Sous protection de la police


Pour la revue Pratiques n° 78, Les sens du soin. L’essence du soin
Mai 2017
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Chapeau : L’exigence de protection, qui est supposée donner son sens à l’institution policière, est remise en cause par l’impunité qui accompagne un racisme structurel.
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En 1986, Pierre Joxe, alors ministre de l’Intérieur français, faisait adopter pour la première fois un Code de déontologie de la police nationale. L’article 1 donnait la finalité de l’institution policière : « La police nationale concourt, sur l’ensemble du territoire, à la garantie des libertés et à la défense des institutions de la République, au maintien de la paix et de l’ordre public, et à la protection des personnes et des biens. »
Une mission, fondamentalement donc, de protection : vis-à-vis des personnes, des libertés, des institutions. Une manière de prendre soin de l’espace public en prévenant les risques de violence et d’atteinte au droit. La possibilité du recours à la force est tenue en réserve, et ne doit s’appliquer qu’en cas de délit, et de façon proportionnée, si l’on veut que soit respecté le sens d’un métier dont la fin est pacifique, même si les moyens peuvent en être contraignants.
En 1994, est créée au niveau national, sous l’impulsion d’un autre ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, la Brigade Anti-Criminalité (BAC). Elle étend au territoire national un organisme qui avait d’abord été institué de façon spécifique au niveau départemental (à Paris et en Seine-Saint-Denis) en 1971, par Jacques Bolotte, ancien haut fonctionnaire aux colonies.
En 2005, l’anthropologue Didier Fassin entreprend un travail d’enquête de terrain au sein d’une de ces brigades, dont il suit les interventions. En 2007, à l’arrivée au pouvoir d’un nouveau ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, tout accès au terrain lui est fermé sans que lui en soit jamais donné le motif.
En 2011, sous le titre La Force de l’ordre, il décide de publier ce qui demeure donc un travail inachevé. Les violences abusives ne s’y présentent nullement comme « bavures », mais comme un véritable phénomène structurel.

Une omerta sur le racisme institutionnel
Le nom de Jacques Bolotte, créateur des Brigades Anti-Criminalité en région parisienne, est essentiellement lié à son travail en Outremer : Indochine, Île de la Réunion, Guadeloupe, dont il devient préfet en 1965. C’est en tant que préfet que, les 26 et 27 mai 1967, il fait ouvrir le feu sur les manifestations qui font suite à un crime raciste, et poursuit la répression pendant trois jours : il y aura près de cent morts. Deux ans plus tard, il devient le premier Préfet de Seine-Saint-Denis, où il crée la BAC en 1971.
Le collectif Vies volées recense sur dix ans, de 2005 à 2015, en France, plus de cent dix morts et trente-deux blessés des suites de violences policières, précisant que la liste ne peut être exhaustive. Ils sont, dans leur écrasante majorité (pour n’en citer que de connus tels que Lamine Dieng ou Adama Traoré), issus de « la diversité » noire ou arabe (avec quelques exceptions, tel Rémi Fraisse, militant écologiste tué en 2014). L’ACAT (Action des Chrétiens pour l’abolition de la torture), qui documente en particulier, sur les dix dernières années, quarante-sept décès de personnes désarmées, montre qu’aucun de ces décès n’a donné lieu à l’emprisonnement du policier meurtrier.
Si en effet toutes les violences à l’encontre des policiers sont scrupuleusement et officiellement répertoriées, faisant l’objet de statistiques précises de l’État, en revanche, toutes les statistiques concernant les violences policières ne viennent, elles, que de ce qu’il est convenu d’appeler « la société civile » (comme si les dirigeants n’en faisaient pas partie). Ce sont des tentatives de recensement qui ne peuvent prétendre à l’exhaustivité, puisque bien souvent personne n’ose porter plainte : contre qui, quand ceux qui reçoivent la plainte appartiennent au même corps et pratiquent toutes les manœuvres d’intimidation et de menace pour tenter de faire taire ? Les statistiques létales, en outre, n’incluent ni les décès de long terme, ni les mutilations et les handicaps consécutifs. Elles n’incluent pas non plus la mutilation psychique que constitue le traumatisme, pour la personne autant que pour son entourage.
C’est ainsi que, dans ce qu’on appelle « les quartiers », le recours à l’intervention policière, pour protéger d’un danger réel, finira par ne plus pouvoir être sereinement envisagé, aggravant considérablement le sentiment d’insécurité. Didier Fassin l’écrit : Exaspérés et inquiets de la brutalité des opérations policières qui conduisent souvent à une aggravation des problèmes qu’elles étaient censées résoudre, les habitants n’ont plus confiance dans des institutions publiques dont ils pensent qu’elles ne les servent pas, mais contribuent au contraire à les stigmatiser.1
Il décrit ainsi une intervention de la BAC dans l’appartement d’un jeune homme suspecté de trafic : La porte de l’appartement où vivait l’un des suspects fut fracassée, les meubles renversés et plusieurs personnes frappées, dont la sœur du jeune recherché. Elle était en train de faire ses devoirs et, pour être sortie de sa chambre au mauvais moment, fut elle aussi malmenée, terminant sa soirée à l’hôpital avec un bras fracturé et un traumatisme cervical. […] Le syndicat de police Alliance parla de « violences perpétrées avec une sauvagerie inqualifiable » à l’encontre des forces de l’ordre.2
Et il ajoute, faisant état de son expérience de chercheur témoin des interventions : La disproportion des moyens utilisés au regard des interpellations à mener et leur exhibition spectaculaire dans les médias avaient à l’évidence moins pour objet de protéger la police que de produire un double effet : d’une part terroriser les habitants de ces quartiers […] ; d’autre part impressionner la population du pays.3

