EN TENSION


Still-Nox. Monographie de Manuela Marques
ed. Marval, 2008

"L'image est une bombe à retardement". C'est ainsi que Manuela Marques désigne son travail photographique. La formule signifie à la fois un rapport à la violence et un rapport paradoxal au temps, en tension. Elle signifie quelque chose du clandestin, du subreptice, de l'inaperçu. Une hostilité sourde, tapie sous les apparences du familier. Quelque chose aussi de l'ordre de la répulsion, dans les motifs mêmes de la séduction.
Ce travail souterrain de l'image, sa lenteur à émerger, le temps d'accommodation qu'elle exige, sont l'exact équivalent de la temporalité lente de sa production, ou de ce que son auteur appelle "la macération". Le retardement du temps, sa suspension, se disent aussi dans le travail subtil d'une coloration sourde, qui requiert la précision la plus affutée. Mais une précision qui n'est pas celle du noir et blanc, et se distingue de son usage délimitant. Elle s'inscrit au contraire dans le quasi-imperceptible de ce qu'on pourrait appeler des "dystonies", des écarts très maîtrisés de tonalité (au sens musical du terme). Parfois on est sur la limite : sur les candélabres en contre-jour, sur les silhouettes à l'orée du tunnel, sur l'apparition du profil dans la pénombre, la couleur affleure à peine, comme par effraction, seulement pour glisser dans l'image ce supplément d'indéterminé que le noir et blanc ne permettrait pas.
Ni la prise de vue, ni la sélection des images, ni le tirage, ni l'exposition, ne sont prédéterminés selon l'ordre qui répondrait à un projet organisé. Et pourtant, rien n'est aléatoire dans la construction de cette œuvre. C'est cette forme acérée de l'indétermination, que le travail de Manuela Marques nous pousse à interroger.

1. Le non-sériel et l'incommensurable

Pour cela, il nous faudra d'abord examiner les relations qui se tissent entre les images, et qui font que ce qui n'est jamais une série constitue pourtant une cohérence. Ce refus de la série, de l'organisation structurelle d'un ensemble en tant que totalité intentionnelle, on le trouve aussi chez un photographe comme Jean-Luc Moulène. Il signifie chez lui ce qui est au cœur de l'intention post-moderne, et que le philosophe Jean-François Lyotard désigne comme "la fin des grands récits" :

"En simplifiant à l'extrême, on tient pour post-moderne l'incrédulité à l'égard des métarécits. (…) La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but. Elle se disperse en nuages d'éléments langagiers narratifs." (1)

Cette atomisation des "éléments langagiers narratifs" caractérise en effet le travail de Moulène, dans sa dimension essentiellement protéiforme : une œuvre disjointe, et qui a précisément la disjonction pour objet. La non-sérialité y revêt une volonté de produire en tant qu'œuvre les discontinuités du réel, son caractère inassignable à une cohérence narrative, ou, selon ce qui caractérise pour Lyotard l'intention post-moderne, "incommensurable".
Chez Manuela Marques, ce caractère "incommensurable" s'applique en effet bien à la mesure rationnelle, celle qui établit le sériel comme intention originelle, comme volonté d'organiser le discours. Mais il fait référence ailleurs, à quelque chose qui n'est justement pas de l'ordre du discours, qui n'est pas davantage présent dans l'image, et qui fonde pourtant, de façon indiscutable, le choix des images. Là où Moulène situe l'aléatoire au cœur de son dispositif, Marques y situe au contraire l'incontrôlable : une forme de cohérence sur laquelle nous n'avons pas le contrôle, et qui fait sens à notre insu dans l'image. Il n'y a pas série, parce que l'œuvre paraît avoir une vie propre, qui lui permet d'intégrer, à la manière d'un tout organique en devenir, ce qu'elle ne peut pas exclure. Parce que le travail sélectif de l'artiste est celui d'un regard à la fois voyant et aveugle.
Son œuvre, parce qu'elle est aussi une "leçon de ténèbres", procède comme une suite de progressives intensifications-désintensifications de la lumière et de la coloration : intensifiée dans cet objet jaune d'or indéfinissable, entre alimentaire et minéral ; désintensifiée dans un profil esquissé dans l'ombre ; intensifiée dans un pull rose fushia, désintensifiée dans l'ocre des roses fanées. Comme si un cycle de la lumière présidait à l'organisation de l'ensemble, une source extérieure à l'image, et qui en fonde la présence.

