Faits divers : lignes et constellations


Pour l’ouvrage collectif (dir : Alain Jugnon)
À l’air libre dans la nuit fraîche et pensive (Pour aggraver la pensée)
Hippocampe éditions
Avril 2019
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Le fait divers est une invention journalistique. C’est une rubrique dont les informations qu’elle fournit sont sans rubrique : inclassables dans les genres nobles du politique, du social ou de l’économie. Un objet dont les éléments sont supposés ne faire ni sens ni unité, et ne se soutenir que de la curiosité gratuite qu’ils suscitent.
Mais, dans son omniprésence et la lecture qui en est faite, il est la mesure de multiples écarts. Ce qui fait qu’un fait divers n’est pas un événement, c’est d’abord la qualité de ses acteurs : anonymes, sans impact, sans enjeu. Ce qui fait que les faits, même les plus violents ou effroyables, ne font pas événement, c’est justement que leurs protagonistes sont, selon l’expression de Robert Musil, « sans qualité ».
Mais ce qui doit être questionné, derrière cette absence de questionnement et par elle, c’est l’écart abyssal entre la violence des faits et l’indifférence classificatoire qui les renvoie à l’insignifiance. Entre leur dimension profondément tragique et leur réduction dans le regard public à l’anecdote. Entre l’anonymat de leurs acteurs et la dimension héroïque de leurs gestes.
Entre la force éclatante de leur présence et l’obscurité qui les entoure et, les isolant les uns des autres, interdit de les situer.
Tracer, entre ces points lumineux, des lignes, est le moyen d’en faire constellation. De leur donner sens et forme en en configurant les orientations, et faisant ainsi perdurer leur lumière. Et c’est l’un des objets de la revue qui porte ce nom de Lignes comme son emblème, d’en ressaisir les occasions, faisant lien entre les réalités disparates du contemporain pour en renvoyer, à travers leurs fragmentations mêmes, un éclat commun.

1. Théâtre et photographie comme modes de subjectivation du fait divers

En 1836, à l’âge de 23 ans, Georg Büchner écrit Woyzeck – que sa mort laissera inachevé – d’après un fait divers rapporté dans le journal. L’homme fait-divers, c’est l’homme-objet : Woyzeck soldat, objet de commandement pour le capitaine ; Woyzeck patient, objet d’expérimentation pour le médecin ; Woyzeck roturier, objet d’indifférence et de mépris pour l’officier qui séduit sa compagne. C’est elle qu’il tue, une nuit, au bord de l’eau. Elle est serveuse, coutrière, petite main, prolétaire comme lui. Elle a peur et pitié de lui. C’est la seule qu’il peut tuer, parce que rien ne la protège. Elle est aussi l’objet du mépris de son propre séducteur et de l’ignorance de tous.
Cette société prussienne du début du XIXème siècle, militarisée au point que l’armée est partout, dans la scène banale du rasage quotidien qui ouvre la pièce, dans l’enrégimentement des corps et des esprits au service de l’expérimentation médicale, dans le lit des femmes qui lui sont appropriées, Büchner la fait surgir du coup de couteau qui impose le fait divers et clôt la dernière scène de la pièce. Il fait, de la violence fulgurante du meurtre, non pas une énigme indéchiffrable, mais le déchirement du rideau sur une scène sociale et politique dans laquelle les rapports de pouvoir sont projetés à cru.

En 2004, le cinéaste Paul Haggis écrit et réalise Collisions. L’un des modes du fait divers qu’est l’accident de voiture fait choc entre des vies sans commune mesure. La rencontre fait irruption, comme un télescopage de comètes. Mais elle produit de l’interaction sociale et subjective. La scène sociale y est vue comme un choc de communautés, dont l’accident est à la fois la révélation, la métaphore et la résolution. La coexistence prend tout à coup la forme d’une relation, par la violence d’une contingence.