L’inversion de la vulnérabilité
Cette violence, destinée de façon discriminante, d’un côté à terroriser les habitants (« de couleur ») de ces quartiers et de l’autre à impressionner la population (« blanche ») du pays, a donc bel et bien d’abord une finalité non pas de protection, mais d’exposition, dans tous les sens du terme : elle expose la vie privée de ceux auxquels elle s’attaque et dans les espaces desquels elle fait intrusion, en même temps qu’elle les expose à une vindicte souvent proche du lynchage médiatique ; mais elle s’expose d’autre part comme une action héroïque et justicière, à la manière hollywoodienne de l’exhibition de force. Il ne s’agit nullement, vis-à-vis de la population-cible supposée être celle d’un électorat, de les protéger effectivement, mais bien plutôt de susciter un effet d’admiration, de fascination et de gratitude, qui conduira à la fois à endormir leur esprit critique, et à les conforter dans l’idée qu’ils appartiennent bien à une catégorie privilégiée, non susceptible de subir la violence terrorisante qu’on inflige aux subalternes éternellement soupçonnés de terrorisme, et pour cette raison même soumis à la violence préventive de la terreur.
Le rôle imposé à ce type de police est donc clairement lié à des processus de stigmatisation. Fassin les analyse à plusieurs niveaux, dont le premier est celui des représentations mêmes que l’on construit dans l’inconscient policier, par le choix qui s’opère dans le recrutement : Les forces de l’ordre intervenant dans les banlieues sont donc constituées pour l’essentiel d’hommes blancs auxquels on a confié la mission de pacifier des quartiers décrits comme une « jungle » où vivent principalement des individus d’origine africaine qu’on leur a présentés comme des « sauvages »4.
Et ce choix est clairement lié à une histoire de la stigmatisation, qui retourne l’essence même de la protection contre ceux qui devraient en être prioritairement les bénéficiaires : Dans le Paris du XIXe siècle, les classes laborieuses étaient vues comme des classes dangereuses menaçant l’ordre social et relevant d’un traitement policier. Dans le Paris du milieu du XXe siècle, les populations algériennes de métropole étaient considérées comme indésirables et les rafles dans les quartiers où elles se concentraient, bien documentées, avaient leur cortège de violence. […] Il ne faut donc pas minimiser les continuités des pratiques répressives à l’égard de certains segments de la société […] dont la vulnérabilité économique et sociale était facilement inversée en dangerosité délinquante et criminelle.5
Cette inversion de la vulnérabilité réelle en dangerosité supposée est ce qui permet à l’activité policière d’inverser sa fonction protectrice en fonction oppressive. Il ne saurait en effet y avoir de répression là où, dans bien des cas, il n’y a pas même eu de faute, et où même lorsqu’il y en a eu, des délits mineurs sont réprimés de façon entièrement disproportionnée, pouvant aller jusqu’à la mort. Dans tous ces cas – et ils sont nombreux – seul l’effet de stigmatisation peut justifier la violence. La fonction policière devient alors non pas répressive, mais oppressive, par une forme très spécifique de prévention : celle qui anticipe un désir de revanche de la part des catégories de populations intentionnellement spoliées. C’est dans cette mesure que la crainte vient non pas du dominé, mais du dominant. Et la fonction assignée à l’oppression policière en est le révélateur.