2. Le signe comme absence

Ce que nous dit le cadrage toujours décalé de l'objet, c'est qu'il ne nous est pas donné en tant qu'objet, mais en tant qu'élément d'une totalité qui nous échappe ; et qu'en tant que tel, il ne vaut pas autrement que comme signe énigmatique. A chaque fois, le signe suscite la tension d'une énigme qu'il ne dénoue pas. La fleur, apparemment en plastique, pendue à l'arbre, résonne comme l'oiseau pendu d'une autre photo publiée précédemment, et que semble décrire ce passage du Cosmos de Gombrowicz :

"Là, entre les branches, il y avait quelque chose qui dépassait, quelque chose d'autre, d'étrange, d'imprécis. (…) C'était un moineau. Un moineau à l'extrémité d'un fil de fer. Pendu. Avec sa petite tête inclinée et son petit bec ouvert. Il pendait à un mince fil de fer accroché à une branche." (2)

La fleur pendue ne met pas en évidence la manifestation d'une cruauté, mais elle en fait signe, et par là signifie ce qu'elle ne montre pas. C'est ainsi que paraît paradoxalement construite toute l'œuvre photographique de Manuela Marques : conçue pour signifier ce qu'elle ne montre pas. Ce qui fait qu'à chaque fois, l'image ne capte le regard que pour le détourner d'elle. Elle se désigne elle-même comme apparence occultante, comme écran qui à la fois projette et s'interpose, à la manière métaphorique de ce rideau de théâtre fermé.
Si Mallarmé désignait la fleur comme "l'absente de tout bouquet", cette thématique mallarméenne de l'absence ne nous renvoie chez Manuela Marques à aucune nostalgie (cette "saudade" portugaise qui constitue l'un des fonds de commerce exotiques de son pays d'origine) ; mais bien plus à la double culture, celle qui absente de toute appartenance ; ou, plus encore, à cette permanence en soi de l'indéterminé qui nous marque du signe de l'adolescence, non comme moment d'une vie, mais comme point nodal de notre existence. A cette marque de l'indéterminé et de l'absence à soi, renvoie aussi le travail de Rinecke Dijkstra sur les adolescents. Mais là où Dijkstra met en place une typologie à la Sander, Marques situe l'adolescence non comme moment, mais comme métaphore de l'existence même, comme son stigmate, dont elle traque la trace non seulement dans les portraits d'adultes, mais dans l'intégralité de sa "Weltangschaung", de sa représentation du monde, y intégrant les nature mortes aussi bien que les vues d'extérieur.
Still Nox, référé au nom d'un somnifère, renvoie peut-être à cela : le pouvoir d'absence comme condition fondamentale d'une présence au monde, ou le statut indifférencié de la nature morte ("still life" en anglais) et du portrait, pour dire cette qualité d'absence, pour désigner ce vide aspirant dans l'image, établissant le lien, entre ces sujets disparates, d'une unité qui ne fait pas série. Ce mouvement aspirant, c'est celui qui identifie le sujet de la photographie et l'acte photographique lui-même, en tant qu'il donne à intuitionner ce que les yeux ne permettent pas de voir. Dans cette relation optique contradictoire à l'objet, l'image met en scène le processus d'accommodation visuelle, celui qui situe le regard en tension entre net et trouble. Cette ambivalence définition / indéfinition marque aussi le rapport sensuel aux objets d'une photographie comme celle de Magdi Sénadji : à l'opposé de toute "tendance floue", un questionnement très radical sur la netteté.
Le possible photographique, parce qu'il outrepasse le possible visuel, ne le dépasse pas ; mais il passe outre. Il ne lui est pas supérieur, mais il emprunte des voies différentes, celles de la médiation technique, qui lui permettent d'offrir au regard ce que la nature n'offre pas à la vue. Le photographe est acteur de ce désir d'outrepasser, et par là même vecteur d'un nouvel espace de signes. C'est aussi pourquoi, ici, la photographie nous montre autre chose que ce qu'on regarde, pourquoi l'image nous désigne ce qu'on ne voit pas, à la manière des images hantées de Duane Michals, ou, sur un autre registre, des arrêts sur image de Robert Franck.

