TEXTILE ET TISSULAIRE


Sur le travail plastique d’Olivier Peyronnet, avril 2014

Des compactages, des dépliages, des invaginations, des empreintes, tout le travail d’Olivier Peyronnet se fait autour d’une réappropriation du tissu, de la toile, de la trame, de la matière textile dont il fait un matériau plastique. La couleur est celle des teintures, mais aussi des auréoles, des taches, des traces liées aux aléas des usages précédents de son matériau.
Le travail sur les tissus est donc à tous égards un travail métaphorique sur les usages du corps tissulaire, confronté à la fois aux mystères de la biologie cellulaire et à ses référents cosmiques. Mais aussi aux traces de ses amas et de ses pertes.
Une boule y circule : jouet comme l’Odradek de Kafka, élément d’embryologie se densifiant de ses apports successifs, ou planète en mutation dans l’espace ? Rocher de Sisyphe ou aliment d’insecte ? Paquetage de SDF, ou élément d’un devenir-forme en gestation ? Un ventre s’y forme aussi, dans sa courbure plus ou moins pleine.

Encollé, ficelé, tranché, bondé comme un corps d’Araki, ou lissé comme une peau, l’objet comme l’œuvre sont un « work in progress », saisi dans un processus continu de métamorphose. Pétri, coinçé, découpé, divisé, réassocié, reproduit, tamponné, reconfiguré, le tissu peut aussi bien donner lieu aux réminiscences végétales d’une champignonnière, d’un bois de bambou ou d’un amas de troncs coupés, qu’aux évocations de la coupe microscopique d’un plan d’organe.
Ainsi, cette constante de la toile sur châssis, instituée comme modalité centrale de la peinture avec les nouvelles technologies pigmentaires de la Renaissance, est réinterrogée à nouveaux frais par Olivier Peyronnet, qui n’ignore pas quels ont été, dans cette voie, ses prédécesseurs. Des déchirures au couteau de Lucio Fontana aux traces à répétition de Claude Viallat, des interrogations de Supports / Surfaces aux empreintes d’Yves Klein ; des drippings de Jackson Pollock aux pliages de Simon Hantaï, ne manquent pas ceux pour qui la couleur et la toile ont cessé d’être les médiateurs techniques d’une représentation, pour devenir des objets et des matériaux de réappropriation, les occasions d’un geste.
Mais pour Olivier Peyronnet, le geste n’est pas seulement une attitude qui deviendrait forme, il est un véritable saisissement physique de la matière, investie sur le mode d’une plasticité sculpturale. Lisser, tordre, comprimer, distendre, disséminer, imprégner, jeter, ramasser, nouer, déplier, soulever, sont ces gestes physiques supposant un rapport spécifique à la force, à l’énergie corporelle. Un rapport organique à l’organicité du matériau. Plutôt qu’un affrontement à sa résistance, une négociation avec ses contraintes.

Cette présence du matériau physique dans sa dimension organique est ainsi au cœur de la manière dont il dialogue avec l’histoire de l’art, et s’intègre dans le contemporain. En témoigne de façon particulièrement emblématique la citation qu’il fait de l’œuvre de Richter dans La Charte des rêves. Là où Richter exposait formellement, dans son usage conceptuel, le potentiel pictural d’un nuancier mis à disposition du peintre, Olivier Peyronnet, sous la forme apparemment équivalente du voisinage des échantillons de couleurs, expose, lui, la réalité d’un accomplissement : ce que les pièces de tissus issues de matelas, de draps, de nappes, de coussins, de vêtements, nous disent : par les traces qui y demeurent, les tons plus ou moins passés, les trames plus ou moins visibles de l’usure, les évidences de la fraîcheur ou du défraîchi. Charte des rêves, parce qu’il n’y a plus là le potentiel d’une œuvre, mais au contraire sa réalité : la rétention des morceaux d’existence qui y sont alignés, comme autant de pistes évocatrices d’une pluralité.
Olivier Peyronnet intègre dans son œuvre le passé même de ses matériaux, l’histoire dont ils portent une trace mystérieuse, qui inscrit son non-dit et son insu dans l’histoire de son œuvre.
Le mystère de cet insu est précisément ce qui pourrait lui donner, au sens où l’entendait Walter Benjamin, sa « valeur cultuelle ». Valeur dans laquelle l’« aura », ce qui confère au travail sa dimension unique et précieuse, serait précisément celle de ces auréoles ; non pas de sainteté, mais d’humidité, de taches anciennes ou d’épanchements liquidiens. Ce sont elles qui la sacralisent, comme traces non d’une révélation divine imperceptible, mais au contraire d’une présence humaine ineffaçable. Ce que montre aussi le travail photographique sur les sténopés.
C’est cette présence qui constitue aussi l’œuvre d’Olivier Peyronnet comme une sorte d’archéologie, dans tous les sens que l’on peut donner à ce terme : la syntaxe de notre présent configurée par tous ses passés antérieurs, mais aussi notre position commune d’archéologues de notre propre histoire. La spécificité la plus intense de ce travail est peut-être dans cette revendication d’un rapport à la pluralité des origines, à leur multiplicité, à leurs contradictions, à leurs non-dits. Et cette multiplicité des origines inscrit son potentiel dans la continuité d’un devenir : la boule continue à tourner, non comme dans un cycle indifférencié d’égalité à soi-même, mais au contraire en grossissant et devenant, au sens géologique, conglomérat des poussières de l’atelier, des résidus d’autres œuvres, des éléments qu’elle engrange en les traversant.