En 1995, le photographe américain Lewis Baltz fait paraître The Deaths in Newport (Les Morts de Newport Beach), à partir du double meurtre, par un jeune couple, en 1947, des parents de la jeune femme qui fait exploser leur bateau. Une explosion familiale, au sens littéral, dont Baltz conçoit le projet photographique en 1988, quarante-et un ans après les faits, au moment où, comme il le dit lui-même, sa propre relation conjugale est en train d’exploser. Celui qui, à l’époque, s’était occupé du service funéraire, était son père. Rapport complexe au parricide et à l’archive, le travail joue de l’image, dans son étrangeté familière, comme d’un retour du refoulé.

En 2014, le photographe français Cédric Delsaux publie Zone de repli, dont le traitement de l’image s’apparente à l’entreprise de Baltz : un jeu entre la présence insistante et fantomatique de l’archive et l’énigme de l’image documentaire des lieux présents. L’absence d’indice y suscite l’intuition inquiète du sens. Et le jeu en est proche de l’interprétation donnée par Walter Benjamin, dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, des photos de Paris saisies par Eugène Atget au début du XXème siècle :

L’exceptionnelle importance des clichés d’Atget, qui a fixé les rues désertes de Paris autour de 1900, tient justement à ce qu’il a situé ce processus en son lieu prédestiné. On a dit à juste titre qu’il avait photographié ces rues comme on photographie le lieu d’un crime. Le lieu du crime est lui aussi désert. Le cliché qu’on en prend a pour but de relever des indices. Chez Atget, les photographies commencent à devenir des pièces à conviction pour le procès de l’histoire. C’est en cela que réside leur secrète signification politique. (…) Elles ne se prêtent plus à une contemplation détachée. Elles inquiètent celui qui les regarde.

Cette inquiétude que Benjamin attribuait à l’effet des photos d’Atget, ce « comme on photographie le lieu d’un crime », Delsaux va l’attribuer aux espaces du parcours de Romand, autour de la réalité d’un crime effectif, comme s’il faisait du fait divers la mise en œuvre d’une essence de la photographie.
Son objet est un célèbre fait divers de 1993, le meurtre par Joël Romand de sa femme, de ses enfants et de ses parents, survenu à la suite de dix-huit ans passés à leur mentir sur son propre statut social et son activité professionnelle. Le temps de cette usurpation est aussi celui d’une errance en rase-campagne, dans les lieux désertés, sans témoins, qui lui servent, selon la formule stratégique du titre, de « zone de repli ». Delsaux, à son tour, parcourt ces lieux pour les photographier. Il écrit, de l’expérience de son propre travail :

Il m’a pourtant semblé, à force de tourner en rond dans ce petit pays, que je ne tentais pas seulement le portrait d’un tricheur, mais, à travers lui, celui plus général d’une humanité en proie à de profonds troubles. (…)
Romand ne m’apparaissait plus alors comme l’unique porteur d’un trouble inconnu, mais davantage comme le représentant d’un syndrome bien plus répandu, et dont il aurait poussé les symptômes jusqu’à la démesure. (…)
Je pouvais enfin m’avouer la raison élémentaire de toute cette entreprise : la peur. Une peur viscérale, inavouable. La peur de n’être pas si éloigné de lui, de lui ressembler à ma façon.

L’analyse est à triple détente. La première détente est subjectivante : parcourir les lieux pour les photographier, c’est inscrire physiquement en soi l’épreuve de l’errance, et la réitérer. L’acte du photographe est ici une forme d’incorporation de son sujet. La seconde détente est sociologisante : l’intuition d’un universel dans la condition de l’usurpation. Le fait divers n’est plus extérieur à l’ordre social, il l’englobe et le représente. Et la pathologie mentale du criminel n’est rien d’autre que la pathologie sociale qui le pousse au crime. Non parce qu’il est différent, mais par les proportions démesurées que prend précisément la mesure de la norme et de la volonté d’adhésion. Un idéal de la norme, devenu envahissant, a fait obstacle à sa réalisation comme norme. Et, pour qualifier Romand qui se prétendait médecin, Delsaux utilise le terme médical de « syndrome ».
La troisième détente est pathologisante : la « peur viscérale, inavouable », du photographe, c’est celle de l’identification à son objet. En parcourant la campagne (ou peut-être en « battant la campagne »), il n’a pas seulement reproduit une errance physique, mais s’est bien plutôt laissé atteindre par l’épreuve de l’errance mentale. Le parcours sur le territoire de l’autre est devenu tracé dans un no man’s land intérieur, sur le mode de ce que Fernand Deligny appelait les « lignes d’erre ». Et l’ouvrage se clôt, par l’image et par le texte, sur la panique d’une contamination.