Les risques d’une mutation vers le paramilitaire
Le « traitement » policier est alors la thérapie perverse infligée à un corps social malade de ses inégalités. Et il est en ce sens profondément désorientant, puisqu’il devient la nouvelle norme du comportement sociopolitique, qu’il détourne de ses finalités originelles. Ceux qui voudraient alors faire valoir une éthique soucieuse de ces finalités sont, dans cette logique, considérés comme les véritables fauteurs de trouble. Le pendant de l’impunité à l’égard des violences policières, c’est nécessairement la punition infligée aux lanceurs d’alerte : Finalement, la justice a été de plus en plus souvent saisie par le ministère de l’Intérieur contre celles et ceux qui, soit par leurs actions, soit par leurs écrits, mettaient en cause les dysfonctionnements des forces de l’ordre.6
Des menaces vont ainsi sans cesse peser sur ceux qui tentent de rappeler l’institution policière à ses finalités déontologiques. Ainsi de l’affaire Guillaume Vadot, enseignant-chercheur à l’université de Paris I, témoin en septembre 2016 de l’interpellation violente d’une jeune femme noire à la gare du Nord, insulté et menacé de viol par les policiers pour avoir filmé la scène afin de la dénoncer.
L’usage du viol, comme menace ou comme pratique, devient alors une forme emblématique de la violence policière : celle qui n’atteint pas seulement le sujet dans son intégrité physique, mais dans sa représentation de lui-même, par l’épreuve d’humiliation sexuelle qui marque la volonté de domination en faisant imploser son intériorité. L’affirmation, réelle ou fantasmatique (et fantasmatique seulement dans la mesure où l’on sait qu’elle peut être réelle, comme l’a montré récemment l’affaire Théo), du viol comme punition dit clairement jusqu’où peut aller le sentiment d’impunité du corps policier quant aux pratiques de la violence. Mais de ce basculement structurel vers l’absence totale de repère moral et la perte de sens, Didier Fassin donne une autre interprétation : Comment comprendre une telle rupture avec le « pacte républicain » au sein même de l’institution chargée de le faire respecter ? On a récemment souligné la militarisation de la police dans de nombreux pays, au regard de l’évolution des stratégies et des technologies, notamment dans le contexte de désordres urbains. S’agissant des BAC, cependant, un autre phénomène est à l’œuvre : on peut le qualifier de paramilitarisation.7
Une police mutant vers le paramilitaire signifie une force déliée de toute obligation publique. Et c’est précisément la raison pour laquelle aucun témoignage ne peut être donné de ses exactions. Mais la raison aussi pour laquelle l’État n’établit ni ne fournit la liste de ses abus. La raison pour laquelle aussi ses propres membres, même lorsqu’ils sont conscients de son illégitimité (et peuvent en souffrir), feront passer leur affiliation corporatiste (baptisée « loyauté ») avant les exigences de leur conscience morale et de leur déontologie. Fassin décrit la situation d’une jeune policière partie chercher une canette de coca pour des interpellés qui sont sous sa garde, et soumise pour cette raison, devant lui, aux invectives de ses collègues : « Mets tes bons sentiments ailleurs. Regarde : y a les baleines, y a les phoques. Pas ces saloperies-là ! » […] Elle semble se défendre et s’excuser de ce qu’elle craint qu’on ne prenne pour de la faiblesse. […] Il est clair, au fil de l’échange et des réactions des uns et des autres, que la disposition à l’animosité, voire à la cruauté, semble bénéficier d’une plus grande légitimité que la disposition à la bienveillance : c’est bien ici l’insensibilité qui est la norme, et la compassion la déviance.8
« Ces saloperies-là » sont les jeunes gens « issus de l’immigration » qu’elle doit s’excuser d’avoir songé à traiter humainement là où on lui rappelle qu’ils sont, dans l’ordre des priorités compassionnelles, inférieurs aux phoques et aux baleines. La mutation du sentiment moral accompagne ainsi la paramilitarisation de l’institution policière, dont elle devient la nouvelle norme.
Lutter contre ces formes d’impunité raciste, et l’omerta qui les accompagne, demeure le moyen privilégié de protéger la solidarité sociale. Celle-ci, gangrenée par les idéologies sécuritaires, subit en effet les conséquences actuelles de l’état d’urgence, favorable à toutes les violences institutionnelles.

Notes
Didier Fassin, La Force de l’ordre, Seuil, 2011, p. 328.
2 Ibid., p. 68.
3 Ibid., p. 71-72.
4 Ibid., p. 87.
5 Ibid., p. 321.
6 Ibid., p. 322.
7 Ibid., p. 265.
8 Ibid., p. 302-303.