3. Le baroque et le vertical

C'est pourquoi cette œuvre, qui utilise les éléments du baroque (ceux de la nature morte et ceux du clair-obscur, ceux des effets de plissage, de transparence et de réflection), nous renvoie pourtant bien plus intensément au travail minimaliste de Sujimoto dans ses écrans de cinéma : même aveuglement de l'évidence, même ambivalence d'une image-écran. Ce que dit le rideau transparent qui occupe tout l'espace de l'image, aussi bien que celui qui se reflète dans l'espace entier d'un miroir, derrière une tête de cheval.
Mais dans cet univers photographique de l'énigme et de l'ambivalence, une scansion est à l'œuvre, qui vient rythmer les images en leur donnant ce tombé à la fois implacable et toujours contredit : c'est celle de la verticale. Aux images brouillées (celles des branches d'arbres ou celles des chevelures) succèdent les images scandées (celles des rideaux, des portes, des barreaux de chaises, des montants de fenêtres dont l'ouverture redouble la verticalité), dans une découpe optique à la Paul Strand ou à la Charles Scheeler. Ce rythme de la verticale vient alterner les lignes de la séparation, affronter l'effet de structure aux effets de déconstruction, et produire par là une dynamique spatiale au sein même de la suspension temporelle. C'est par là que ce travail, s'interdisant toute systématicité formelle, produit incessamment le trouble. Par là aussi qu'il nous renvoie, dans certaines images (celle de l'homme au réveil en particulier) à l'oeuvre picturale d'Edward Hopper : cassure oblique de l'ombre et de la lumière, position de repli du sujet. Mise en abîme d'une intériorité mentale comme absence, au sein d'une intériorité spatiale comme présence.
Le travail de Manuela Marques pose une question à laquelle il ne répond pas, mais qui est la question même de la photographie : que voit-on quand on regarde ? Et ses photos ne nous montrent rien d'autre que l'évidence de ce qu'on ne voit pas, c'est-à-dire le vide qui est au cœur de l'image, l'absence dont elle porte la trace. Non seulement par les chaises inoccupées, les fenêtres battantes ou les lits ouverts, mais par la qualité de présence de ses personnages mêmes, ou plutôt leur inaptitude à la présence : tendus sur autre chose, absents à l'instant, détournés de la relation. Dans un ouvrage précédent, certains paraissaient comme en lévitation, à la manière du saut d'Yves Klein. Ceux-ci ne le sont pas ; mais ils sont, au sens propre, absorbés dans l'image, décentrés du regard d'un spectateur, ou, comme cet homme assis dans un fauteuil à l'avant-plan d'un mur de briques, en rétention face au regard. Ainsi apparaît aussi ce singe bleu, équivoque autant dans sa couleur que dans son anthropomorphisme, auquel fait pendant la vision brouillée d'une cage encordée. Ainsi surgit aussi, dans un même bleuté, le vertige cosmique du lustre, suspendu sur orbite dans un mouvement de planète ; puisque, selon la formule de Mircea Eliade :

"L'expérience humaine dans sa totalité est susceptible d'être homologuée à la vie cosmique." (3)

4. Le cosmique

Il semble ainsi que, dans ce qui fait l'unité de son œuvre, Manuela Marques ait en quelque sorte intégré cette homologation, et par là même le rapport cosmique établi par Mircea Eliade entre sacré et profane :

"L'espace inconnu qui s'étend au-delà de son monde, espace non cosmisé parce que non consacré, simple étendue amorphe où aucune orientation n'a encore été projetée, aucune structure ne s'est encore dégagée, cet espace profane représente pour l'homme le non être absolu. Si, par mésaventure, il s'y égare, il se sent vidé de sa substance ontique, comme s'il se dissolvait dans le chaos." (4)

Les sujets de Manuela Marques paraissent toujours au bord de cette dissolution, menacés de non-être et comme en suspens au bord de cette "étendue amorphe", de cet espace non cosmisé dont la photographie, par son émergence, les préserve. Etrangers à eux-mêmes, ils sont dans ce processus d'aliénation qui les renvoie du côté des sujets photographiques de Charcot, ou des sujets indéterminés de Diane Arbus. Comme cette femme enceinte dont l'inquiétante gravidité, liée à la plombante tombée des cheveux, évoque simultanément le Polanski de Rosemary's baby et la pesanteur de l'attraction terrestre. Chez Manuela Marques, cette indétermination contamine les objets, au même titre que les végétaux ou les vues d'extérieur, comme s'ils pouvaient seulement hanter un monde qu'ils ne peuvent pas habiter.
Mais en même temps, tout à coup, se fait jour ce rapport tellurique au monde, cette énergie de taupe accroupie sur la matière-terre, que nous donne à voir une image de germination. Y répond l'étrange vision d'une vanité détournée de son objet : ce scalp posé sur une nappe. Y répondent aussi ces fruits pourrissant isolément, ou ces pommes de terre moisissant en masse dans un précieux effet de clair-obscur. Et si l'on veut tirer le fil qui tient ensemble ces parcelles du monde, c'est encore vers la cruauté des interprétations anthropologiques d'Eliade qu'il faut se tourner, en ce qu'elles enchevêtrent l'animal et le végétal dans les représentations que l'homme se donne de lui-même, dans cette "part maudite" qui fera le fond de l'œuvre de Bataille :

"Sacrifice des truies, chasse aux têtes, cannibalisme, sont symboliquement solidaires de la récolte des tubercules. (…) La plante alimentaire n'est pas donnée dans la nature : elle est le produit d'un assassinat, car c'est ainsi qu'elle a été créée à l'aube des temps. La chasse aux têtes, les sacrifices humains, le cannibalisme, tout ceci a été accepté par l'homme afin d'assumer la vie des plantes." (5)