2. Journalisme et histoire : les effets paradoxaux d’une fait-diversion du monde

La démarche est ici exactement inverse de celle à laquelle prétendait le photographe américain Weegee, dans les années trente à soixante, en fréquentant les commissariats de New-York à la recherche des faits divers criminels. Weegee associe dans ses images le sensationnalisme de la photo de reportage à la sombre rigueur filmique d’une photographie documentaire. Ce faisant, il tient l’ambivalence de la position moraliste et de la vulgarité aguicheuse qui sous-tend l’esthétique de la relation du fait divers. Souhaitant se donner de lui-même l’image du justicier, il se fait ainsi l’adjuvant zélé d’une police supposée sans tache face à la pègre :

En montrant leur tête, je démasquais littéralement leur noirceur d’âme.
Je lui ai répliqué qu’il aurait dû penser à sa mère avant de se lancer dans la combine, et je lui fis partir mon flash en pleine figure.
Une fois que je les avais photographiés vivants, j’étais sûr de devoir me payer le voyage de retour pour les photographier quand ils finiraient par se faire descendre.

L’image nous montre ainsi, non sous les feux du révolver, mais sous celui de la lumière du flash – ici tout aussi bien identifiée aux feux de l’enfer qu’aux feux de la rampe – diverses arrestations, arrivées au tribunal ou assassinats de membres plus ou moins influents des mafias locales, indistinctement patrons ou subalternes, riches ou pauvres, donneurs d’ordre ou exécutants contraints, que l’image photographique vise, dans une ambivalence déniée par son auteur – et qui est le lot commun du traitement de presse du fait divers – à stigmatiser tout autant qu’à iconiser. À cette image pourrait parfaitement s’appliquer la critique faite par Pierre Bourdieu, en 1996, du traitement télévisuel du fait divers :

Les faits divers ce sont aussi des faits qui font diversion. (…) Les faits omnibus sont des faits qui, comme on dit, ne doivent choquer personne, qui sont sans enjeu, qui ne divisent pas. (…) Le fait divers, c’est cette sorte de denrée élémentaire, rudimentaire, de l’information.

De cette intention de diversion du sens dans le fait divers, dans son orientation pascalienne de critique du dévoiement et de détournement à l’égard de la vérité, Barthes rendait compte en 1964 dans ses Essais critiques en identifiant, par un paradoxe puissant, l’exceptionnel à l’insignifiant :

Le fait divers (le mot semble du moins l’indiquer) procèderait d’un classement de l’inclassable, il serait le rebut inorganisé des nouvelles informes ; son essence serait privative, il ne commencerait d’exister que là où le monde cesse d’être nommé, soumis à un catalogue connu (politique, économie, guerres, spectacle, sciences, etc.) ; en un mot, ce serait une information monstrueuse, analogue à tous les faits exceptionnels ou insignifiants, bref, anomiques, que l’on classe d’ordinaire pudiquement sous la rubrique des Varia.

Mais il ajoutait :

Cette définition taxinomique n’est évidemment pas satisfaisante : elle ne rend pas compte de l’extraordinaire promotion du fait divers dans la presse d’aujourd’hui.

Le « monstrueux », l’ « anomique », par la promotion médiatique qui leur est accordée, deviennent donc en quelque sorte une norme de la représentation sociale. Et c’est cette normalité-là que Barthes vise à interroger. Il ne nie pas le caractère dévoyant de cette anomie au regard de l’élaboration d’un sens, mais il questionne bien plutôt l’incontestable succès de cette entreprise égarante. Et le sens perdu par la fait-diversion fait lui-même sens d’une structure dont elle donne des indices.

