Qu’est-ce que notre actualité ?


Proposition de thème pour Citéphilo 2018 -> 2019
Janvier 2018
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La question est posée par Michel Foucault l’année de sa mort, en 1984, lors du bicentenaire de la parution du texte de Kant Qu’est-ce que les Lumières ?

La question qui me semble apparaître pour la première fois dans ce texte de Kant, c’est la question du présent, la question de l’actualité : qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Qu’est-ce qui se passe maintenant ? Et qu’est-ce que c’est que ce « maintenant » à l’intérieur duquel nous sommes les uns et les autres ; et qui définit le moment où j’écris ?

Elle traverse donc toute la modernité philosophique, d’autant que Foucault lui-même la renvoie à une problématique cartésienne de la présence au monde. Deleuze et Guattari, écrivant en 1991 Qu’est-ce que la philosophie ? , tenteront de la penser à travers la notion de « plan d’immanence ». Mais c’était aussi, sous un autre angle, comme le montrait François Châtelet, la question qu’ouvrait Platon écrivant La République. Et Foucault se réfère, à propos de Kant, à la manière dont Baudelaire pensait la modernité, pour tenir à distance le concept de « post-modernité » tel qu’il s’élabore chez Jean-François Lyotard.
Poser la question, c’est tout aussi bien porter un regard critique sur les effets de mode, qu’y reconnaître les indices du contemporain. Et cette valeur indicielle nous met devant l’évidence de ne pouvoir penser le présent que par ses représentations. Les problématiques de l’art contemporain y sont donc pleinement attachées, dans ce qu’elles intègrent du rapport à de multiples traditions, autant que dans ce qu’elles innovent en déployant de nouvelles perspectives, saisissant les tensions entre originel et original. Mais interrogeant aussi, par l’esthétique, le réel des rapports de pouvoir. La question documentaire, de ce point de vue, est au cœur de ces enjeux, en photographie comme au cinéma.

De l’actualité médiatisée par les dispositifs d’information, des tris qu’elle opère, des sélections qu’elle produit et des manipulations qu’elle met en œuvre, le travail de Guy Debord dans La Société du spectacle atteste depuis longtemps, et permet d’inscrire l’omniprésence du spectaculaire aussi bien dans les logiques de marketting artistique de l’ « événementiel », que dans la peopolisation du politique, ou la réduction des jeux de pouvoir à des débats factices entre technocrates. Et l’omniprésence de l’ « actualité sportive », réduisant le sport au résultat de la compétition ou à la mesure chronométrée de la performance y participe, les inscrivant aussi dans l’actualité économico-politique de l’organisation des Jeux ou de l a construction des stades. Toute une écume de l’actualité, brassée dans le travail journalistique ou diffusée dans les réseaux informatiques, est ainsi à la fois masque et symptôme de ce qu’est « notre actualité ». Peut servir à l’occulter aussi bien que donner à la penser.

Mais notre actualité, comme ce qui s’actualise d’une puissance ou réalise un potentiel, s’interroge aussi dans une volonté de rapport au réel dont toute une part de la tradition philosophique ne cesse de témoigner, de la pensée empiriste à la pensée pragmatiste, du matérialisme atomiste au matérialisme historique, et de celui-ci aux traditions issues de l’École de Francfort. Celle-ci, comme la pensée de Foucault mais selon des modes différents, engage un rapport étroit entre philosophie et sciences humaines. Les origines philosophiques des penseurs de l’anthropologie ou de la sociologie (Durkheim, puis Lévi-Strauss ou Bourdieu, pour ne citer qu’eux) s’étaient séparés de l’exigence d’abstraction philosophique par leur volonté d’ancrage dans le terrain. C’est par cette question du terrain que tout un segment de la philosophie contemporaine tend à se revitaliser, revendiquant un autre mode de relation à celui-ci, subjectivé, entre autres, dans un renouvellement des pratiques de l’entretien. En témoigne l’œuvre d’Yves Schwartz, dans la filiation de la pensée de Lucien Sève, sur la question du travail. La position du philosophe ne peut plus être alors de surplomb, mais d’immersion dans un réel qui le submerge et dans des relations qui mobilisent ses affects, dans le temps même où la position de l’intellectuel apparaît elle-même socialement précarisée.
Foucault avait tenté de mettre sur pieds le concept de « reportages d’idées », qu’il avait lui-même réalisé en Iran, dans l’actualité de la révolution. C’est maintenant sur le terrain du travail, sur celui des migrations, du logement ou de la santé, sur le terrain de son propre vécu du collectif, que la philosophie peut interroger à nouveaux frais, et de façon de plus en plus diversifiée, notre actualité. Mais elle ne peut le faire qu’en réfléchissant de nouveaux modes de solidarité.

Foucault renouvelait, autour de la question des révolutions, la problématique sartrienne de l’engagement, et Bourdieu montrera comment les années soixante-dix ont été vectrices de sa reconfiguration, dans le travail sur les prisons en particulier. La même question du rapport au présent, et des tensions qu’il suscite par sa relation à l’histoire, anime des penseurs actuels aussi divers qu’Étienne Balibar, Jacques Rancière, Grégoire Chamayou, Olivier Razac, Enzo Traverso, Razmig Keucheyan ou Gayatri Spivak. Et de cette actualité de la pensée font partie les conflits qu’elle suscite, les discriminations qu’elle désigne ou dénonce (autour des questions post-coloniales par exemple), les dissensus qu’elle formalise ou qu’elle tente d’éclairer.

En épistémologie, l’histoire des sciences nous met elle-même devant la question de l’actualisation des savoirs scientifiques : leurs mutations, la reconfiguration de leurs usages technologiques et les questions sociétales qui s’ensuivent. Elle oblige à penser à nouveaux frais aussi bien la question des biotechnologies médicales liées à la procréation, à la réanimation ou à la maladie, que le rapport à l’environnement industriel.
Enfin l’économie politique, tout autant que le rapport aux réseaux sociaux, oblige à penser l’usage du virtuel dans la relation au réel et à son actualisation.
L’informatisation du monde pose ainsi la question de sa financiarisation, aussi bien que celle de la réduction des temporalités, dans les affects comme dans les rapports de travail. Mais elle engage aussi la question d’une potentialisation du contrôle policier. Et le concept d’urgence, passé d’un usage médical à un usage sociétal avant de se banaliser dans le droit, produit actuellement en France la perversion que constitue l’entrée de l’état d’urgence dans le droit commun.
De telles résonnances de notre actualité intéressent enfin la pensée psychanalytique, visant à mettre en lumière les processus de subjectivation par lesquels le nouage du réel à l’imaginaire et au symbolique s’actualise dans chaque expérience singulière, et détermine, par le rapport au langage, les conditions d’un inconscient individuel et collectif qui, à son tour, construit notre actualité.

Toutes ces pistes, et bien d’autres, sont susceptibles de s’ouvrir sur des perspectives renouvelées, à partir du matériau incommensurable qui ne cesse de s’offrir à un questionnement philosophique sur notre actualité, dont Foucault n’est que l’un des acteurs, et que sa pensée est loin d’avoir épuisé.