5. L'inconscient esthétique

Quelque chose du travail de Manuela Marques nous renvoie à cette violence sourde, prémoderne, que son œuvre assume de façon très spécifiquement contemporaine, en outrepassant les lignes de la post- modernité. C'est pourquoi ses espaces aliénés, hantés, sont aussi des espaces redoutablement maîtrisés par le jeu esthétique. C'est par lui que, selon la formule de Jacques Rancière :

"L'espace entre la science positive et la croyance populaire ou le fonds légendaire n'est pas vide. Il est le domaine de cet inconscient esthétique qui a redéfini les choses de l'art." (6)

L'inconscient esthétique est sans doute ce qui produit, dans cette œuvre, le mouvement de bascule par lequel la photographie s'affirme en effet, dans tous les sens du terme, comme médium : ce qui permet les passages, met en évidence les relations, et suscite ce troublant sentiment d'aliénation.
Plus récemment, c'est par le travail de la video qu'elle a non pas agrandi, mais redéployé ce territoire de l'aliénation. Le ralenti y redouble l'effet de suspension du temps, de "bombe à retardement", sur des personnages dont le mouvement est rendu aérien dans le même temps où le regard est décentré, happé dans le vide. Sujets qui ne s'appartiennent plus, possédés, à la fois puissants et démunis, émergeant du versant brésilien de son travail. Sur une autre video, se déroule le mouvement indéfini d'une mer glauque dont on ne voit aucun horizon : dans les photos comme dans les videos, ce qui n'existe pas, c'est le paysage, construction perspective produite par un regard qui maîtrise son objet. En cela, les images d'extérieur de Manuela Marques, par ce qu'elle appelle elle-même leur "horizon négatif", sont aux antipodes, aussi bien d'un perspectivisme classique, que d'un romantisme du paysage. Au contraire, le regard produit cet effet applatissant à la Manet, qui superpose les plans sans les hiérarchiser, et nous affronte directement, sans médiation, à un extérieur traité comme objet immédiat, non comme complexe d'intégration. Ailleurs, une main en hyperextension au-dessus d'un plancher nous offre l'analogie d'une patte animale, suspendue au-dessus du sol.
Enfin, la video Situation 5, dans sa dimension interactive, potentialise tout ce qui fait la force de ce travail. Chaque mouvement d'approche du spectateur réactive le tohu-bohu bruissant des plumes d'une masse compacte de pigeons qui occupe tout l'espace de l'image. Animalité profuse, tentative avortée d'un arrachement à la terre, le compactage de l'image et du son nous fait entendre, sous ces convulsions d'ailes sans envol, les rythmes d'une respiration, d'un frottement de peau, noués aux battements organiquement motorisés d'un train.

Ainsi Manuela Marques travaille-t-elle, par une expérimentation incessante, cette tension entre brouillage et netteté dont son travail photographique est la mise en acte. Héritière autant du Freud de l'Inquiétante Etrangeté, que du Lynch de Blue Velvet ou de Mulholland Drive, elle fait émerger, parcelle par parcelle, un cosmos menacé de chaos, que le simple surgissement d'une chevelure peut faire basculer. Un monde dans lequel la suspension d'une femme accroupie au bord d'un trottoir ouvre l'étendue d'asphalte à autant d'indéfini qu'une étendue marine : Baudelaire renvoyait de même les figures de l'exil moderne au personnage intemporel d'Andromaque.
Jouant de l'ambivalence des formes autant que de celle des attitudes, refusant les emphases immédiates d'un trash tendance, au même titre que les tricotages intimistes de l'autobiographie, elle confère à son œuvre une envergure très spécifique dans sa contemporanéité, qui rend sensuellement perceptible cette formule d'Agamben :

"L'expulsion de l'image hors des limites de l'expérience ne laisse pas de jeter une ombre sur cette dernière. Cette ombre est le désir : autrement dit, l'idée que l'expérience est inépuisable, et échappe à toute appropriation." (7)

C'est par cet échappement que le fil acéré de sa photographie, son tranchant, ne peut paradoxalement tenir à rien d'autre qu' un désir très résolu de l'indéterminé.

Notes :
1. Jean-François Lyotard, La Condition post-moderne, ed. de Minuit, 1979, p.8
2. Witold Gombrowicz, Cosmos, Folio Gallimard, 1991, p.14-15
3. Mircea Eliade, Le Sacré et le profane, Idées Gallimard, 1979, p.125
4. p.58
5. Ibid., p.89
6. Jacques Rancière, L'inconscient esthétique, Galilée, 2001, p.44
7. Giorgio Agamben, Enfance et histoire, Petite Bibliothèque Payot, 2002, p.47

© Christiane Vollaire