En 2018, Gérard Noiriel publie Une Histoire populaire de la France, dans laquelle un chapitre est consacré à « la fait-diversion de l’actualité ». Il écrit :

L’une des conséquences majeures de la scolarisation généralisée fut d’immerger les classes populaires dans l’univers de la communication écrite, jusque là réservée aux classes privilégiées.

Et il ajoute :

Les grands journaux appliquèrent alors les techniques du récit de faits divers aux autres rubriques de l’actualité. (…) L’art du récit, que Paul Ricoeur a appelé « la mise en intrigue », fut un moyen de traduire les réalités sociales et politiques dans un langage transformant les faits singuliers en généralités et les entités abstraites (comme les États, les partis politiques, les classes sociales, etc.) en personnages s’agitant sur une scène.

Ici apparaît bel et bien une profonde ambivalence du rapport au fait divers : comme effet positif de l’alphabétisation en tant que possibilité d’un partage de l’information et d’une culture commune ; mais aussi comme source de la manipulation des masses en tant que mise en intrigue faisant à la fois lien vers l’interprétation et obstacle à la connaissance. On voit bien en quoi cette fait-diversification de l’information est la porte ouverte à ce qu’on appelle actuellement la « peopolisation du politique ». Mais Noiriel ajoute, sur un mode très spinoziste :

Étant donné que la mobilisation des émotions est aussi un moyen de communiquer des vérités sur le monde social, ces ressources ont pu être exploitées également par des militants luttant contre les injustices.

Au cœur de ces ambivalences sur le rapport de l’émotion à la vérité, se tiennent ici tous les enjeux liés à la notion de peuple : comme abstraction impossible à unifier dans le réel, comme nécessité d’une orientation commune à éprouver, comme mensonge d’une « unité nationale » masquant la réalité des discriminations sociales, comme tentation « populiste » et comme nécessité populaire, comme enjeu de luttes communes et comme espace politique des conflits internes.
Gramsci, par l’élaboration du concept de « subalterne », questionnait déjà, par les dilemmes de la représentation, la position des intellectuels (y compris journalistes) dans leur fonction nécessairement organique – destinée à être instrumentalisée, positivement ou négativement, dans une perspective politique. Il situait là, dans cette instrumentalisation possible, la différence entre travail manuel et travail intellectuel :

L’ouvrier ou le prolétaire, par exemple, n’est pas caractérisé de façon spécifique par le travail manuel ou le travail au moyen d’outils (…) mais par ce travail dans des conditions déterminées et dans des rapports sociaux déterminés. (…) C’est pourquoi, pourrait-on dire, tous les hommes sont intellectuels ; mais tous les hommes ne remplissent pas dans la société la fonction d’intellectuels.

De ce fait, si l’accès au savoir se fait, pour une population dont les aptitudes sont intellectuelles mais dont la fonction ne l’est pas, par la médiation de la lecture du journal, le rôle du fait divers sera tout autant égarant que formateur. Et c’est bien aussi en définitive par le fait divers que les catégories réputées « intellectuelles » devront passer pour accéder à la réalité d’un monde qui n’est pas celui de leur quotidien.

