire du pays d’arrivée aura cette dimension volatile et aléatoire des contingences du déplacement.
L’objet, comme objectivation des relations, ne cessera alors à la fois d’actualiser le passé et de le projeter sur l’avenir. Dans la cristallisation fétichiste, il se substituera à la mémoire elle-même pour en réactiver les données. Un vêtement, un livre, un objet domestique, aura cette fonction de restituer symboliquement, de façon métonymique, l’univers perdu du foyer ou la présence des proches, sur le mode nostalgique de la projection. Non seulement sa forme, mais son toucher son odeur, son goût ou le son qu’il rend sont aussitôt reterritorialisants, tant l’objet ne suscite pas que la vue, mais tout l’univers sensoriel de notre rapport au monde, dont la première dimension existentielle est empirique. La cuillère ou les verres ne nous parlent pas que par leur ligne, mais par ce qu’elles ont constitué les expériences initiatrices de nos existences. Ainsi le territoire qu’on a fui ne fait-il qu’un avec celui qu’on a aimé, et par lequel on a commencé à s’identifier. Et c’est l’expérience la plus commune de l’exil que cette ambivalence de la mémoire.
Que l’objet, comme il a été dit dans cet ouvrage, élabore la perte, signifie bien qu’il entre à la fois dans le travail de deuil et dans la possibilité de se construire à partir de lui. Mais bien des textes ont montré ici ce qui peut distinguer l’objet nostalgique de l’exil de l’objet fonctionnel de la migration. Pour ceux qui ont traversé les déserts et les mers, emprunté au péril de leur vie des embarcations de fortune pour atterrir, exsangues et près de la noyade, sur des côtes inhospitalières, cette expérience vitale réactive d’abord la mémoire du danger de mort, et peu souhaitent y être à nouveau confrontés. Pourtant, à Molyvos, dans l’île de Lesbos, un espace dans le creux des collines qui surplombent la mer est dévolu au dépôt de ces gilets. Espace paradoxal, dont on ne sait s’il a statut de dépotoir ou de mémorial, il fait vibrer le fluo de l’orange dans le gris verdâtre d’une végétation sèche. Et découvrant ce vallonnement au détour de la route, on ne sait s’il faut s’y recueillir ou s’en détourner. Ce ne sont pas les exilés, mais les membres d’une association d’accueil, qui ont décidé, à Mytilène, de les utiliser comme matière première pour fabriquer des sacs, estampillés des circonstances de leur provenance, dont la vente finance l’activité associative. Quelle fonction transitionnelle (de faire lien et de permettre le passage) est ici dévolue à l’objet emblématique du danger migratoire, devenu objet de consommation sédentaire ? Un texte de Jean Baudrillard met en évidence la difficulté

« d’admettre qu’on produise de la relation (humaine, sociale, politique) comme on produit des objets, et que, à partir du moment où elle est produite de la même façon, elle soit au même titre un objet de consommation ».

Elle oriente pour nous la réponse à cette question

Par cette formule, Baudrillard dénonçait clairement la facticité des rapports produits exclusivement à partir de l’échange marchand et l’extension du modèle commercial à l’ensemble des relations sociales. La critique portait en particulier sur ce qu’il appelait « la mystique de la sollicitude », qui imprègne la relation de service dans l’incitation à consommer. Ici, très étrangement, l’objet transitionnel du sac, fait à partir des matériaux reconnaissables du gilet de sauvetage, introduit un trouble : destiné à éveiller la conscience de l’acheteur, non seulement par ses couleurs et sa texture très connotées, mais par l’estampille qui y est portée, rappelle à sa mémoire la présence des étrangers sur son territoire, et sa manufacture désigne en même temps leur propre faculté de résilience, de créativité et d’adaptation. Mais pour bien des exilés, il demeure l’objet de répulsion d’un moment effroyable, dont ils préfèrent ne pas réactiver le souvenir. Et la puissance transitionnelle de l’objet repose sur ce malentendu même et les ambivalences de son interprétation.
Il en est ainsi de bien des objets représentés dans les images les plus médiatiquement diffusées pour évoquer les exilés : restes des camps violemment vidés, dont les traces qui traînent dans la boue (jouets ou chaussures distribués par les organisations humanitaires) connotent ou suscitent les représentations que le public se fait des migrants, plutôt qu’ils ne signalent la subjectivité migrante qu’ils sont supposés matérialiser. Ces objets-là, de fait appartiennent bien plus étroitement à la culture des sédentaires qu’à celle des exilés, et sollicitent la compassion plutôt qu’ils ne renvoient aux multiples potentiels d’une expérience de l’exil.
Et bien des objets qui cristallisent l’expérience contemporaine de l’exil relèveront d’une oscillation entre régime technologique et régime technocratique. Le téléphone portable, évoqué lui aussi dans ce livre, en fait partie : non pas ramené de la terre d’origine, mais souvent acheté sur la terre d’exil, il est pourtant le lien le plus fort à ceux qui sont restés, et le moyen de communiquer avec ceux dont on a besoin ou de s’informer en temps réel. Et si pour le public sédentaire contemporain il est déjà souvent objet de fixation ou d’addiction, voire de fétichisation, il devient, pour les personnes en situation de migration, un véritable instrument de survie. Quant aux papiers et cartes informatiques ou administratives, déterminant la possibilité du maintien ou la tragédie de la reconduite, ils sont devenus les véritables objets de fixation de la condition d’exilé.
C’est de cette condition, et de ce qu’elle détermine en termes de relation autant que de rapports de pouvoir, que ce livre vise à attester, dans une pluralité dont il ouvre des pistes que nous sommes loin d’avoir fini d’explorer.