UNE MINUTE INTERLOQUÉE


Sur l'affaire Mohammed Merah, non paru
Christiane Vollaire et Alain Brossat,
Philosophes, membres de l'Association "Ici et ailleurs" et du réseau "Terra", mars 2012

Mardi 20 mars à 11h, le ministère de l'éducation nationale appelait les enseignants à respecter une minute de silence suite à l'attaque perpétrée devant une école juive par un meurtrier qui avait précédemment tiré sur des militaires.
Personne n'irait, sans provocation, contester que tuer des enfants ou des adultes en situation paisible, quelle que soit leur confession ou leur non-confession, soit un acte parfaitement blâmable, qui devrait en effet susciter l'émotion et la réprobation unanimes. Mais pourquoi cette immédiate injonction ministérielle au silence, dans les heures mêmes qui suivent ?

Parce qu'il s'agit d'une école ? Tous les jours, ce même ministère, par les décrets qu'il édicte, massacre le système de l'école publique dont il prétend avoir la charge, et par là-même l'avenir de millions d'enfants, sans que la parfaite conscience de ce délit suscite la moindre injonction au silence.

Parce que ce sont des enfants ? Tous les jours, des militaires de toutes sortes, dont les membres de l'armée française, massacrent, sur ordre ou sans contre-ordre, des enfants de toute origine, et des adultes non combattants. Et si l'on devait une minute de silence à chaque massacre produit actuellement par nos propres armées, il faudrait une machine à remonter le temps pour assurer une seule seconde de cours.

Parce que les meurtres ont eu lieu sur notre territoire ? Les attentats du 11 septembre 2001 sur le territoire américain ont imposé la même minute de silence. Mais pas les massacres en Syrie ou en Palestine, non plus que la catastrophe criminelle de Fukushima, pour ne parler que des évidences les plus criantes.

Le silence signifie-t-il le recueillement devant la mort ? l'hommage rendu à l'innocence ? la réprobation devant le crime ? la posture de l'indignation ? En ce cas, les manifestations internationales des "indignés" nous en diront bien plus du sens conflictuel de ce mot, que le consensus mou de ce recueillement de commande.

Mais cette commande elle-même nous en dit par ailleurs bien plus encore sur ses contradictions internes, que sur l'intention qu'elle prétend viser. Le meurtrier est musulman, les enfants sont juifs. Et il semble bien que cette double précision ait son importance dans l'indignation qui est ici sollicitée. Or il se trouve que le tireur avait le jour précédent tué des parachutistes en garnison, d'origine antillaise, ou maghrébine comme lui.
Et puisque le tireur en question, à son tour tué depuis, avait déjà sollicité son admission dans l'armée française, peut-on enfin interroger l'étrange cercle par lequel, lorsqu'un jeune homme issu "de l'immigration" (c'est-à-dire des anciennes colonies françaises) tire sur des représentants de l'armée française, ceux qu'il tue sont des jeunes gens de même origine que lui ? Contraignant le pouvoir français à traiter en héros sacrificiels ceux-là même qu'il pousse aux marges comme migrants, et à qui l'engagement militaire est infligé comme seule alternative à l'exclusion sociale.

Une enseignante vient d'être sanctionnée pour avoir dédié cette minute de silence au tueur. Le geste provocateur pour lequel on la blâme est-il plus incompréhensible que l'absurdité de la position ministérielle ? Ne devrait-on pas une minute de silence à la mémoire de tous les jeunes gens fracassés par la formation militaire, transformés par la discrimination sociale en chair à canon, en bêtes de somme et en machines à tuer ? Une minute de silence à la mémoire de tous ceux qu'on a arrêtés, humiliés ou torturés pour leur faire avouer, à Guantanamo ou dans ses délocalisations européennes, les meurtres qu'ils n'ont pas commis ? Et leur faire expier ainsi une origine qui leur donne l'alternative de passer pour des "terroristes" ou de massacrer sur ordre comme des brutes.

Le silence est-il destiné faire penser, ou à prescrire un consensus compassionnel?
On proposera donc bien plutôt, pour éviter de reconduire les conditions des meurtres qu'on prétend dénoncer, une minute de silence à la mémoire de l'Afghanistan et du Pakistan, traités depuis des décennies en terrain de jeu de la violence militaire internationale, en laboratoire de ses exercices. Ce "terroriste" s'y était entraîné à la même sale guerre à laquelle on entraîne les bérets rouges que l'on voit patrouiller en treillis dans les gares françaises, l'œil aux aguets et le doigt sur la gâchette, pour "prévenir le terrorisme".
L'armée française recrute régulièrement, par grands encarts publicitaires, ceux qui reviendront en France couchés sous le drapeau qui couvre leur cercueil, ou rendus fous par la pratique quotidienne d'une violence dont les jeux video les plus trash ne donnent qu'une faible idée. Ils auront reçu le même entraînement que celui qui a tiré sur une école à Toulouse, avant de se faire tirer sur ordre par des gendarmes cagoulés dressés exactement comme lui.
Devant cette croissante brutalisation du politique, mieux vaudrait cesser enfin de faire silence.

© Christiane Vollaire et Alain Brossat