3. Des chercheurs subjugués : Pierre Rivière comme tragédie politique

Un exemple saisissant en est donné par cet étrange ouvrage hybride, publié en 1973 et intitulé Moi, Pierre Rivière. Michel Foucault en est à l’origine, et c’est son nom qui figure en couverture. Mais de fait, l’essentiel du livre est constitué des pièces d’archive d’un dossier réuni par l’historien Jean-Pierre Peter, le texte inaugural étant un article de ce dernier. Et à la fin du livre, le premier des sept commentaires réunis sous le nom de « Notes » (et le plus long) est co-signé de Jean-Pierre Peter et Jeanne Favret. Il s’intitule « L’animal, le fou, la mort ».
L’histoire est désormais connue : en 1835, un jeune paysan normand de vingt ans, Pierre Rivière (justement nommé par deux éléments naturels aux propriétés contraires) massacre à la serpe sa mère, sa sœur et son frère avant de quitter sans précipitation le village, sa serpe sanglante à la main, en recommandant sa grand-mère à l’attention de ceux qu’il croise. Il errera pendant un mois dans la région, sans être reconnu, avant de se faire arrêter par hasard par un gendarme en civil croisé sur son chemin. D’abord condamné à mort, puis la peine ayant été, sur diagnostic de maladie mentale, commuée en prison à perpétuité, il se suicidera par pendaison, dans le cachot où il a été enfermé, cinq ans plus tard. Entre-temps, à peine incarcéré, il aura écrit en dix jours un mémoire précis, réfléchi et éclairé sur les circonstances du mariage de ses parents, de sa naissance, de la vie paysanne qu’il a menée, de son crime et de son errance jusqu’à l’enfermement.
Un fait divers, survenu dans le monde paysan de la première moitié du XIXème siècle, va interroger de façon radicale le monde intellectuel de la seconde moitié du XXème. Historiens, sociologues, économistes, philosophes, juristes, médecins, vont être, comme l’écrit Jean-Pierre Peter, « subjugués par le parricide aux yeux roux ». Subjugués, parce que n’étant vu par eux « ni comme un monstre ni comme un fou », il ne peut en aucun cas se réduire ni au traitement médiatique dont il a fait l’objet à l’époque dans la presse locale et nationale, ni au diagnostic psychiatrique qui lui a été attribué.
Subjugués parce que le parricide, là encore, résonne en chacun dans un champ qui est nécessairement celui du désir. Et sur ce point, le texte inaugural s’achève sur une sorte de mémoire en défense des chercheurs, qui laisse parfaitement entendre les accusations dont leur travail peut faire l’objet :

Si cela s’appelle apologie du crime et non démarche de connaissance, retirons aussi du commerce les textes de l’Orestie – ils sont mille fois plus ténébreux, et donc plus condamnables, que nos petits écrits.

Le rapport au fait divers touche ici le rapport à la tragédie, et c’est cet écho, dans ce que sa violence peut avoir d’intemporel, qui est convoqué, à la manière dont le définissait Aristote dans La Poétique :

La tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions.

La « crainte et la pitié » qui donnent lieu à la catharsis, Aristote les définit ainsi, dans la façon dont, projetées sur la scène théâtrale, elles vont résonner en chacun, le « subjuguer » pour le faire entrer, par la métrique du texte et son accompagnement rythmique, dans une transe collective de la violence. À cette transe, Aristote donne pour nom la puissance inquiétante de deux émotions :

La pitié a pour objet l’homme qui ne mérite pas son malheur, la crainte l’homme semblable à nous. (…) Reste par conséquent le héros, qui occupe une situation intermédiaire entre celles-là. C’est le cas de l’homme qui, sans être éminemment vertueux et juste, tombe dans le malheur non à raison de sa méchanceté et de sa perversité, mais à la suite de l’une ou l’autre erreur qu’il a commise (…), comme par exemple Œdipe.

Que s’est-il donc passé, pour que le jeune paysan criminel d’Aunay soit élévé au rang de héros tragique ? Pas seulement la projection universalisable du désir parricide (en termes psychanalytiques, un oedipe commis ici sur la mère), mais bien plutôt l’écriture de celui-ci, qui fait œuvre par son mémoire et en subjective ici l’acteur comme auteur. Car tous se disent « secoués » par ce texte, qui parlant depuis la position réputée subalterne du paysan, convoque une Histoire majuscule, romaine et récente, dont il a lu les textes et, dans sa propre histoire familiale, vécu les conséquences. Pierre Rivière naît en 1815, l’année même de la chute de Napoléon, dans un monde paysan marqué par les angoisses de la conscription : son père a échappé à celle des guerres napoléoniennes, et lui-même est menacé de celle des guerres coloniales (l’entreprise de conquête de l’Algérie – autrement plus criminelle qu’un fait divers – commence en 1830, cinq ans avant le meurtre). Mais ce monde paysan dont il fait partie s’inscrit aussi dans une histoire de la revendication des subalternes, dont le texte de Peter et Favret éclaire plusieurs aspects :