Comment se constitue la matière organique, l’agencement cellulaire des tissus du corps ? Le travail d’Olivier Peyronnet pourrait paraître comme une reconstruction esthétique de ce processus que la médecine, depuis le XVIIIème siècle, nomme « embryologie », et qui est apparu avec l’invention du microscope. Comme si son œuvre inscrivait en elle les modalités de ce questionnement immémorial, formulé à travers tous les récits mythologiques de l’origine comme à travers le questionnement initial de tout enfant, et devenu, depuis les recherches de Lamarck, le cœur de la science biologique. Mais ce questionnement, loin de le formuler, il en fait acte, avec une obstination sans faille, l’agençant aux différents moments de sa production artistique comme ce qui en fait le cœur : cette investigation sans fin de la matière textile comme une aventure de notre rapport immémorial au tissulaire.
Trop souvent, dans l’art contemporain en particulier, ce sont des femmes qui explorent, sous des modalités ironiques, conceptuelles ou tragiques, le rapport aux tissus, comme reconduisant l’assignation de leurs mères aux tâches de la couture, du lavage, du tricotage et de l’entretien ménager.
Olivier Peyronnet utilise l’énergie concentrée des arts martiaux pour réinvestir le terrain de l’usage textile dans un sens radicalement désinvesti de son rapport coutumier au genre. Le tissu n’y est pas l’objet de l’attention domestique, mais le matériau métaphorique de la constitution des corps. Il est aussi, dans le même temps, l’objet indiciel des traces et empreintes du frottement des corps et de l’épanchement des liquides : sang menstruel, sperme, urine, taches alimentaires, traces d’humidité, on ne sait pas très bien ce qui fait que la série des drapeaux est précisément « entachée » de ce qui constitue ses étoffes comme de seconde main … mais cet entachement récuse bien tout fantasme originel de la pureté, ethnique ou identitaire, dans l’image même de l’emblème national : une autre forme de l’archéologie d’un peuple.

Gilles Deleuze montrait, dans son étude sur Le Pli, cette fonction spécifique du pli dans l’art, à la période baroque, dans le temps même de l’accès, par l’invention du microscope, aux invaginations de la matière organique :

Plier-déplier ne signifie plus simplement tendre-détendre, contracter-dilater, mais envelopper-développer, involuer-évoluer. L’organisme se définit par sa capacité de plier ses propres parties à l’infini, et de les déplier, non pas à l’infini, mais jusqu’au degré de développement assigné à l’espèce.

C’est par ces puissances et ambivalences de l’invagination textile, leur rapport à la contraction, au déploiement et à l’empreinte, que le travail d’Olivier Peyronnet peut s’affirmer comme un réinvestissement radicalement contemporain de l’esthétique baroque, dans ses dimensions les plus profondes, les plus complexes et les moins explorées.
Invagination de ce que Michaux appelait « la vie dans les plis », invagination du rêve dans le réel, et des dimensions collectives de l’inconscient : ce travail, initié dans la matière textile du matelas comme support corrélatif de l’imaginaire et des dimensions les plus triviales du réel, prend forme aussi dans ce que son auteur appelle « un regard sur le sale », par l’envergure du nettoyage : celle de l’étendue des bras, mais aussi celle de l’ambition d’une œuvre, obstinément tracée, à travers l’empreinte désacralisée des « suaires », ou à travers l’optique métaphorique des « loupes », comme une archéologie de ce qui noue l’organique à l’esthétique.

© Christiane Vollaire