Pour Cesare Battisti


Jeudi 28 mars 2019 (adressé au site Lundi Matin)
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Après des années de fuite et des mois de chasse à l’homme, un intellectuel italien de gauche traqué, vendu par le pouvoir devenu fasciste du pays où il avait trouvé refuge, est ramené de force dans son pays d’origine, dont le gouvernement est devenu notoirement fascisant, pour y être livré à ses services policiers et à son administration judiciaire.
Après quelques minutes d’une humiliante exposition publique, il disparaît au secret, le 14 janvier 2019, entièrement aux mains de ses bourreaux, mis à l’isolement total dont chacun sait, et les défenseurs des droits de l'homme au premier chef, qu’il est une technique de torture, indépendamment des autres châtiments qu’on peut y subir.

Deux mois et douze jours plus tard, le 26 mars 2019, sans qu’il ait été revu depuis, et alors qu’il est intégralement aux mains de ses geôliers, on annonce publiquement ses « aveux » à la police, incluant non seulement la responsabilité totale et exclusive de crimes dont il ne revendiquait que la complicité politique, mais leur commande à un niveau de pouvoir dont il est peu vraisemblable qu’il ait pu être le sien. S’y ajoute l’aveu de mensonge délibéré à ceux qui l’avaient protégé et soutenu publiquement, les réduisant explicitement au ridicule, dans les termes d’une volonté méprisante de tromperie dont il est tout aussi peu vraisemblable qu’un fugitif objet de solidarité puisse l’éprouver et souhaite la leur témoigner.
Le frisson qui court dans le dos du lecteur est le même qui parcourt la colonne vertébrale à l’énoncé des aveux extorqués lors des procès staliniens à des accusés réduits à l’état de loques, ou des autocritiques trouvées dans les archives des camps de redressement et d’extermination cambodgiens.

L’article annonçant ces aveux, paru dans un organe de presse français qui dénonce pourtant depuis des mois la dérive exponentielle des violences policières et de leur accompagnement judiciaire en France, présente ces aveux, sans prendre le moins du monde en compte leur contexte d’ultraviolence et d’humiliation, policière autant que judiciaire, comme l’accès enfin trouvé à la « vérité ». Il les assortit d’une image tirée directement des fichiers de la police, et présentant, en surimpression d’une seule photo d’identité, les divers masquages possibles de l’accusé. Représentant ainsi le point de vue de ses bourreaux sur le potentiel de mensonge de leur victime, le journal, sous la forme de l’image, comme sur le ton du reportage, puis de l’ « analyse politique » teintée de contrition accusatoire de son rédacteur en chef, se livre lui-même, en tant que l’ayant soutenu publiquement par le passé, à la même autocritique qui a été infligée à l’accusé par la police, fascisante autant qu’avide de vengeance politique, de son propre pays. Le même journal, en novembre 2008, titrait « L’ultra-gauche déraille » pour un sabotage de train imputé intentionnellement par la police française à un groupe de militants basé à Tarnac, qui n’en sera innocenté, en avril 2018, qu’après dix ans de procédure.

Personne ne sait ce qu’est le poids de « vérité » d’un aveu extorqué sous la torture ? Personne ne décrypte le vocabulaire employé à l’égard de ses amis et soutiens, devenus tout à coup au mieux des benêts et au pire des complices de crime ? Sans même parler du regard critique qu’on peut porter sur les niveaux différenciés de répréhensibilité de l’assassinat politique, dans le contexte de l’Italie des années soixante-dix, où les tortionnaires et assassins de Pasolini, par exemple, ne semblent pas avoir subi le moindre embryon d’humiliation publique. Un contexte dont il sera, sans doute, bientôt interdit d’interroger l’opacité maffieuse, la violence de sa police et les dérives de son pouvoir politique.