La sédition paysanne (mi-jacquerie, mi-panique), qu’on nomme la Grande Peur, et qui couvrit la Franc ede bout en bout dans l’été de 1789 (Bretagne, Landes et Lorraine exceptées) est venue, bousculant les incertitudes parisiennes, forcer à faire table rase. La nuit du 4 août (…) sue la crainte devant ces châteaux embrasés, ces masses de pauvres rassemblés.

De cette révolution qui a réussi, il donne les conséquences paradoxales :

Il en est résulté dans les campagnes un transfert immense de propriété, encore qu’il n’ait pas touché la masse de ceux qui ne possédaient que leurs bras à louer. (…) Dans le contrat, et dans l’avidité pour la terre que le contrat règle, assouvit et relance, la vie paysanne désormais s’investit.

Et il nous fait comprendre, à partir des théories du contrat (y compris celle du Contrat social), pourquoi le mémoire de Rivière s’origine dans le contrat de mariage de ses parents pour s’achever sur un triple meurtre :

Exemplaire la mère, Victoire Rivière. Sans doute parce que femme, d’autant plus qu’épousée pour déjouer par la règle une règle elle-même déréglée, elle éprouve que tout contrat reste une duperie, un coup de force institué.

La victime de Rivière, la mère honnie et exécrée de tous, unanimement qualifiée d’acariâtre, et dont pas un mot ne vient faire le moindre éloge funèbre, ni dans le mémoire de son fils, ni dans les témoignages des villageois, devient tout à coup, sous la plume des historiens interprètes, l’actrice et le symptôme d’une revendication politique : celle des femmes indéfiniment frustrées par l’inégalité du contrat de mariage. C’est par ces ambivalences d’un monde devenu dans le même temps plus égalitaire dans les textes et (sous d’autres angles) plus discriminant dans les faits, que la violence physique s’origine dans une violence économique dont le contrat est le moteur :

Dans un monde soumis maintenant aux violences abstraites de l’argent, le paysan et son semblable, l’indigène après la conquête coloniale, ne sont plus définis que comme le négatif du dominant. Ce dernier seul est « notable », c'est-à-dire repérable dans une échelle des valeurs établie par lui seul, et dont il sera entendu qu’elle est celle de « l’humanité ».

Le texte de Peter et Favret ouvre ainsi sur un parallèle entre les violences du monde paysan et celles du monde colonial, montrant la position de subalternes acculés à des frustrations incessantes, ou à des crimes qui ne peuvent que prendre des formes suicidaires :

Le terroriste indigène tue des enfants innocents, et d’abord ceux qu’il aime ; il tue ses frères en servitude, les victimes durables, les désarmés.

Du fait divers à la question « terroriste », c’est ainsi la relation aux subalternes qui s’interroge à partir du fait divers, et fait de celui-ci moins un acteur de diversion, que le moteur émotionnel de notre interprétation du monde.
Mais, s’il a été possible de regarder sous ce jour empathique le geste criminel d’un paysan normand, ou celui d’un soldat allemand du XIXème siècle, celui d’un couple américain des années quarante ou celui d’un bourgeois français des années 1990, il semble pourtant à beaucoup inconcevable de regarder ainsi le geste des meurtriers du début du XXIème siècle aux noms indigènes, issus des guerres coloniales, pour lesquels les nouvelles chasses à l’homme dont il font l’objet se terminent si souvent par la mort, qu’ils ne sont jamais même entendus sur l’origine de leur geste. C’est pourtant bien là aussi, que pourraient se tracer des lignes entre les points épars de nouvelles constellations, et se donner quelques réponses aux questionnements actuels d’une philosophie de terrain.